7- La rue du Cul de Plomb

Posté le 13/01/2013 dans Le feuilleton.

Chapitre 7.Elles sont toutes les trois sur le  bord du quai, au milieu d’une foule qui attend un train qui n’en finit pas d’arriver. Zélie, fatiguée, est assise sur la valise ; elle ne sait plus où elle est, où elle était ; combien de jours se sont passés depuis qu’elle est tombée dans « ce trou noir », dans quel hôpital a-t-elle été soignée ? Personne ne le lui a raconté, elle n’a rien demandé et aujourd’hui avec Augustine et Gilberte elle attend. Elles ont à jamais perdu le convoi du village qui a continué sa route. Quelle route ? Pour aller où ? Pour l’heure, elles sont toutes les trois perdues au milieu de tous ces gens inconnus et déracinés comme elles.

Zélie se tait. Sa mère et sa grand-mère lui ont bien recommandé de ne pas parler, ni de pleurer, de se tenir tranquille, d’ailleurs, elles lui ont expliqué que maintenant elle était grande ! Oui, elle est grande et n’a pas six ans, mais elle a bien compris qu’il ne fallait pas se faire remarquer, suivre sans un mot le troupeau, sur le quai, tout aussi silencieux ; se conformer aux directives des gens qui ont un brassard blanc avec une croix rouge qui gèrent le flux incessant des réfugiés ; écouter les cheminots qui, eux, gèrent un trafic de trains complètement désorganisé.

La petite fille a enregistré les consignes : « Si tu nous perds, surtout ne pleure pas. Tu iras tout de suite voir une dame ou un monsieur de la Croix rouge et tu leur montreras ton papier… » Son papier, c’est une feuille avec son nom, son prénom, la date et le lieu de naissance : rue du Cul de plomb…plié dans une pochette de tissu qu’elle porte autour du cou. Ce papier d’identité qui lui a été remis à la sortie de l’hôpital. Mais Zélie n’a pas l’intention de « devenir perdue » comme le grand frère et le père dont nul ne sait ce qu’ils sont devenus.

Combien de temps ont-elles attendu ? Combien d’heures avant, qu’enfin, le train arrive dans un bruit épouvantable, traîné par sa monstrueuse machine qui souffle de la vapeur de toutes parts, ralentit et s’arrête dans un crissement strident d’essieux.

C’est la cohue, les wagons sont pris d’assaut. Les deux femmes et la petite fille bousculées, comme happées par cette foule, se tiennent fermement par la main : surtout ne pas être séparées. Elles sont rejetées à la marge. Augustine tente de leur frayer un chemin jusqu’à la portière d’un wagon qui paraît inaccessible. Il a fallu l’intervention des cheminots pour mettre bon ordre à cet embarquement délirant ; donner priorité aux vieillards, aux femmes avec jeunes enfants qui se sont entassés dans des voitures déjà bondées. Les gens sont partout, serrés sur les sièges, les enfants ont été hissés dans les filets à bagages. Partout du monde, des valises, des ballots, dans les couloirs et jusque dans les toilettes. Le train s’est ébranlé, lorsque le quai a été vide, direction : la région parisienne.

Augustine, Gilberte et Zélie se sont entassées dans un angle du couloir, contre la portière, assises sur des bagages, tenant précieusement la valise sur les genoux. Maintenant on n’entend plus que le rythme régulier  des battements des essieux, pulsations de vie de la machine qui emmène toutes ces existences vers un ailleurs incertain.

Parti en fin d’après midi, le train roule maintenant à travers la campagne dans la nuit, toutes lumières éteintes pour ne pas être repéré par l’ennemi qui veille. Dans le noir la foule présente, silencieuse, est toutefois perceptible : une toux, un raclement de gorge, un pleur de petit enfant, un gémissement qui finit en soupir, rien de plus, si ce n’est l’incessant bruit du roulement du convoi. Le temps n’a plus d’épaisseur, jusqu’au moment où répondant à quelque signal mystérieux, dans un grand fracas, le convoi s’arrête brutalement en rase campagne. Sous l‘effet du choc, gens et bagages sont tombés les uns sur les autres. Le désordre est indescriptible, le bruit aussi. Les cris, les plaintes, chacun appelant l’autre, essayant de se remettre debout, de récupérer son bien dans le noir profond éclairé fugitivement par la flamme d’un briquet. Et puis, les portières ont été ouvertes par les hommes du chemin de fer disant d’une voix forte : « Tout le monde descend. Le train ne peut aller plus loin, la voie ferrée a été bombardée » et tout le monde est descendu sur le ballast !

