1 – La rue du cul de plomb

Posté le 12/12/2011 dans Le feuilleton.

Chapitre I

Assise dans le rockingchair, elle se balançait mollement. On aurait pu croire qu’elle dormait. Elle ne faisait que semblant.

Elle aimait être là, après déjeuner ; il y avait toujours un rayon de soleil qui traversait la pièce même en hiver !

Elle aimait cet instant, hors du temps, qu’elle remontait alors et de plus en plus. Était – ce l’âge ? Aujourd’hui elle n’était plus qu’une dame mûre. Elle se demandait, quelquefois, si le stade suivant serait d’être une dame blette, avant de flétrir de l’intérieur comme une vieille poire et de finir desséchée de corps et d’esprit. Pour l’heure elle en était au temps de la mise en place de pièces de rechange et de la pratique d’accessoires toujours plus nombreux pour continuer à paraître comme si le délabrement insidieux de son corps était inexistant. Ces dernières années elle avait été équipée de deux prothèses complètes de hanches. Sa panoplie s’était enrichie d’une loupe pour pallier une atteinte  visuelle qui était venue se surajouter à une myopie installée depuis son plus jeune âge ; d’une lampe électrique de poche dont elle ne se séparait jamais, ce qui lui évitait de chuter inconsidérément lorsque le jour baissait. Toutes choses qui ne l’empêchaient pas d’entrer dans une sorte d’hibernation dès le mois d’octobre, les jours s’écourtant lui interdisant toute conduite automobile et ce jusqu’au moment où le printemps s’annonçait. Elle vivait assez mal cette situation qui la contraignait à faire appel à la bonne volonté des uns et des autres pour pouvoir se déplacer le soir ; elle se sentait alors en état de dépendance…Depuis peu elle était contrainte de porter un lombostat destiné à contenir des vertèbres lombaires qui avaient des velléités de se faire la Belle !

Remonter le temps et retrouver celui de l’enfance perdue…

La petite fille est au bord de la plate-forme arrière du camion militaire. Elle se penche, regarde le sol qui lui semble bien loin. Elle se dit qu’il faut qu’elle redescende, donc qu’elle saute. Mais c’est quand même bien haut !…et c’est toujours pareil !

Elle grimpe, s’agrippe, se hisse, ascensionne jusqu’à ce qu’elle atteigne le but, le sommet. Ce n’est que lorsqu’elle est tout en haut qu’elle se demande : « et maintenant comment redescendre ? »

La semaine dernière, elle est montée tout en haut du plus grand pommier du jardin. Elle s’est placée au faîte, en vigie et là émerveillée elle a contemplé un paysage à 180°. Le paysage de son village de Lorraine, situé à la lisière de la France et de la Belgique, à quelques kilomètres du Luxembourg dont elle percevait la ligne sombre de la forêt. Un village massé autour de sa petite église à mi hauteur de la colline, avec son cimetière en contrebas situé dans la plaine de la Chier, sorte de no mans land entre les deux pays de France et de Belgique.

De là haut elle voyait les prairies et champs de céréales sorte de  mosaïque ; en contrebas le trait sinueux et brillant de la rivière bordée d’aulnes, et sur le chemin comme des jouets les chariots de bois tirés par les chevaux transportant le foin. Elle entendait assourdis les cris des paysans qui harcelaient le bêtes : hi et ho, hoho hue dia…tout un vocabulaire « cheval ».

De l’autre côté : la colline appelée la Romanette car dit-on les Romains déjà en avait fait un poste d’observation privilégié. Depuis la guerre de 14/18 la Romanette est comme un fromage de gruyère, pleine de trous, de casemates, de lieux obscurs et secrets qui ont été renforcés car la Romanette fait maintenant partie des ouvrages de défense de la ligne Maginot, poste avancé ou arrière du Fort de Bazeille – sur -Othain Les hommes lui ont conféré une mission, celle de contribuer à la protection de la France contre l’envahisseur s’il se manifeste !

La petite fille serait restée des heures, peut être des jours, là-haut sur son pommier, près du ciel bleu, bleu de mai, si elle n’avait entendu sa grand-mère l’appeler : « Zélie, Zélie, il faut rentrer ! »

Zélie avait alors entrepris de redescendre de son arbre, de se glisser le long du tronc rugueux, s’agrippant aux branches comme elle pouvait jusqu’au moment où l’une d’entre elles, sous son poids, pourtant si léger, avait craqué. Et Zélie s’était retrouvée toute tourneboulée, cul par dessus tête  au sol, bras et jambes griffées, et plus grave, avec sa petite culotte déchirée ne lui couvrant plus que la moitié des fesses. «  Zélie, Zélie, il faut rentrer ! «  La voix plus aiguë, plus insistante, agacée est celle de sa mère. Zélie se dit qu’elle n’a pas le choix, qu’il faut qu’elle y aille, avec sa petite culotte déchirée !

Punie, Zélie a été punie : privée de petite culotte pendant toute une journée !  « ça t’apprendra à faire attention »lui a dit sa mère. Zélie s’était réfugiée dans cette pièce sans jour, toute noire, appelée la remise. On y entreposait tout. Sur les étagères les bocaux et verres à fruits et confitures, pleins ou vides selon les saisons mais aussi les grands pots de saindoux.. Sur des claies les pommes et poires mises en réserve pour l’hiver, par terre les caisses de pommes de terre et carottes et aussi le tonneau dans lequel sa grand-mère met le grain pour les poules. Accrochés  des sacs de jute ; un peu partout un bric à brac de bassines, d’outils, de paniers, de « banses » toutes choses utiles à la vie campagnarde et puis dans le fond, la gueule noire du four à pain. Là, on enfourne les brioches, galettes à « suc », tartes aux mirabelles, reine-claude et quetsches les jours de fête, et, chaque semaine, les boules de pâte au levain qui ressortiront transformées en miches dorées, craquantes et odorantes. C’est là aussi où l’on fume les cochonnailles, le lard, les saucisses, les jambons autant de merveilles qui finiront en potées, cette fameuse potée lorraine au fumet incomparable.

