La monnaie de nécessité.
Connue depuis l’époque romaine, la monnaie de nécessité, dite encore de substitution ou parallèle, est généralement définie comme un moyen de paiement émis par un organisme public ou privé et qui, temporairement et dans un but utilitaire, remplace la monnaie nationale émise par l’Etat. <on la trouve dans de nombreux pays (Notgeld en Allemand, moneda de necesidat en Espagnol, emergency money ou necessity money en Anglais) et à toutes les époques (monnaie de siège ou obsidionale, monnaie de confiance, bons et jetons de nécessité de la Première Guerre mondiale, des associations de commerçants, des villes et communes, des bars et restaurants, des casinos, des chambres de commerce d’autrefois…). A noter qu’à partir de 1914 en France, les monnaies privées de nécessité étaient garanties par un dépôt équivalent en banque.
Parfois appelée monnaie locale ou monnaie privée, il s’agit le plus souvent de jetons (jetons-monnaie) de toutes formes et de matériaux divers (métal, carton, plastique) dont les lettres et les chiffres sont frappés en creux ou en relief et de valeurs diverses faibles : « Bon pour deux francs » par exemple. Plus rarement, elle est constituée de bons imprimés (billets de nécessité) sur papier ou carton ou encore de timbres-monnaie ou monnaies-timbre : timbre – poste officiel, publicité polychrome. Fabriqués généralement en faible quantité pour répondre à un besoin ponctuel, local, à un espace spécifique ou à un horizon temporal donné, ces jetons et ces bons sont fréquemment de qualité médiocre, s’abîmant et s’usant rapidement.
Il existe toujours à notre époque, et d’ailleurs de plus en plus dans le monde, de très nombreuses monnaies parallèles, dites de communauté (community currencies) : cercles d’échanges professionnels ou ludiques (Club Méditerranée), systèmes d’échanges locaux (Sel), jeux (Monopoly)… Il faut y inclure les bons d’achat à validité limitée, instruments de politique économique et sociale destinés à certaines catégories de consommateurs : salariés d’entreprises publiques ou privées, personnes en situation de précarité, fidélisation de la clientèle à caractère strictement privé et commercial( [1].[2].[3])
Classé comme « asile public autonome » par décret du 12 juin 1912, l’asile d’aliénés de Cadillac -sur- Garonne prend la dénomination d’ « hôpital psychiatrique » suite au décret du 8 avril 1937. A cette date il devient « hôpital psychiatrique autonome » gardant cette autonomie administrative jusqu’en 1970. La monnaie de nécessité qu’il frappe se situe durant cette période, plus précisément, après la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle les internés souffrirent de graves carences alimentaires à l’origine d’une forte surmortalité.[4].[5]
En l’absence de tout souvenir ou récit de contemporains, la consultation des registre de la commission administrative(CA) permet de savoir que la cantine des malades de Cadillac dont le projet de création date de l’année 1946 (CA du 29 mars et du 14 septembre 1946) n’est entrée en fonction que le 29 janvier 1949 (CA du 25 février 1949). L’article 3 de son règlement intérieur (approuvé par le préfet le 20 janvier 1947) indique textuellement que des jetons de différentes valeurs, frappés au chiffre de l’hôpital, seront émis à l’usage des malades. Nulle mention de bons d’achat dans ce règlement, bien que le tirage du 25 janvier 1949 (quatre jours avant l’ouverture de ladite cantine installée dans le pavillon Lasègue) porte sur des billets de 50 francs ! Il est indiqué par la suite que la cantine donne toute satisfaction aux hospitalisés et qu’elle génère régulièrement des bénéfices. Il est même nécessaire, devant son succès, d’augmenter son fond de trésorerie (avance à l’économe) et une émission complémentaire de 50.000 francs en bons d’achat de 100 francs (soit 500 billets) est décidé début 1951 , en même temps que le renouvellement de 1000 bons de 50 francs, détériorés après deux années d’usage, remplacés par des bons neufs ” d’une couleur différente “.(CA du 12 janvier 1951).
