Jacques Ellul, (1912-1994) Illustre et méconnu.

Posté le 16/03/2012 dans Environnement.

 « Exister c’est résister », telle était la devise de Jacques Ellul, historien, sociologue, théologien mais aussi visionnaire et toujours tellement d’actualité.

« …Le fait que l’économie est liée à l’Etat, et vice versa, est établi sur le  fondement technique de telle façon que les deux tendent à devenir des aspects d’un même phénomène qui n’est pas la simple addition de phénomènes antérieurs. Ce caractère nouveau me semble particulièrement important à souligner, car nous sommes ainsi, du fait des techniques, situées au-delà des problèmes de l’étatisme ordinaire ou du socialisme. Ce n’est pas le simple phénomène de l’accroissement du pouvoir, ou la lutte contre le capitalisme qui commande ici ; nous assistons à la naissance d’un organisme nouveau. L’Etat technicien…qui assure la vie de l’économie dans la mesure même ou celle-ci devient plus technique. Il n’est même plus question de dire : « On pourrait faire autrement… » Dans l’imaginaire, oui, dans le concret, toutes les raisons techniques affirment le contraire ; ce n’est en réalité que le développement logique des phénomènes bien connus de l’Etat- Nation.

Cette double relation qui fait que l’Etat assure toute la vie de la nation et que tout ce qui est nation converge vers l’Etat, se précise, se renforce, se pétrifie lorsque les éléments techniques entrent en jeu. Ce qui était tendance devient cadre, ce qui était discours devient moyen, ce qui était relation d’administration à peuple devient organisation. Et parce que l’économie est un aspect de la nation, elle entre dans le système ; et de même que l’Etat change d’aspect, elle aussi, à son contact. Les buts premiers de l’économie se modifient, alors apparaissent plus brutalement à la lumière les filigranes de puissance et d’orgueil qui étaient inscrits dans la pâte. Car il n’est plus question des humbles motifs humanitaires, la technique est trop neutre et l’Etat trop puissant pour s’en encombrer. Il n’est même plus question de richesse et de répartition. Car l’économie dans cette synthèse, redevient la servante quand elle avait cru devenir maîtresse depuis Karl Marx. … » (-extrait de La technique ou l’enjeu du siècle Jacques Ellul. Editions Economica. Classiques des sciences sociales .p.182-183).

2012, il y a cent ans

Le 6 janvier naissait Jacques Ellul, à Bordeaux. De père d’origine anglo-maltaise, de mère hollandaise, Jacques Ellul a vécu pratiquement toute son existence à Bordeaux, si l’on excepte les quelques années passées aux Universités de Montpellier, Strasbourg et Clermont-Ferrand en tant que chargé de cours, puis comme professeur de droit. Agrégé de droit romain et d’histoire du droit, depuis 1943, il enseigne l’histoire des institutions et l’histoire sociale à l’université de Bordeaux à partir de 1944 et en 1948 à Sciences Po Bordeaux.

Historien, sociologue, Jacques Ellul était également théologien. Dès l’âge de 18 ans ; ayant découvert le christianisme, il s’engage dans le protestantisme (Eglise réformée de France).L’année suivante, après avoir lu Le Capital de Karl Marx, il entreprend une étude approfondie de toute l’œuvre du philosophe allemand auquel il consacrera, d’ailleurs, un cours à l’I.E.P de Bordeaux pendant près de trente ans.

Cette double influence, qu’Ellul considère comme « une tension inexplicable, mais « porteuse de sens » imprégnera toute son œuvre dont on distingue deux parties à la fois distinctes mais se répondant dialectiquement.Une partie sociologique portant sur les analyses de l’œuvre de Marx avec le souci de les actualiser au XXème siècle et une partie théologique entièrement centrée sur la notion de liberté conçue en totale opposition avec celle qui caractérise l’idéologie libérale.

Jacques Ellul et Karl Marx

«  Pour la compréhension de la genèse du monde moderne, il n’y a pas de meilleur guide, à mon sens que Marx »

Si tout au long de son œuvre, Ellul, rappellera sa dette intellectuelle à l’égard de Karl Marx, il s’attachera aussi à mettre en évidence ce qui lui semble être des contresens dans la pensée du philosophe , rappelant, entre autre, que le marxisme est une idéologie. Dès 1935, il remet en cause le communisme «  …Dans l’Etat communiste l’homme ne reçoit pour idéal que la production économique et son accroissement. Toute liberté individuelle est supprimée par la production sociale. Tout le bonheur de l’homme est résumé en deux termes, d’une part « produire plus » d’autre part « le confort ». Il s’interroge : « si Marx revenait aujourd’hui, quel phénomène retiendrait-il pour caractériser notre société (…) serait-ce toujours le capital, le capitalisme ? Ou bien le développement de la technique, le phénomène de la croissance technicienne (…)Je ne veux pas dire par là que la technique a la même fonction que le capital, ni que le système capitaliste est un système dépassé. Je sais que le monde capitaliste existe toujours, mais le capital ne joue plus le même rôle que lorsque Marx l’étudiait au XIXème siècle. Le pouvoir et la capacité de production de la valeur ne sont plus liés au capital mais à la technique… »

