Je suis favorable à la mesure voulue par le Premier ministre de limiter à 80 km/h les routes actuellement limitées à 90 km/h. J’y suis même très favorable, car il s’agit d’une simple mesure de bon sens. De bon sens, car il s’agit d’une mesure faisant aller la société dans le bon sens, et il n’y en a pas tant pour s’autoriser à faire la fine bouche… Je suis favorable au passage à 80 km/h en tant qu’automobiliste, car tout automobiliste sensé est censé savoir que les limitations de vitesse ne sont pas là pour faire plaisir à la Gendarmerie nationale, mais pour sauver des vies humaines. Il y a déjà bien suffisamment de causes involontaires d’accidents, auxquelles sont soumis tous les automobilistes sans exception (fatigue, inattention, mauvaises conditions météo, défaillances mécaniques, etc…). Il y a aussi déjà bien suffisamment de délinquants au volant et de comportements criminels mettant en danger la vie d’autrui (téléphone dans une main et cigarette dans l’autre, conduite sous emprise d’alcool ou de stupéfiants, dépassement sur ligne continue, non respect des stops et des feux rouges, violation volontaire des limitations et grands excès de vitesse, délits de fuite, etc…). N’importe quel automobiliste ayant passé le code sait que plus la vitesse est grande, plus le choc en cas d’accident est violent ; plus la vitesse est grande, plus les risques de traumatismes corporels sont importants ; plus la vitesse est grande, plus la probabilité de choc létal est forte. Un automobiliste tenant à la vie (à la sienne et à celle des autres) ne peut donc qu’être favorable à la diminution des limitations de vitesse sur les routes. Mais je suis également favorable au passage à 80 km/h en tant que citoyen soucieux de la santé publique et de la protection de l’environnement. Lors des débats parlementaires du Grenelle de l’environnement il y a 10 ans, des députés écologistes plaidaient pour une baisse drastique des limitations de vitesse… Tout citoyen sensé est en effet censé savoir que plus la vitesse est grande, plus la pollution est importante. Ce n’est pas pour faire plaisir à la Police nationale que les préfectures limitent la vitesse sur les rocades et périphériques des grandes villes lors des pics de pollution ; c’est parce qu’il est de leur responsabilité de protéger la santé des habitants respirant l’air irrespirable des métropoles. Il n’est pas rationnellement possible de vouloir protéger la santé des personnes et la planète Terre, et ne pas souscrire à une mesure de limitation de vitesse. En outre, toute baisse de la limitation de vitesse redonne un avantage au train, incitant à privilégier ce mode de transport qui en a bien besoin vu que l’état lamentable des voies ferrées secondaires oblige à les ralentir. Il se pourrait d’ailleurs que cette mesure ait un effet inattendu : et si, au lieu de manifester à tout bout de champ pour quémander des déviations, la population se mettait à manifester pour que les voies ferrées régionales soient remises à neuf ? Notre responsabilité à l’égard de l’environnement et de la santé humaine implique un soutien sans ambiguïté à toute baisse des limitations de vitesse sur les routes. Le passage à 80 km/h est d’un tel bon sens qu’on se demande même pourquoi il n’a pas été adopté plus tôt… Il y a une seule chose à critiquer dans cette mesure gouvernementale : qu’elle ne s’accompagne pas d’un passage à 30 km/h dans toutes les zones urbaines actuellement limitées à 50, et du passage à 100 km/h de la vitesse maximale autorisée sur les autoroutes. Enfin, je suis favorable au passage à 80 km/h pour des raisons philosophiques : cette mesure va en effet contribuer à enfin faire souffler une société surexcitée qui en a grandement besoin. Apprendre à ralentir, voilà qui fera peut-être un peu baisser les ventes de véhicules neufs, mais aussi les ventes d’antidépresseurs… Cette mesure est une petite victoire de la philosophie de la vie sur l’idéologie de la vitesse, une petite avancée de la conscience sur l’inconscience, et il n’y en a pas tant de nos jours. Réapprendre à lever le pied est une très bonne manière de lutter contre l’hystérie consumériste qui caractérise les sociétés occidentales. Mettre un frein, aussi modeste soit-il, au culte de la voiture individuelle, voilà qui oriente la société française vers un peu moins de matérialisme et, qui sait, lui ouvre peut-être les portes vers un monde empreint d’un peu plus de sagesse…