L’année suivante, après le doublement des taux de pécule des malades, l’avance en numéraire de la cantine est à nouveau augmentées par l’émission complémentaire de 100 billets de 500 francs (CA du 29 février 1952). Une nouvelle émission en bons d’achat et numéraire est décidée en 1954 sur proposition de l’économe qui indique dans un courrier au directeur que les bons restant en circulation sont « usés et déchirés » et que les malades « gardent les billets ou bien les déchirent et les jettent ». Il précise qu’à la date du 26 mai 1954 il ne restait en circulation que 59 bons de 500 francs sur 100 émis, 380 bons de 100 francs sur 500 émis et 690 (presque illisibles) de bons de 50 francs sur 1000 émis. Le fond de trésorerie de la cantine est alors à nouveau et pour la dernière fois augmenté (CA du 28 mai 1954). Il est donc passé de 50.000 francs en 1946 (règlement intérieur) à 100.000 francs en 1948 (avant l’ouverture de la cantine), puis à 150.000 francs en 1951, 200.000 francs en 1952 et enfin 400.000 francs en 1954.
La cantine des malades est finalement supprimée début 1957 : “sur proposition du Directeur qui rend compte, en accord avec MM. Les Médecins- Chefs, que suite à la récente création du Foyer de l’Amicale des malades, qui fait double emploi avec la Cantine des malades, laquelle ne présente plus dès lors aucune utilité, la Commission Administrative décide la fermeture de cette cantine des malades et charge le Directeur de procéder à la liquidation des stocks existants, ainsi qu’au remboursement par l’Econome au Receveur de l’avance de 400.000frs initialement constituée “. (CA du 25 janvier 1957) L’hôpital psychiatrique autonome de Cadillac a donc utilisé sa propre monnaie de nécessité à l’usage des hospitalisés travailleurs de janvier 1949 à janvier l957, soit pendant une période de huit ans. A-t-il frappé monnaie ? Nous pensons que oui, car l’établissement disposait d’ateliers mécaniques et d’une imprimerie, mais nous n’avons trouvé aucun document écrit le confirmant.
L’examen des pièces (jetons) et billets (bons d’achat) nous permet par ailleurs les constatations suivantes : les pièces émises sont de un, deux, cinq, dix et vingt francs. E4lles sont en aluminium, frappées en relief, de formes géométriques et de tailles différentes pour une meilleure identification de la part des malades : forme carrée, coins arrondis (un et cinq francs) ovale(deux francs), octogonale (dix francs), rectangulaire, coins coupés (20 francs). Dans l’ensemble, la taille du jeton est relativement proportionnelle à sa valeur, la plus grande dimension de chaque pièce allant de 24 millimètres (un franc) à 40 millimètres (20 francs).Le revers de toutes les pièces portent la même mention en lettres majuscules : « HÖPITAL PSYCHIATRIQUE AUTONOME DE CADILLAC SUR GARONNE ». L’avers du jeton porte uniquement le chiffre de sa valeur suivi de « F ». Il n’y a donc aucun visage (pas de côté « face » proprement dit), ni aucune date sur ces objets métalliques très légers et de fabrication non professionnelle.
Pour leur part, les billets sont de 50,100 et 500 francs. Ils sont en papier coloré, uniface et de forme rectangulaire. Dans le tirage du 9 juillet 1954, ils mesurent tous 158 millimètres de longueur sur 116 millimètres de largeur. Le bon d’achat de 50 francs est vert pâle, celui de 100 francs rose clair, celui de 500 francs ivoire -crème. Des tirages du 25 janvier 1949 et du 31 juillet 1950 nous ne connaissons que des billets de 50 francs de teinte blanc cassé, sur papier très mince et de plus petites dimensions ( 136 millimètres sur 108 millimètres). Quelle que soit la date du tirage tous les exemplaires que nous avons examinés ne sont imprimés que d’un côté sur lequel on peut lire, dans un épais encadré, de haut en bas et de gauche à droite (Gironde) CANTINE 50 frs BON D’ACHAT 50 FRS Cadillac la date d’émission, l’Econome, le Directeur, N° 00 (trois chiffres supplémentaires identifiant le billet). La numérotation individuelle de ces bons d’achat, nous permet d’avancer l’hypothèse que les billets de 100 francs (1954) et de 50 francs grand modèle (1954) et de 50 francs petit modèle (1949-1950) n’a pas dépassé 500 exemplaires.(…)
(…) En décembre 1952, la cantine des aliénés de sexe masculin du service du docteur Perrot se monte à 41.200 francs, somme remise par l’économat le 5 décembre 1952 aux surveillants des différents quartiers pour rémunérer par bons d’achat le pécule de novembre des travailleurs. Ce paiement aux malades, via les surveillants des pavillons, s’est effectué au moyen de 22 bons de 500 francs, 102 bons de 100 francs et enfin 400 bons de 50 francs, soit exactement 41.200 francs. Par ailleurs la somme de 11.500 francs a été réglée par mandats par l’économe, directement à certains de ces travailleurs ou à leurs parents. Les registres de l’économat de Cadillac (service de la cantine des malades) indiquent quelquefois en marge les denrées cantinées par les patients : camembert, demi-poulet, huîtres (par douzaines), noix…
Conclusion.