Après un temps de désorganisation, de bruit, d’interpellations, de questionnements, la foule s’est canalisée en une longue file qui s’est mise en marche, remontant la voie ferrée pour atteindre la gare la plus proche, à quelques kilomètres, selon les dires des cheminots qui l’encadrent, l’éclairent d’une lumière jaune et tremblotante, celles de leur lampes –  tempête qu’ils tiennent à bout de bras et qui oscillent au rythme de leurs pas.Dans la quasi obscurité, la marche est difficile. Les grandes personnes en allongeant le pas peuvent poser les pieds solidement de traverse en traverse, ce qui est impossible pour les enfants. Ceux-ci avancent cahin-caha sur la caillasse qui empierre l’entre deux des traverses. Zélie traîne de plus en plus les pieds, obligeant Augustine et Gilberte a ralentir le pas et de plus en plus à se laisser distancer, jusqu’au moment où toutes les trois sont seules, au milieu de la nuit. Épuisée, la fillette s’est assise par terre et refuse de se relever incapable de mettre un pied devant l’autre. Les deux femmes l’ont portée jusqu’au talus du bas côté, se sont assises, Zélie la tête sur les genoux d’Augustine, les jambes allongées sur ceux de sa mère, s’est endormie aussitôt.

Quelques heures plus tard, c’est un cheminot de surveillance des voies, qui les a trouvées toutes les trois dormant profondément. Le brave homme leur a dit de l’attendre, qu’il allait chercher du renfort auprès des gars qui réparaient les voies. Ils sont venus à trois avec une draisienne dans laquelle ils ont embarquées Augustine, Gilberte et Zélie jusqu’à une cabane de chantier. Il y a là du café chaud ; ils ont partagé leurs casse-croûte, ont installé la petite fille pour qu’elle puisse dormir ; ont recommandé à Augustine et Gilberte de ne pas bouger, d’attendre leur retour et sont repartis sur leur chantier. Les heures ont passé. La campagne est toujours belle, tranquille, comme une parenthèse  dans cette turbulence insensée. En milieu d’après midi, ils sont revenus, toujours avec leur wagonnet, ont conduit les trois réfugiées jusqu’à cette gare la plus proche qu’elles auraient dû rejoindre à pied !

La petite gare de campagne ressemble a un centre d’accueil, la salle d’attente a été transformée en réfectoire ; les habitants du village se sont mobilisés, ont apporté de la nourriture, servent une soupe ; sur le quai, il y a la queue devant la pompe à eau, pour se laver, remplir les bouteilles et gourdes en prévision du prochain départ. Les femmes s’activent, comme toujours, pour s’occuper le moins mal possible de leurs enfants lesquels profitent de cette pause pour s’amuser, courir, comme tous les gamins dans une cour de récré. Mais Zélie ne participe pas, elle continue à avoir mal au ventre, elle mange très peu, se sent si fatiguée.

A la nuit tombée le nouveau train est arrivé. Cette fois, pas de précipitation comme si cette journée passée à attendre avait anesthésié les réfugiés. Il est vrai aussi que le maire du village est là accompagné de deux gendarmes. Ceux-ci ont procédé au relevé des identités  qui seront transmises à la Croix rouge laquelle diffuse ensuite les fiches de noms pour permettre aux familles en quête de leurs proches de les retrouver. Tous ces réfugiés en provenance de la frontière de l’Est, tous ceux là sont donc promis à rejoindre la région parisienne. Pourquoi elle, plutôt qu’une autre ? Nul ne semble le savoir et qu’importe, la seule attente est bien celle de ce train qui est là sur le quai et finit par démarrer pour une destination inconnue.

C’est sur le quai de la gare de Mantes-la-Jolie qu’elles sont finalement descendues. Toutes trois se tenant par la main, la grand-mère au centre, Gilberte portant la précieuse valise, leur seul bien maintenant !

Attendre ! Il a fallu encore attendre dans une salle bondée. Pour ces nouveaux vagabonds, la précipitation de la guerre n’est qu’un long périple ponctué d’attentes interminables : attente de l’avance de l’ennemi, attentes des mitraillages, attente des nouvelles des proches disparus, attente de l’essentiel vital, la nourriture, le gîte ; attente d’un moment de répit pour évacuer la fatigue, l’angoisse, la peur tapie au plus profond de soi, retenue, prête à tout moment à sourdre, à aspirer toute vitalité, à transformer ces déracinés en autant de marionnettes sans but, suivant sans renâcler les directives venues d’on ne sait où et qui sont dictées par des inconnus débordés,  chargés de canaliser le désastre!