Zélie était assise par terre, elle avait froid aux fesses, elle ressentait dans tout son corps l’humidité remonter du sol de terre battue. Elle avait les jambes pliées, les genoux au menton. Elle écoutait. Elle écoutait tellement qu’elle entendait battre son cœur. Il y avait les craquements de la vieille maison. Peut être qu’elle aussi avait des rhumatismes comme grand-mère Augustine?  Il y avait les bruits furtifs, ceux de tout un monde animal et secret qui vivait sa vie.

Zélie avait peur. Mais entre la peur et la honte elle avait choisi ! Tout même mourir plutôt que de se promener sans culotte ! Si Zélie était toutes ouïes elle était aussi toutes narines. Elle sentait l’odeur de moisi et de poussière mêlée à celle doucereuse laissée par le mûrissement des fruits. Elle percevait les effluves de foin mis à sécher au dessus dans le grenier séparé de la remise par un plancher de grosses pièces de bois disjointes. Zélie se sentait pousser des antennes, comme celles d’un insecte. Elle captait tout : les effets de lumière dans la pénombre, les bruits innombrables, les odeurs si subtiles qu’habituellement elles deviennent insoupçonnables.

Elle avait entendu sa mère l’appeler « Zélie, où es-tu ? » Elle n’avait pas bougé. Elle avait décidé qu’elle ne sortirait pas de son trou. Elle finirait bien par s’endormir et pendant qu’elle « dormirait », le RAT, celui qui un temps avait vécu dans le tonneau à grains, celui qui avait sectionné le pouce de Grand-mère quand elle avait plongé la main pour y prendre la nourriture des poules, et le bien le RAT énorme viendrait lui dévorer les pieds. Lorsqu’on la découvrirait elle serait non seulement morte, mais en plus elle serait une morte sans pied, n’ayant plus que des moignons ! Ainsi elle ne pourrait jamais plus grimper nulle part, ni déchirer sa petite culotte, ni être punie.

Zélie se sentait fatiguée. Avant de s’endormir, elle eut encore le temps d’entendre sa grand-mère dire à sa fille «  Viens, mangeons, elle finira par venir. Ventre creux retrouve toujours sa pitance ! »

 

Mais aujourd’hui la petite fille est en haut du camion et pour redescendre elle n’a qu’une solution, celle de sauter ! Surtout ne pas prendre le risque de déchirer une nouvelle fois sa petite culotte.

Zélie regarde le ciel, toujours aussi bleu. Elle voit un trait noir, comme un éclair, celui d’un martinet qui plonge vers le sol et remonte en arabesque. Etre libre comme l’oiseau et voler comme lui, voilà ce que se dit Zélie. Elle écarte les bras, rejette la tête en arrière, ferme les yeux et se jette dans le vide.

Zélie entend des voix cotonneuses. Celle de sa mère «  Mais qu’est ce que j’ai fait au Bon Dieu pour avoir une fille pareille ? » -« C’est rien Madame, elle est seulement tombée du camion.. » Zélie émerge, elle se sent molle entre les bras du jeune soldat qui l’a ramassée. La tête sur son épaule elle à le nez contre la naissance du cou et elle respire l’odeur chaude et un peu acide du garçon de 20 ans qui ne sait pas trop quoi dire, ni faire. Elle sent contre sa joue la rugosité du drap de la vareuse militaire.

Elle a vaguement mal au genou. «  Je crois qu’elle s’est seulement esquinté le genou »  dit la voix du soldat. Assise sur une chaise la petite fille dodeline mais elle se sent rassurée. Il semble bien que grand-mère Augustine ait pris les choses en mains, comme d’habitude !

« Gilberte, fait bouillir de l’eau »  Zélie entend vaguement le grincement de la pompe que sa mère actionne pour faire venir l’eau. Celle-ci jaillit par à coup, éclaboussant la pierre à évier  grise veinée de blanc. Cette pierre de Givet qui devient bleue lorsqu’elle est mouillée.

Zélie ferme les yeux et serre les dents. Maintenant elle a mal, le sang coule en filet chaud le long de son mollet. «  C’est rien ma Zélie, ça va aller… » Ah ! la voix d’Augustine, sa présence, ses grandes mains osseuses, si fines et si expertes qui nettoie la plaie à petits gestes rapides et l’ondoie de quelques onguents à base de plantes dont elle garde jalousement le secret dans de petits pots de grès. Grand-mère déchire une petite bandelette d’un drap usé et a vite fait de lui faire un pansement. «  Soldat, est ce que vous pouvez porter Zélie à l’étage ? »  Zélie se sent de plus en plus chiffe, le soldat l’emporte  et la dépose dans le grand lit de coin, si rassurant, qui sent bon le laine cardée dont est gonflé le matelas. Elle respire le fraîcheur des draps rugueux tissés maison, lavés lavoir, séchés jardin et elle s’endort profondément !

C’est le milieu de l’après midi du 10 mai 1940 !

À suivre …

 

 


2 Replies to “1 – La rue du cul de plomb”

  1. C’est incroyable comme cette petite fille ressemble…
    C’est enlevé, drôle et touchant…
    Je devine un peu la suite…mais j’ai hâte de la lire…A très vite

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