Une fois passé le temps des formules incantatoires (Je suis Charlie, Allah-ou-akbar, Shalom Israel, Vive la République…) sans doute faudra-t-il formuler plus subtilement les idées qui se sont affrontées tragiquement dans ces jours de l’année 2015 de l’Incarnation, 1436 de l’Hégire, 5775 de la Genèse, au cœur du pays qui, le premier du monde, a formulé le principe d’une laïcité garantissant « le respect de toutes les opinions, même religieuses ». Car de quelques manières que l’on envisage les massacres perpétrés par les frères Kouachi ou Amedy Coulibaly, ce sont bien des « idées » qui sont à l’origine de leurs actes et ces idées procèdent d’une vision religieuse, pervertie certes, dévoyée sans doute, instrumentalisée évidemment, qui n’est rien d’autre que ce qu’il convient, plus largement de désigner comme une « idéologie ». Nier ce fait est tout aussi nuisible à une analyse rationnelle des évènements et au-delà des évènements, des conflits idéologiques dans lequel ils s’inscrivent, que de considérer que les criminels ne sont que des fous, des êtres dénués de raison. Malheureusement, tout indique dans ce que l’on connaît de ces trois jeunes gens élevés dans le giron de la République qu’ils étaient des êtres doués de raison et d’intelligence, mais que leur capacité de raisonner ou de comprendre a été court-circuitée par une idéologie établie sur la « révélation » qui est le fondement des trois religions en cause dans le drame de la semaine écoulée. La « révélation » court-circuite en effet la « raison ». Cette opposition entre raison et révélation n’est pas l’apanage de l’Islam, le mouvement “créationniste » qui inquiète le monde chrétien et qui prend ses sources dans l’Ancien Testament, « révélé » au peuple juif et intégré aux croyances chrétiennes et musulmanes est une autre manifestation de l’opposition entre raison et révélation extrêmement préoccupante dans son aspect symptomatique.
Le dogme de la laïcité ne peut donc feindre d’ignorer que les religions –pour le moins les religions « du livre », c’est-à-dire les religions juives, chrétiennes et musulmanes dans l’ordre de leur apparition dans l’histoire humaine, constituent des obstacles susceptibles de bloquer, voire d’abolir les avancées de la connaissance : le christianisme a eu raison pendant de longs siècles du savoir et de la philosophie antique patiemment accumulée de Sumer à Alexandrie pendant trois longs millénaires. Les œuvres de Ptolémée qui avait compris les principes du système solaire, la géométrie euclidienne et la philosophie aristotélicienne s’étaient réfugiées dans les bibliothèques des califes, à Bagdad, au Caire, à Cordoue. Il a fallu pas moins d’un millénaire pour que ce savoir, fondement des sciences modernes, puisse retrouver droit de cité dans l’Occident chrétien. L’obscurantisme, fâcheux corollaire de la révélation, oppose les vérités révélées aux explications du monde longuement et difficilement élaborées par le travail de l’esprit. Il en triomphe d’autant plus aisément qu’il ne laisse aucune place au doute, fondateur de la pensée critique et de la démarche scientifique.
Ainsi, par-delà le Bien et le Mal seule la pensée critique dont un autre Français, René Descartes, rusant avec l’Église, se fit le champion, est susceptible de combattre les effets néfastes de la révélation. Cette pensée critique, celle des philosophes est seule en mesure de se confronter au discours théologique et de l’infléchir pour éviter qu’il ne devienne une arme plus redoutable que toutes les kalachnikovs. Oui, nous sommes en guerre, l’homme moderne, dont les tables de la loi sont celles sur lesquelles sont gravés les articles de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, est en guerre contre les extrémistes religieux de tout poil (intégristes barbus, haredims papillotés ou clercs tonsurés) mais dans ce combat, les armes défensives sont aussi diverses qu’inefficaces si la seule arme offensive susceptible de lui donner la victoire reste au râtelier.
Cette arme dont il faut se saisir maintenant, à la table familiale quand elle existe, à l’école, au collège, dans les lycées et dans les universités, dans les réunions publiques ou aux bars des cafés du commerce, c’est la raison raisonnante qui ne peut donner droit de cité aux religions révélées que si leurs fidèles se montrent capables de mettre en accord les principes de leur foi et les principes de l’humanisme républicain.
On ne combat efficacement des idées ni avec des armes ni avec des textes de lois, mais avec d’autres idées, encore pour cela faut-il-laisser libre cours à la pensée, laisser s’exprimer toutes les opinions et renforcer sa détermination à combattre en prenant conscience de la vulnérabilité de l’esprit humain qui n’a à opposer à l’évidence trompeuse de la révélation que le doute méthodique et la raison raisonnante.
Cela ne suffira évidemment pas pour évacuer la violence qui trouvera d’autres terreaux pour s’épanouir, mais du moins n’aurions-nous pas à déplorer que les si belles créations de l’esprit humain que sont les Dieux, les Héros et les Mythes ne soient le ferment ou ne servent de prétextes à la manifestation suprême du mal qui est le meurtre sauvage et délibéré perpétré par un individu sur son semblable, son frère.
Philippe Araguas.
Merci Philippe pour ton bel et bon article
Merci pour cette analyse pertinente de la situation. Je transmets cette newsletter autour de moi.
Bonjour Philippe,
je te souhaite une bonne année 2015 qui, je l’espère, se poursuivra mieux qu’elle n’a commencé.
Merci pour ta belle réflexion historico-pratique, pensée sur le versant de la raison fidèle.
Sur l’autre versant – celui du “fidéisme raisonnant” – je me permets de te faire passer la réflexion d’un homme de bonne volonté, l’imam de la mosquée de Bordeaux Tareq Oubrou, le genre homme avec qui je me sens capable de mener le combat de la raison raisonnante “contre les extrémistes religieux de tout poil” contre lesquels, oui, nous sommes en guerre.
http://www.sudouest.fr/2015/01/18/islam-le-vrai-du-faux-selon-tareq-oubrou-1800790-2780.php
Bien à toi.
Gérald Mazaud
Merci Gerald, je ne doute pas qu’il y ait de bons musulmans, comme il y a de bons chrétiens et de bons juifs. Le problème pour tous (que les catholiques tentent de résoudre depuis un bon millénaire et dont la dernière manifestation est l’encyclique fides et ratio) est de faire cohabiter leur religion révélée avec les acquis de la science expérimentale et de la rationalité. Ils n’y arrivent qu’au prix d’un travail intellectuel dans lequel la rationalité s’épuise à batailler contre ses propres acquis. Comme tous les travaux intellectuels, celui ci est ardu et irréalisable pour celui qui n’a pas l’entraînement nécessaire. D’où la puissance de conviction des propositions simplistes autant que fallacieuses de la “révélation”qui sont celles avancées par les intégristes et fondamentalistes de tous bords qui ne proposent qu’une lecture au premier degré des textes sacrés…Il faut donc commencer à entraîner nos jeunes esprits avec des textes plus critiques et moins dangereux, les fables de La Fontaine par exemple… Cela n’élimine en rien les aspirations à une certaine spiritualité qui s’exprime tout autant dans bien d’autres religions et dans une laïcité consciente des limites de la rationalité.
Bien cordialement
phA