Déjà en 1935, accompagné de son ami Bernard Charbonneau, Ellul constate que ce qui caractérise la société moderne, c’est la concentration : de la production (usines et travail parcellisé) de l’Etat (par le biais de son administration) de la population dans les zones urbaines et enfin concentration du capital. Le phénomène urbain en est la meilleure illustration, car là toute la vie de l’homme dépend de la ville et le travail du paysan est au service de la ville. « Il fallait donc transformer la campagne ou plutôt la liquider, sans cela elle aurait freiné l’expansion. Le Plan (d’aménagement du territoire) prévoyait donc le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marché qui intégrait le paysan dans le cycle de l’argent et de la machine. Il fallait que l’agriculture se mécanise et consomme de plus en plus de produits chimiques… »  comme le constate Bernard Charbonneau. L’interprétation de ce constat par les deux penseurs, est nouvelle en ce sens qu’ils démontrent que : « …le moyen de réalisation de la concentration est la technique, non pas en tant que procédé industriel mais comme procédé général. La technique au XXème siècle  dépasse largement le cadre strict du machinisme et  est désormais intégrée dans les consciences… »

En 1973, Ellul explique que l’homme ne pouvant s’empêcher de sacraliser son environnement  ce n’est plus la nature qu’il sacralise mais la technique qui contribue à profaner, à polluer ladite nature. Les conséquences de ce transfert ne sont pas seulement environnementales, elles sont aussi psychologiques et se traduisent par des comportements de dépendance, d’addiction, à l’égard de la technique.

En 1948 déjà, Jacques Ellul constatant que son analyse n’est guère partagée par les intellectuels déclare : «  si le processus de sacralisation de la technique n’est pas perçue, c’est parce que nous vivons dans la religion du fait… »

L’idée ellulienne reste que la technique ne cessant de s’auto-accroitre, elle substitue ses propres valeurs : travail, utilité, efficacité, croissance économique, progrès à toutes celles du passé, qu’elles soient chrétiennes (amour du prochain), humanistes (morale), républicaines (liberté, égalité, fraternité). Autrement dit, tout ce qui techniquement est réalisable sera réalisé un jour sans qu’aucune considération morale ou religieuse ne puisse l’empêcher !

Jacques Ellul, visionnaire dans de nombreux domaines,  l’un des premiers à s’opposer à ce que l’on peut appeler « L’idéologie technicienne », le « Bluff technologique » ou « Le culte du progrès » , a bien perçu l’ambivalence d’un progrès technique qui nous libère autant qu’il nous aliène. Les exemple ne manquent pas : la voiture, le téléphone portable, Internet, la TV…Il a été avec son ami Bernard Charbonneau l’un des premiers à s’inquiéter des destructions portées sur l’environnement : la déforestation, les pluies acides, l’augmentation de la production d’émission de gaz carbonique, l’insécurité nucléaire dénonçant à ce sujet que ce qui était « Prévisible était l’imprévisible » Hélas, l’accident de Fukushima est venu lui donner raison.

Enfin, toute la somme de réflexions et d’écrits qu’il a consacré au thème de la propagande s’avère vérifiable chaque jour en ces périodes électorales, notamment en développant l’idée selon laquelle la propagande est un outil aussi bien utilisé par les régimes autoritaires, totalitaires que démocratiques.

Cependant ce grand penseur, plus que jamais d’actualité, a toujours eu plus de succès à l’étranger et particulièrement aux U S A, qu’en France ou selon ses propres termes, il se sentait « écarté » et avait droit, au mieux, à une indifférence polie. Jacques Ellul estimait que sa position de provincial lui était préjudiciable du fait du « centralisme culturel très caractéristique de la France.

Sources : Wikipedia.

Pour en savoir plus :

Le lecteur peut consulter le site de l’Association Internationale Jacques Ellul (AIJE) dont le président est Patrick Troude-Chastenet actuellement professeur à l’Université de science politique à l’Université Montesquieu Bordeaux IV. Celui-ci a été l’élève de Jacques Ellul dans les années 70 avant de devenir son assistant. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages sur Jacques Ellul et également directeur des Cahiers Jacques Ellul.

Patrick Troude-Chastenet organise un colloque international et pluridisciplinaire dont le thème est « Comment peut-on (encore) être ellulien au XXIème siècle ? » qui se tiendra à Bordeaux et à Pessac du 7 au 9 juin 2012.

 

1 Jacques Ellul Changer la Révolution L’inéluctable prolétariat 1981 Seuil.p.7
2 Jacques Ellul et Bernard Charbonneau Directives pour un manifeste personnaliste. Texte dactylographié, édité par les groupes d’Esprit de la région sud-ouest, reproduit en 2003 dans Les Cahiers Jacques Ellul n°1 « Les années personnalistes »p.18
3 Jacques Ellul entretien avec Jean-Claude Guillebaud Le Nouvel Observateur  17 juillet 1982.
4 Jacques Ellul par lui-même. Entretiens avec Willem H.Vanderbring.2008 La Table Ronde . pp 57-58
5 Bernard Charbonneau Le jardin de Babylone, l’Encyclopédie des nuisances. Paris. 2008. pp 123-124
6 Là, Jacques Ellul se distingue de Lewis Mumford (1895-1990) grand critique de la technique et auteur de Le Mythe de la machine.
7 Jacques Ellul. Présence du Monde moderne 1948, 3ème édition  Le défi et le nouveau –  La Table Ronde.

 


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