En dépit de nos recherches, nous n’avons trouvé aucune étude historique sur les monnaies de nécessité des établissements psychiatriques publics d’autrefois. Même le très complet traité médico -administratif de Raynier et Beaudoin n‘en fait nulle mention[6]. L’un d’entre nous a toutefois déjà publié anonymement sur ce sujet une courte note concernant Cadillac. [7] Michel Carde dans son ouvrage de numismatique sur la Gironde répertorie les cinq types de jetons frappés et utilisés par l’hôpital psychiatrique autonome de Cadillac.[8] Quoiqu’il en soit, ce moyen de paiement du travail des internés de jadis semble exceptionnel, l’histoire n’en gardant que de très rares témoignages.
Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
Michel Bénézech – Jean- René Bernadet.
Repères : Extrait d’un article paru dans la revue « Annales Medico-Psychologiques » (2012): 170; 596-600. sous la dénomination : L’argent des aliénés : pécule et monnaies de nécessité à l’hôpital psychiatrique autonome de Cadillac. Avec l’aimable autorisation du Professeur Michel Bénézech et de Monsieur Jean-René Bernadet que nous remercions. Les jetons et billets de nécessité photographiés font partie de la collection personnelle de Monsieur Jean – René Bernadet.
[1] Blanc J. Les monnaies parallèles. Approches historiques et théoriques. Lyon/ Université Lumière Lyon 2 : 1998 (thèse de doctorat de sciences économiques).
[2] Blanc J. les monnaies parallèles. Unité et diversité du fait monétaire. Paris l’Harmattan.2000.
[3] Cadoury V.Elie R. Monnaies de nécessité française 1789-1990. Principauté de Monaco : Editions Gadoury :1990
[4] Bénézech Michel. Le malade mental et sa mort à l’hôpital psychiatrique de Cadillac : étude sur trente ans (1923-1952) Ann.Med.Psychol 2011 :169; 63-69 .
[5] Bénézech M. Lièvre C. Le triste sort des aliénés de Sarreguemines transférés à l’asile de Cadillac pendant la seconde Guerre mondiale. Rev Soc Fr Hist Hop 2011 :141 ; 3-7.
[6] Raynier J.Beaudoin H. L’assistance psychiatrique française. Assistance, législation, médecine légale, psychiatrie sociale.3è ed. Paris : librairie le François 1949-1951.
[7] Anonyme. Les monnaies de nécessité à l’hôpital de Cadillac. Rev.Soc Fr Hist. Hop.2011 :142 :44.
[8] Carde M. Médailles et jetons et autres documents numismatiques de la ville de Bordeaux et du département de la Gironde. La Rochelle : Grefine :2004.
Bonjour,
Je me souviens avoir contrôlé à la fin des années 70, les hôpitaux de Saint-Alban en Lozère et le Vinatier dans le Rhône. Il existait alors deux types de pécule : administratif et thérapeutique. A l’époque sous l’impulsion de l’association d’Hygiène mentale fonctionnait alors une “banque des malades” que géraient les patients, cette banque était alors articulée avec une régie gérée par le receveur hospitalier. Je pense que ce dispositif a sans doute remplacé les monnaies de nécessité et a disparu ensuite avec la suppression des ateliers dans ces établissements
Amicalement
Norbert
Bonjour,
Je connais l’existence de deux jetons de nécessité de l’hôpital psychiatrique de Dury près d’Amiens (valeurs 5 fr. et 20 fr.) appelé maintenant Philippe Pinel. Je pense que ces valeurs semblent montrer que ces jetons pourraient être contemporains de ceux de Cadillac. Si quelqu’un à des renseignements sur ce sujet je suis très intéressé de les connaître.
Cordialement.
J. Colblanc