…C’est comme dans un rêve La petite fille se réveille dans un lit, un vrai lit avec un matelas, des draps et des couvertures. Un lit où l’on peut s’étirer, remuer les doigts de pieds, fourrer son nez dans l’oreiller, se cacher sous les draps, respirer sa chaleur, son odeur. Un vrai lit pour dormir de vrai, dans une vraie chambre, dans une maison où l’on n’entend que les bruits assourdis en provenance de la rue, et dans la pièce, à côté, les voix d’Augustine et de Gilberte. Zélie décide qu’elle va rester là pour longtemps, pour toujours, peut être, dans ce lit- cocon.

C’est la fin du mois de mai et voilà plus de trois semaines qu’elles ont quitté la rue du Cul de Plomb, qu’elles étaient sur les routes et si elles sont, ce jour là, sous ce toit c’est bien grâce à la solidarité des Mantais qui depuis l’entrée des Allemands en Belgique et en France, accueillent quantité de réfugiés. Deux pièces ont été mises à leur disposition : une chambre et une petite cuisine… en attendant ! En attendant quoi ? Qui peut le savoir ?

Gilberte a été en ville acheter quelques provisions, Augustine s’est mise en cuisine. C’est comme si la vie normale avait repris sauf que Zélie ne mange plus vraiment, elle chipote malgré les exhortations des deux femmes et elle a toujours mal au ventre ; sauf que l’on n’a toujours aucune nouvelle du père et du grand frère et que Gilberte court inlassablement de la gendarmerie à la mairie, aux différents postes de secours en quête du moindre renseignements. Pour l’instant toujours rien et Gilberte pleure ; sauf que la radio suit heure par heure l’avance de l’ennemi, semble- t’il, pour lui une vraie promenade de santé, l’armée française étant en pleine déroute. Zélie ne comprend pas toujours ce que disent les grandes personnes, mais elle respire l’inquiétude ambiante.

C’est la deuxième nuit de leur arrivée que la fillette a commencé à se gratter. D’abord comme par distraction et puis de plus en plus frénétiquement, les démangeaisons étant de plus en plus insupportables. Dans le lit, Zélie toute nue se gratte rageusement et en même temps observe avec curiosité les sillons de grattages sur sa peau. Ceux-ci sont comme des sentiers sans issue qui finissent par envahir le territoire de son corps, traçant un mini réseau de communications. Elle ne le sait pas encore, mais Madame Sarcoptes scabier a squatté sa petite personne et pond allégrement ses œufs bien au chaud sous sa peau si tendre. Bref, Zélie a attrapé la gale, certainement en couchant dans la paille où avait dormi la soldatesque. Le lendemain matin, Augustine en lavant la petite fille a tout de suite compris. La gale ? Elle connaît pour en avoir si souvent constaté la présence sur le corps des poilus pendant la guerre de14/18.

Elles sont parties à l’hôpital où Zélie est restée 48 heures, seule. Le temps d’être traitée en étant plongée dans des bains d’eau presque bouillante qui exhalent le soufre ! Malgré ses hurlements deux infirmières la frottent énergiquement en lui expliquant qu’il faut chasser les vilaines bêtes ! Plus tard, quand Augustine qui vit sur terre entre les mondes du paradis et de l’enfer, lui racontera  des histoires, Zélie lui dira qu’elle sait ce qu’est « le bain du diable ». Bien plus tard encore, adulte, elle ne pourra voir une langouste ou un homard plongés vivants dans l’eau bouillante sans se remémorer cet épisode de sa vie et par compassion s’abstiendra d’en manger !

Après cette incursion hospitalière, Zélie est revenue pleine de croûtes. Fini les démangeaisons et les grattages furieux place aux délicats gratouillements pour décoller avec une certaine jouissances les fines desquamations de la peau. C’est un bel après midi de juin, le 3, très exactement, tout est calme et justement Zélie est très occupée à s’éplucher quand tout à coup un bruit vrillant le cerveau, allant du grave à l’insupportable aigu emplit tout l’espace. Surprise la gamine hurle en se bouchant les oreilles. C’est la première fois qu’elle entend la sirène d’alerte de la menace d’un bombardement. L’instant de sidération passé, Augustine et Gilberte l’empoignent, dévalent les escaliers jusqu’à la cave où elles trouvent la porte fermée à clé. Elles se sont réfugiées, serrées l’une contre l’autre sous l’espace laissé par les marches. Zélie a le cœur qui bat si fort que son bruit la remplit toute entière ; elle tremble des pieds à la tête et ne se calme que lorsque Augustine lui explique que ce bruit d’enfer est fait pour prévenir les gens, leur demander de se mettre à l’abri des bombes que les avions lâchent du haut du ciel. Justement le ciel est maintenant troublé par le ronronnement des bombardiers qui survolent la ville jusqu’à l’ouest où ils ont comme cible le terrain d’aviation. Cela dure quelques minutes, peut être plus, le temps est suspendu jusqu’au moment où  les sirènes retentissent à nouveau pour informer la population de la fin de l’alerte.