Enfonçons le clou en battant en brèches un certain nombre de préjugés sur le sujet. Commençons très terre à terre : actuellement, nous aurions le droit de rouler jusqu’à 95 km/h… sur les routes limitées à 90. Eh bien, non : sur les routes limitées à 90, on a le droit de rouler à 90, à 89, à 85 ou à 72 si on en a envie, mais certainement pas à 95, ni même à 93… Si nous ne sommes sanctionnés qu’à partir de 96 km/h, c’est simplement parce qu’existe un seuil de tolérance en raison des erreurs possibles. 5 km/h, c’est la différence qui existe entre la vitesse calculée par le véhicule à terre, et le calcul de sa vitesse par GPS. Il peut y avoir une différence entre la vitesse que le conducteur constate sur son compteur, et la vitesse calculée par le radar ou la jumelle du gendarme. Il est donc considéré que ce n’est qu’à partir de 96 km/h que l’on peut être certain que la limite à 90 est dépassée. Autrement dit, à 92 le doute est permis, à 97 il ne l’est plus… Errare humanum est. Autre préjugé : le gouvernement (le présent ou les autres) n’aurait que faire de la sécurité routière et adopterait cette mesure de limitation à 80 uniquement pour renflouer les caisses de l’Etat. Il serait donc naïf de penser que cette mesure vise à sauver des vies… Celles et ceux qui ont eu l’occasion de lire mes travaux de recherche en philosophie morale et politique ont pu constater par eux-mêmes que j’avais assez rarement de la tendresse pour nos gouvernants. Mais il ne faudrait tout de même pas pousser. Les comparaisons de chiffres entre le nombre de morts par cancer et le nombre de morts sur les routes sont d’une rare indécence : elles visent à faire accroire que l’Etat ne prendrait des mesures que parce qu’elles lui rapportent. Mais imaginons un instant que la législation change et que, au lieu de sanctionner financièrement les automobilistes contrevenants, on abandonne la sanction financière et qu’on renforce la sanction sur le droit de rouler… On verrait alors des manifestations pour obtenir des sanctions financières ! On oublie un peu vite que si le nombre de morts sur les routes en France était de « seulement » 3684 en 2017 alors qu’il était de 16612 en 1972, ce n’est pas uniquement grâce à la responsabilité dont les automobilistes font preuve spontanément. On laisse imaginer ce que serait la situation s’il n’y avait ni radars, ni gendarmes, ni limitations sur les routes… C’est parce qu’il y a une politique de sécurité routière que le nombre de morts est contenu. C’est parce qu’il y a des limitations de vitesse, c’est parce qu’il y a des radars, c’est parce qu’il y a des gendarmes qui surveillent les routes qu’une certaine sécurité y est maintenue. La naïveté ne consiste pas à penser que l’Etat a une politique visant à sécuriser son réseau routier, elle consiste à penser que les automobilistes seraient capables de s’auto-réguler. Les mesures de sécurité routière seraient liberticides et même bonheuricides (sic!)… Que voilà une conception du bonheur et de la liberté bien « limitée ». La liberté, c’est celle d’aller et de venir sans finir écrasé comme un blaireau sur le bord de la route (que l’on soit d’ailleurs automobiliste, cycliste ou simple piéton). Le bonheur, c’est de pouvoir respirer un air sain qui soit le moins pollué possible par les déplacements des autres. Le bonheur et la liberté, c’est de pouvoir profiter du calme de la nature sans être asphyxié par les colonnes infernales de camions qui violent en permanence les limites de vitesse qui leur sont théoriquement imposées. Le bonheur et la liberté, c’est de pouvoir profiter du silence sans avoir mal au crâne à cause du bruit infernal des motards qui font vrombir leurs objets transitionnels… Voilà peut-être une conception de doux rêveur. Mais rêver fait du bien, surtout si ça permet aux êtres humains que gendarmes et pompiers ont pu secourir à temps de continuer à rêver aussi.
