Dans le cadre du Centenaire de la guerre 14-18, ils méritent bien aussi un hommage ces braves petits ânes !
C’est un des plus curieux spectacles de la vie sur le front que celui de ces files de petits ânes africains convoyant vivres et munition ! Comment l’idée est-elle venue de les utiliser ? Comment se comportent-ils sous le feu ? Des récits de témoins vont nous l’apprendre ici !
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Cette guerre aura démoli bien des théories, terrassé bien des préjugés, terni ou rehaussé bien des réputations ! Un exemple entre tant d’autres : alors que le cheval, ce noble associé, se voyait rapidement relégué loin des champs de bataille, quelques semaines après notre victoire de la Marne, son très humble cousin, equus asinus, ne tardait pas à y faire une apparition quasi triomphale.
Nous voudrions connaître, pour le glorifier, le nom de l’organisateur de génie, à qui l’âne est redevable de sa réhabilitation. Inclinons nous d’autant plus bas devant sa perspicacité qui s’est traduite pour la plupart des soldats par une notable augmentation de confort, en assurant le transport régulier des repas chauds jusqu’aux premières lignes et qui nous aura économisé plus d’une vie précieuse, en libérant ces vaillants « hommes de soupe » et « cuistots » qui bravaient jadis les tirs de barrage pour apporter aux camarades le « jus » matinal, le « rata » et le « pinard ».
A vrai dire cette innovation est un des nombreux recommencements qui sont l’une des caractéristiques de cette guerre. L’histoire ne nous apprend-elle pas que Grecs et Romains constituèrent de grands parcs d’ânes militaires, qui prirent part à toutes les expéditions ? Après quinze à seize siècles d’oubli, les ânes font leur rentrée dans l’organisation de la guerre et les services que nous leur demandons rappellent la mission de convoyeurs de vivres qu’ils remplissaient auprès des armées de l’antiquité.
Une entrée en scène imprévue.
Ce fut à l’occasion de notre belle offensive de la Somme que ces nouveaux collaborateurs entrèrent en fonction. Nos braves soldats ne furent pas peu surpris de voir s’avancer des bandes de huit à dix baudets qui, sous la conduite d’un « R.A.T » contournaient leur chemin, parmi les trous d’obus et les cratères de mines sans se préoccuper outre mesure du fracas de la bataille.
Sans brides, sans mors, sans autre harnachement qu’un léger bât, sur lequel se balançaient de grands récipients de fer-blanc en forme de boîtes à lait, les bonnes bêtes apportaient aux défenseurs des tranchées de premières lignes le succulent rata qui, grâce à l’enveloppe calorifuge des boîtes, conservait une notable partie de sa chaleur initiale. D’autres étaient chargés de pains, entassés dans de larges sacoches de paille tressée ; et quelques unes avaient eu l’insigne honneur de recevoir des cargaisons autrement précieuses : du bon vin de France, ce « pinard » qui ramène la gaité et le courage sur les visages les plus abattus.
Quand l’ennemi dans le cours du printemps, innova ces tirs de barrage que sa nervosité grandissante faisait déclencher à tout bout de champ, sans ordre et sans méthode, la mission des « hommes de soupe », exclusivement employés jusqu’alors, devint si périlleuse qu’il fallut leur chercher des suppléants. Et le choix tomba sur ces petits ânes africains que l’Algérie, la Tunisie et la Maroc nous offraient par milliers !
Les deux cousins en parallèle.
Le premier essai fut organisé à Verdun vers la fin du printemps, une vingtaine d’ânes y furent affectés au ravitaillement du fort de Souville et du front Fleury-Douaumont.
Une commission militaire s’était rendue à Verdun pour voir à l’œuvre les nouvelles recrues. Plusieurs de ses membres émettaient l’opinion que leur emploi réservait à l’armée bien des mécomptes ; que les ânes habitués au climat sec de l’Afrique septentrionale, ne résisteraient pas à l’humidité qui règne normalement dans les Vosges et que d’ailleurs, ils seraient pris de panique au moindre bombardement.
La discussion se poursuivait dans les ^parages de la caserne Marceau, aux portes de Verdun, cible chère aux canonniers allemands. Soudains, les sifflements caractéristiques et les « roulements de métro » que nos soldats du front ont appris à interpréter, annoncèrent l’ouverture d’une séance de « marmitage ». Une fraction de seconde plus tard, trois obus de « 220 » tombaient à moins de 300 mètres du groupe.
