Le Jour des morts aux armées du front.
2 novembre 1915.
Les tombes de nos soldats, voici deux ou trois jours que leur grande fête a commencé, tout le long du front de bataille. N’importe où elles soient, groupées autour des églises, dans les cimetières communs des villages, ou bien alignées militairement dans les petits cimetières spéciaux qu’on leur a consacrés, ou bien même isolées au bord ‘un chemin, au coin d’un bois, solitaires et perdues au milieu des champs, partout, partout, du plus loin qu’on les aperçoit, sous le ciel sombre de ces jours et sur les fonds en grisaille de la campagne, elles attirent les regards par l’éclat frais de leurs parures. Chacune a pour le moins quatre beaux drapeaux tricolores, aux hampes bien plantées en terre, deux drapeaux à la tête, deux drapeaux aux pieds, et tant de couronnes enrubannées, tant de fleurs ! Ce sont les officiers et les camarades de nos morts qui se sont cotisés pour leur donner tout cela et qui, à grand peine parfois, l’ont fait venir des villes proches, et puis l’ont si pieusement disposé, même pour les plus inconnus et pour les quelques pauvres anonymes.
Ici, dans ce village que le hasard m’a fait habiter en passant, le cimetière s’étage, forme amphithéâtre au flanc d’une colline, et le coin des soldats est en haut, visible de tous les environs. Ils sont là une quinzaine, ayant chacun ses quatre drapeaux, ce qui fait soixante drapeaux. Et l’âpre vent d’automne agite sans cesse, presque gaiement toutes ces frêles étoffes, les fait jouer, les entremêle, en augmente l’éclat ; du reste il n’y a pas trois autres couleurs qui, par leur assemblage, s’avivent aussi joyeusement que nos trois chères couleurs françaises. Et ces tombes ont aussi tant et tant de fleurs, des dahlias, des chrysanthèmes, des roses, qu’on les dirait recouvertes d’un seul et même tapis somptueusement chamarré. En ces jours, le cimetière entier est pourtant très fleuri, mais il a l’air terne et incolore, auprès du coin de nos soldats. Ce coin privilégié, c’est lui que l’on voit d’abord de loin, de toutes les routes qui mènent au village,- et on se demanderait : quelle fête y a-t-il donc par là, pour qu’il y flotte tant de drapeaux !
L’avant-veille, je me souviens d’être venu voir les préparatifs de la naïve décoration. Des Chasseurs, les mains pleines de bouquets, y travaillent avec hâte et recueillement, en parlant bas. On entendait au loin l’orchestre très assourdi de l’incessante bataille, que dominait la voix magnifique de notre « artillerie lourde » ; on eut dit, le long de l’horizon extrême, le grondement d’un orage. Tout était sinistre dans ce cimetière, sous un ciel opaque, d’où tombait une demi-obscurité déjà hivernale. Mais le zèle de ces Chasseurs, qui paraient si bien les tombes, devait apporter quand même un peu de gaieté douce aux âmes des jeunes morts.
Et quelles jolies messes émouvantes on leur a chantées partout sur le front, le jour de leur fête ! Dans toutes les petites églises- celles du moins que les barbares n’ont pas détruites- On avait apporté ce jour là, pour les embellir, tout ce que les villages pouvaient donner de drapeaux, de bannières, de cierges et de couronnes. Et elles étaient trop étroites, ces églises, pour la foule qui y était venue : officiers, soldats, population civile, femmes en deuil pour la plupart, des pleurs discrets rougissant les yeux sous les voiles. Des soldats spontanément, pour faire aux âmes de leurs camarades, un plus exceptionnel concert, s’étaient appliqués à apprendre les hymnes de la fin terrestre, le De profundis et leur voix, bien qu’inhabilement conduites, vibraient d’une manière impressionnante dans les unissons du plain-chant, que l’orgue accompagnait.- Que pourrait-on trouver d’ailleurs qui prépare mieux, au suprême sacrifice et à la belle mort, mieux que ces prières, cette musique et même ces fleurs ?.
Ils ont chanté ce matin là, avec un élan grave, ces choristes improvisés. Ensuite après la messe, malgré la pluie glacée et la boue des chemins ; de chaque église, la foule est sortie en cortège pour se rendre dans les cimetières, à la suite du clergé portant la croix des solennités. Et de nouveau, comme le jour des funérailles, toutes les petites tombes militaires ont été bénies.
Si je raconte cela c’est pour les mères, les épouses, les familles qui habitent loin d’ici, dans les autres provinces de France, et dont le cœur se serre davantage sans doute à la pensée que la sépulture d’un bien-aimé pourrait être à l’abandon et bientôt même ne se reconnaîtrait plus. Oh ! Qu’elles se rassurent ! Malgré l’humilité de ces petites croix de bois, presque toutes pareilles, nulle part autant que sur le front les tombes ne sont gardées et honorées, nulle part elles ne recevraient d’hommages plus touchants, ni plus de bouquets, plus de prières, plus de larmes…
Pierre Loti. 1850-1923.