Ce jour là Zélie a enrichi son vocabulaire de trois mots : sirène, alerte, bombardement ! Ce jour là, un certain nombre de militaires et un civil ont été tués ! Ce jour là, Zélie a douté de la parole d’Augustine qui lui raconte toujours que le Paradis est au ciel alors même que la fureur en était tombée!

Dès le lendemain Gilberte a été chercher la clé de la cave, au cas où ! Le « cas où » ne s’est pas fait attendre très longtemps. A nouveau, cinq jours après, les sirènes ont retenti et ce samedi 8 juin, dans la matinée, sous un soleil radieux, le second bombardement a eu lieu[1]. Cette fois le centre ville est visé et Gilberte est justement partie faire les courses au marché ! Sa mère et sa fille restées seules sont descendues se mettre à l’abri dans la cave. La pièce est vide, juste éclairée par un rais de lumière qui provient du soupirail situé au raz du trottoir de la route, et éclaire Augustine debout, droite, immobile. Seuls les doigts de sa main font glisser une à une les perles de son rosaire. Elle prie la Vierge, la supplie de préserver sa fille dehors, peut-être sous les bombes. Zélie assise par terre entoure et serre les jambes de sa grand-mère entre ses bras. Elle ressent l’humidité du sol qui remonte de ses fesses le long du dos ; elle renifle l’odeur si caractéristique des lieux sombres, humides et renfermés, la même que celle de la remise de la maison de la rue du Cul de plomb. Nul bruit, quand soudain dans un fracas de tonnerre la maison s’est mise à trembler et il y a eu un écroulement ! Imperturbable la grand-mère a continué sa litanie, Zélie l’a serrée encore plus fort jusqu’au moment où les sirènes se sont mises à gémir annonçant la fin de l’alerte. Quand il a fallu sortir  il était impossible d’ouvrir la porte bloquée : elles sont enfermées, peut être avec la maison complètement détruite au-dessus de leurs têtes, prisonnières pour combien de temps ?

Elles sont restées rivées l’une à l’autre jusqu’au moment où elles ont entendu la voix de Gilberte criant : « Au secours, ma mère et ma fille sont là » Les pompiers sont venus, avec des pioches ils ont élargi le soupirail pour pouvoir les hisser à la hauteur du rez de chaussée, Augustine est si maigre et Zélie si menue qu’elles sont sorties sans difficulté mais avant de remonter à l’air libre Augustine a remercié la Vierge Marie de les avoir protégées !

Zélie a vu alors la maison, restée debout, avec une béance dans laquelle l’escalier a disparu. Tout à coup Zélie a pensé à la vieille Célestine de son village, tellement courbée en deux que lors de son enterrement elle s’était demandée comment on avait pu la déplier pour la mettre dans un cercueil si droit ? Elle revoit la vieille Célestine complètement édentée et qui découvrait, lorsqu’elle riait,  un grand trou noir comme  la maison qui a perdu son escalier et à cet instant là elle sait que cette maison là et son lit-cocon sont déjà du passé !

Le lendemain, dimanche 9 juin, par ordre de l’autorité militaire toute la ville a été évacuée, elles ont rejoint la longue cohorte de réfugiés sans oublier la valise, que les pompiers avaient récupérée et dans laquelle repose toujours , tel un fétiche, le brassard de communion du grand frère absent.

A un jour près, cela fait tout juste un mois qu’elles ont quitté la rue du Cul de Plomb !

(à suivre).

 



[1] « …Mantes, centre important de communications, constituait une cible  qui devait, en 1940, tenter l’ennemi.

A sa gare principale, desservie par deux lignes, il convient d’ajouter de nombreuses routes convergeant vers la ville, les ponts sur la Seine -deux pour la circulation routière, plus le vieux pont accessible aux piétons- et les deux ponts dits d’ »Argenteuil » pour la circulation des trains. Ajoutons à cela qu’un important service de l’armée, la station- magasin, est installée non loin du dépôt de machines et enfin qu’il y a à proximité un terrain d’aviation et un service de D C A. Alors on comprend l’intérêt stratégique certain que présentait l’agglomération mantaise…

…Une note de service de l’état civil indique que les pertes résultant  des bombardements des 3 et 8 juin, étaient de 38 victimes civiles et 28 militaires. A noter qu’en ville, les pertes auraient pu être encore plus nombreuses si le marché, depuis le mercredi précédent, n’avait été transféré aux Cordeliers…

 Extrait « Les bombardements de l’agglomération mantaise pendant la deuxième guerre mondiale »  de M.Gaston Marin.


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