“La silicolonisation du monde nous mènera du rêve au cauchemar”

Posté le 16/05/2019 dans La petite chronique.

Félicité qui n’a ni télévision, ni téléphone portable, ni  smartphone, ni GPS, ni envie démesurée de quoi que ce soit, qui vit depuis toujours dans son monde d’économie mesurée et est adepte de la vigilance vis à vis de la nature et de l’environnement depuis toujours, bref  vit à contre temps et ce d’autant plus qu’elle écrit depuis toujours avec son stylo à plume et avec de l’encre bleue des mers du sud, mais continue de lire passionnément, d’observer ses contemporains,  toutes choses qui lui font poser questions sur le présent et le futur. Et justement, le futur qui se profile l’inquiète avec la domination “liberticide” du numérique et de l’Intelligence artificielle  de plus en plus prégnante sur l’humanité. Elle en était à penser que “Le néo-esclavagisme de l’humanité était en marche” quand, par hasard, elle est tombée sur le texte qui suit, extrait du livre d’Eric Sadin intitulé : “La silicolonisation” qui exprime beaucoup mieux qu’elle ne pourrait le dire ce qu’elle croit et craint et où il est d’ailleurs fait allusion au célèbre compteur Linky. Lisez et jugez-en Chers lecteurs et lectrices. (PS. l’image, qui invite à la sérénité et illustre ces propos, est celle de la Garonne , à marée basse au Tourne)

« La silicolonisation du monde nous mènera du rêve au cauchemar »

« Aujourd’hui, nous entrons dans une nouvelle étape de la numérisation progressive du monde. Celle de la dissémination tous azimuts des capteurs. A terme, toutes les surfaces sont appelées à être connectées : corps, domicile, véhicules, environnements urbains et professionnels. Cette architecture technologique entraînant un témoignage intégral de nos comportements permettant à l’économie du numérique de s’adosser à tous les instants de l’existence, de n’être exclus d’aucun domaine, et d’instaurer, ce que je nomme, une industrie de la vie cherchant à tirer profit du moindre de nos gestes.

Les responsables politiques se situent aux avant-postes de cette « silicolonisation du monde », éprouvant la terreur de « rater le train de l’histoire », convaincus que le soutien, sous toutes les formes, à l’industrie du numérique, va résoudre les difficultés économiques autant que nombre des problèmes de la société. Tel celui de l’école publique, par exemple, qui voit actuellement une massive introduction du numérique, envisagé comme la panacée au marasme de l’éducation nationale. C’est aussi cela  la silicolonisation du monde, le fait que le régime privé s’infiltre partout, supposé apporter un surcroît de compétence et structurant des secteurs aussi décisifs sans l’assentiment des citoyens.

La société, dans sa grande majorité, témoigne d’une regrettable passivité. Quant à la classe politique, elle est comme pétrifiée par une fascination sans borne. Regardez la façon, lors de cette édition du CES de Las Vegas (Consumer Electronics Show, 2017), avec laquelle les responsables politiques français, de tous bords, de François Fillon à Michel Sapin, et tant d’autres, vont allégrement s’agenouiller devant les gourous de la Silicon Valley, vantant en boucle l’horizon radieux promis par l’économie de la donnée. Sans saisir qu’elle constitue à terme une marchandisation automatisée de la vie autant  qu’une organisation intégrale de la société. A leurs yeux, la silicolonisation relève d’une sorte de miracle historique. Elle offre un appel d’air salvateur inespéré qui va les sauver de leur incapacité à n’avoir su lutter efficacement contre les crises économiques à l’œuvre depuis des décennies.

Ce n’est pas la race humaine qui est en danger, mais bien la figure humaine, en tant que dotée de la faculté de jugement et de celle d’agir librement et en conscience. Car c’est notre pouvoir de décision qui va peu à peut être dessaisi, appelé à être substitué par des systèmes supposés omniscients et plus aptes à décider du « parfait » cours des choses dans le meilleur des mondes et qui de surcroît ne visent in-fine qu’à satisfaire de seuls intérêts privés.