La comparaison récurrente qui est faite entre le nombre de décès sur les routes françaises et les décès dus aux cancers ou à la consommation de tabac et d’alcool par exemple, a un caractère malsain, jouant avec les statistiques sur la mort. Mais elle est en plus parfaitement idiote, car les décès par cancers pour ne prendre que cet exemple, sont par définition des décès dont les causes sont difficilement identifiables, multiples, et issus d’un long processus… Ce qui n’est pas le cas d’un accident de la route, lequel est tout au contraire la résultante d’une situation extrêmement rapide et déterminée. Se servir de l’argument selon lequel le nombre de morts sur les routes serait moindre au regard d’autres causes de décès est absurde, car les décès sur la route sont, faut-il le rappeler, des décès provoqués par le simple déplacement d’un point à un autre. Si on veut le comparer, il faut donc le comparer avec des situations comparables, par exemple le nombre de morts provoqués par les autres moyens de transport. Imaginons un instant que la SNCF nous dise demain : « Eh bien aujourd’hui, nous avons une bonne et une mauvaise nouvelle à vous annoncer : la bonne, c’est qu’il n’y a pas grève et que les trains rouleront toute la journée ; la mauvaise, c’est que ce soir on comptera 10 morts. » Qui accepterait d’embarquer dans de telles conditions ? Personne ; et pourtant,
la route fait en moyenne 10 morts par jour en France. Bien peu d’automobilistes savent que le code de la route autorise 2 cavaliers à circuler de front sur les routes visées par la prochaine limitation à 80 km/h. S’il est si rare d’en doubler ou d’en croiser, c’est parce qu’ils savent bien qu’il est dangereux et désagréable pour leurs chevaux et pour eux-mêmes de faire une pleine utilisation de ce droit : sagement, ils privilégient donc les pistes forestières où la circulation est bien plus limitée, en vitesse et en nombre de véhicules. Mais en quoi la voie publique devrait-elle être réservée aux véhicules à moteur ? Comment se fait-il qu’un cavalier, un cycliste ou un piéton se retrouve en danger lorsqu’il est sur la route, domaine public ? Pourquoi la route ne serait-elle pas partagée en deux couloirs, un sens unique pour les véhicules à moteur, et un double sens pour les moyens de transport doux ? Pourquoi un français voulant se déplacer à cheval, à vélo ou à pied devrait-il faire des détours et ne pas profiter pleinement de la voie publique ? Pourquoi devrait-il se retarder au motif que les automobilistes seraient plus pressés ? Pourquoi donc les automobilistes roulant beaucoup auraient-ils un avis plus valable qu’une personne n’ayant pas le permis, habitant le long d’une route et devant la traverser plusieurs fois par jour pour se rendre dans son jardin ?
Pour terminer sur ce sujet enivrant, voici un extrait de « Politique de Cassandre » (Sang de la Terre, 2009), dans lequel j’évoquais les travaux du philosophe Jean-Pierre Dupuy : « Il illustre ce point de vue par une étude comparant la rentabilité humaine de l’utilisation de la voiture et du vélo, dont le résultat est sans appel : les hommes marchent – ou plutôt roulent – sur la tête. En effet, un français en possession d’une voiture consacre plus de temps réel dans sa vie au transport qu’un français privé de cet engin. Fondé sur une équivalence entre les deux éléments de détour productif que sont le transport et le travail – puisque l’on ne travaille pas plus dans le but de travailler que l’on ne se transporte dans le but de se transporter – en termes d’heure, le calcul effectué met ainsi en évidence que l’on passe plus du temps réel de sa vie à construire des appareils destinés à nous faire gagner du temps que l’on ne gagne de temps en les utilisant. Autrement dit, un français privé de voiture – ce qui signifie en même temps qu’il serait « privé » de travailler un certain nombre d’heures dans le but de pouvoir en acheter une – gagnerait du temps. Cela explique la sévérité, légitime, dont fait preuve Jean-Pierre Dupuy envers les transports. Aussi est-il juste de revoir de manière fondamentale notre rapport social au transport, en renversant leur nécessité, c’est-à-dire en réduisant de manière draconienne les transports. Si nous ne sommes pas lucides devant cette économie synonyme de perte de temps et d’énergie, c’est que nous remplaçons du temps à nous transporter par du temps de travail que nous croyons destiné à nous transporter, mais qui n’est en réalité là que pour lui-même. Le détour de production, moyen théorique de rendre les hommes libres, en leur ôtant leur autonomie productive et en la remplaçant par une hétéronomie esclavagiste, devient une fin en lui-même. C’est ainsi que des productions reconnues comme inutiles ou même nuisibles sont réalisées pour légitimer l’occupation, c’est-à-dire le travail, qu’elles nécessitent. Cette réalité ubuesque qui fait passer aux travailleurs un temps important de leur vie à se payer le moyen de se rendre à leur travail est un cercle vicieux qui ne peut qu’engendrer la colère de Jean-Pierre Dupuy – que nous ne pouvons que partager.
Jean-Christophe Mathias.
80 km/h : on ne peut qu’adhérer à une mesure qui devrait a priori réduire le nombre de morts sur les routes.
Mais écoutons aussi les économistes qui ont travaillé sur la baisse d’activité économique globale que cette mesure va entraîner : ils estiment son coût annuel à 4 à 5 milliards d’euros.
Aussi, n’ayons pas la mémoire courte et ne reprochons pas dans un an à Macron ces 4 à 5 milliards/an rajoutés à la dette de la France avec le soutien de nos “vivats“…