A 200 mètres de là, sur la route de Souville, cheminaient de compagnie une voiture d’ambulance attelée de deux chevaux et cinq ânes chargés de pains conduits par trois soldats. Avertis par les sifflements, les hommes s’étaient aussitôt jetés à plat ventre, en prenant le soin de tomber de telle façon que les animaux, le cas échéant, leur servissent de remparts contre les éclats d’obus.
Et les membres de la commission assistèrent alors à un spectacle qui devait clore leurs discussions. Au formidable fracas de la double explosion, l’attelage de la voiture bien qu’aguerri par plusieurs jours de campagne, se cabrait sous les rênes au point que sans la prompte intervention du conducteur, la voiture se renversait dans un trou d’obus.
Les ânes au contraire conservaient une attitude stoïque.
Et que stoïcisme ne soit pas ici synonyme d’indifférence ! Car les bonnes bêtes tournèrent leurs regards vers le lieu des explosions, en pointant leurs longues oreilles toutes frémissantes. Elles s’arrêtèrent un instant, puis, dodelinant de la tête se remirent en marche.
Mais quelque chose leur manquait : leurs conducteurs. Et revenant soudain sur leur pas, elles se groupèrent autour des trois soldats allongés, dans la boue, comme si elles attendaient leurs ordres.
L’expérience était concluante ; elle permettait de constater que le cousin du cheval était plus que lui réfractaire à la peur. En tant que convoyeur de vivres les gentils baudets d’Algérie se conduisaient comme des serviteurs sans peur et sans reproche ! Non contents de transporter le repas des combattants, ils protégeaient leurs conducteurs contre les éclats d’obus. Du coup l’enquête prenait fin : l’âne était jugé digne de devenir l’auxiliaire de nos glorieux poilus.
Dans les secteurs qui sont restés organisés avec leur système intact de tranchées parallèles et de tranchées de communication, la relève continue à se faire par le dédale des boyaux. L’utilisation des ânes est difficile dans ces étroits couloirs.
Les caravanes en marche.
Il en est autrement pour les parties du front que les récentes offensives ont bouleversées notamment au nord de Verdun. C’est là que l’âne militaire se retrouve si l’on peut dire, dans son élément. Il voyage comme à travers champs, sans autre préoccupation que de suivre son chef de file, le long d’une piste à laquelle les innombrables trous d’obus imposent de fantastiques méandres.
Dans ces secteurs, l’expérience a prouvé qu’un homme suffisait pour conduire une caravane de douze à quinze ânes. Comme la charge moyenne est de 75 kilogrammes l’économie de main d’œuvre militaire est considérable. Un seul homme peut ainsi assurer le transport de 1000 kilogrammes de ravitaillement, charge qu’il faudrait répartir d’après l’ancien système entre vingt à vingt cinq hommes. L’âne, en outre, tient peu de place. Parqué dans des hangars de fortune, près des parcs d‘approvisionnements, il se contente du plus petit coin.
L’économie réalisée est encore plus importante quand il s’agit de transporter des charges lourdes et indivisibles, par exemple, le fil de fer barbelé. Chaque bobine pèse 50 kilogrammes. Et c’est le maximum de charge que l’on puisse confier à un homme même robuste ! Or, en prenant la précaution d’envelopper les lourdes pelotes dans des sacs de cuir qui protègent les flancs de la monture et en choisissant les ânes les plus résistants on peut charger sur une seule bête 1000 kilogrammes de ronce métallique. Ainsi un homme qui conduit une caravane de quinze ânes chargés de « barbelé » exécute, en somme, un travail qui accaparerait trente soldats.
Si nous prenons en considération les risques de mort ou de blessures qu’auraient courus ces trente hommes, comment pourrions- nous, hésiter encore à proclamer l’ utilité des petits ânes algériens et à glorifier l’innovateur anonyme qui vient d’enrichir de ce rouage pittoresque et bienfaisant notre machine de guerre.
Extrait de “Lectures pour tous” ainsi que les photos, 6e Liv.15 décembre 1916.31 – p.387-390.