Les tragédies d’Eschyle et de Sophocle font état des drames qui se jouent lorsque certaines lignes, en dépit du bon sens, sont franchies. Il se produit inévitablement, la catastrophe voyant des êtres, en proie à leur passion dévorante, faire  preuve d’hubris et devant, tôt ou tard, subir la juste punition que les dieux leur infligent. Généralement, les limites sont franchies sous l’effet de trois poussées. La soif débordante de pouvoir qui conduit à se fourvoyer dans des actions méprisant les normes en vigueur en vue d’arriver à ses fins. L’avidité qui pousse à ne plus se soucier des règles, à abuser des autres et à dissimuler des faits répréhensibles, et plus rarement, le refus d’accepter sa finitude, manifestant une sorte de « révolte métaphysique » à vouloir outrepasser la condition humaine, à l’instar du personnage de Faust. Trois pulsions qui agissent, la plupart du temps, indépendamment  les unes des autres,  qui parfois voient les deux premières se  superposer et lors de cas exceptionnels les trois marcher de concert.

« Un homme ça s’empêche » disait Camus ; nous pourrions rajouter, ce n’est pas seulement chaque être qui doit s’empêcher, c’est la société tout entière, ce sont les civilisations qui doivent s’empêcher, au risque de sombrer dans le chaos. Il n’est pas concevable que des êtres dévorés par leur pulsion de toute puissance entendent façonner nos vies sans que leur soient opposées des forces contraires. C’est pourquoi, nous devons à toutes les échelles de la société : citoyens, syndicats, associations, défendre le bien commun et notre droit à décider librement du cours de nos destins.

Jamais autant qu’aujourd’hui le refus de l’acte d’achat n’aura revêtu une telle portée politique, civilisationnelle même. Contre l’ambition démesurée du technolibéralisme à vouloir piloter le cours de nos vies, nous nous devons de sauvegarder la part inviolable de nous- mêmes, autant que notre autonomie de jugement et d’action. Car, ce qui se joue, c’est un modèle de civilisation contre un autre et il faut choisir. L’un issu de l’humanisme, s’efforçant sans fin de sauvegarder l’autonomie de notre jugement et le droit d’agir librement. L’autre, cherchant à monétiser tous les instants de la vie et a sans cesse encadrer via des systèmes, l’action humaine. En outre, nous sommes tous citoyens mais également consommateurs, et nous pouvons, notamment, par des décisions simples mais d’une redoutable efficacité, mettre en échec ce modèle. Raison pour laquelle j’en appelle au refus de l’achat d’objets connectés et de protocoles dits « intelligents » chargés de nous assister en continu, autant que des compteurs Linky, par exemple, mémorisant nos gestes au sein de nos habitats.

Nous devons espérer qu’une multitude d’initiatives et d’actions concrètes se mettent en marche, fermement décidées à contrecarrer cet anarcho-libéralisme numérique indigne et à faire valoir des modes d’existence pleinement respectueux de l’intégrité et de la pluralité de la vie humaine. Car si nous ne reprenons pas la main,, alors c’est le technolibéralisme qui va de part en part dessiner la forme de nos vies individuelles et collectives et cela est inacceptable !… »

Eric Sadin– Extrait de son livre « La silicolonisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique » Editions L’Echapée.

Parmi ses écrits « L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle » en référence au livre de Jacques Ellul intitulé « La technique ou l’enjeu du siècle »

Paru en 2018, édition L’Echapée «L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle- L’anatomie  d’un antihumanisme radical ».

Eric Sadin est philosophe, essayiste, conférencier. Il intervient régulièrement à Sciences Po Paris, ainsi que dans de nombreuses universités en Europe, aux USA et au japon. Il est considéré comme l’un des penseurs majeurs du monde numérique, ses livres étant traduits en plusieurs langues.

 

 

 


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