Chapitre 18.
La voiture suit la route qui longe la rive du lac. Celui-ci est invisible, tout enveloppé par les brouillards laiteux de ce matin de printemps. Quelques mètres avant la frontière autrichienne, la route bifurque, à droite, selon un angle à 90°. Dorénavant elle va suivre, à rebours, le périple du Rhin, le remontant jusqu’à sa source à 2345 mètres d’altitude, jusqu’au petit lac Toma, scintillant diamant enchâssé par les hauts sommets qui culminent à 3000 m voire 4000 mètres là où l’on peut enjamber ce qui n’est encore qu’un petit torrent qui dévale ensuite les pentes des grandes Alpes, enrichi par les autres petits cours d’eau tumultueux, s’engageant dans le « grand canyon suisse », poursuivant son périple de 1233 kms jusqu’à son embouchure dans les Pays bas, après avoir traversé la Suisse, le Lichtenstein, l’Allemagne et la France !
A l’arrière de la voiture, pour l’instant, les fillettes somnolent. A l’avant, mamie Anna, qui ne peut jamais perdre son temps, tricote : une chaussette ! Robert est attentif à la route de plus en plus accidentée, toute en virages et lacets au fur et à mesure qu’elle ascensionne et s’approche des sommets. Brusquement, la nappe de brouillard s’est déchirée, laissant apparaître le soleil éblouissant, mettant en lumière un paysage époustouflant de beauté. Au loin la grande chaîne montagneuse toujours enneigée ; plus près, les prairies multicolores couvertes de ces fleurs uniques, de printemps, qui ne poussent qu’en altitude ; en alternance, les sous-bois des sombres forêts de sapin où le soleil ne pénètre qu’avec de fulgurants rais tissant une singulière tapisserie géométrique entre les troncs d’arbres. Partout des cascades qui déferlent en perles d’eau, de petits torrents vif argent entre les galets, et souvent au détour d’un virage : un lac dont la couleur de l’eau bleu glacier ou bien encore bleu émeraude indique la profondeur ! A chaque détour la surprise ! Là un tunnel creusé dans la roche, puis la route surplombe des gorges vertigineuses qui sont, dit-on, parmi les plus profondes d’Europe !
Gaby et Zélie sont sorties de leur somnolence et comme tous les enfants s’exclament bruyamment, d’étonnement, d’admiration. Mamie Anna leur explique qu’ils ont quitté le canton de Saint Gall, que maintenant ils sont depuis déjà plusieurs kilomètres sur le territoire du canton des Grisons., qu’ils ont traversé la ville de Chur pendant qu’elles dormaient, mais qu’ils arriveront bientôt à Disentis, leur destination finale ! Oui, à Disentis, la petite bourgade monastique, là où vit Eugen alias Pâtre Otmar (le second grand frère de Gaby) moine bénédictin. La famille lui rend visite et ne le voit qu’une fois par an, comme le veut la règle de saint Benoit.
Zélie a hâte qu’ils arrivent, impatiente de découvrir « une maison de moines » et à quoi ressemble un frère moine ! Gaby lui a bien parlé, un peu, mais si peu, de ce frère qu’elle connaît à peine. Ils ont plus de vingt ans d’écart d’âge et depuis qu’elle est née ne l’a vu qu’une dizaine de fois. Pourtant, un soir, quand elles étaient couchées, elle lui avait dit : « …qu’elle en avait un peu peur ! Tu comprends Zélie, il est si grand et si maigre, toujours habillé avec une robe noire, toujours pieds nus dans des sandales même en hiver ! Et puis on dirait qu’il n’a plus de cheveu parce qu’il a la tête rasée ! On dirait un oiseau. Tu sais, pas un petit oiseau gentil du jardin, non, un grand oiseau noir comme ceux qui volent très haut dans les grandes montagnes ! »
Oui Zélie a hâte de voir ce « frère-moine-oiseau » avec curiosité mais aussi un peu d’appréhension. Toutefois ce qui la rassure, c’est qu’elle sait que Gaby a peur de tout ! Alors pourquoi pas de son frère moine-oiseau ? C’est alors qu’elle a entendu Mamie Anna dire « On arrive bientôt…» La voiture roule maintenant, lentement, dans une petite vallée encaissée et au détour d’un virage ce sont les premières maisons du village de Disentis-Muster, surmonté par l’imposante masse dominatrice du monastère et de son église. Là, depuis 1400 ans ont vécu sans interruption des moines, malgré tous les désastres : invasions, guerres, incendies…inlassablement les religieux ont bâti, reconstruit leur lieu de vie de prières, d’études, d’enseignement, d’hospitalité dans cette région de hautes montagnes confortant leur pouvoir religieux, économique, et encore aujourd’hui considéré comme référence de savoir et d’enseignement.
Maintenant, leur petit groupe attend devant la lourde porte que l’on vienne leur ouvrir. Robert a fait sonner la cloche d’entrée pour prévenir de leur arrivée ; mamie Anna tient par la main chacune des fillettes ; Zélie, attentive, regarde la porte qui lui semble gigantesque, avec un peu d’angoisse. Il a fallu quelques minutes avant qu’elle ne s’ouvre et qu’ils soient accueillis par le moine portier, jovial, tout en rondeurs et sourire mais muet ! Il les a précédés, parcourant un hall qui a semblé immense à Zélie. Ils sont entrés dans une pièce non moins impressionnante de par ses dimensions, et là, le Père Abbé, maître des lieux, les attendait, leur souhaitant la bienvenue « dans cette Maison de Dieu » !
Pas très grand, naturellement de noir vêtu, pieds nus dans ses sandales, la tête rasée et ce qui surprend l’enfant une invraisemblable barbe blanche, mousseuse tout comme une « barbe à papa » qui retombe sur la soutane tel un bavoir. Zélie n’a jamais rien vu d’aussi étonnant et se demande si c’est vraiment une vraie barbe tellement elle paraît soyeuse et tellement on a envie de la toucher pour vérifier !
Le Père Abbé parle d’une voix sourde, atone qui pourtant résonne dans cet espace de silence. C’est à ce moment là que Zélie a vu venir du fond de la salle le « frère-moine-oiseau ». Grand et maigre, comme l’avait décrit Gaby, le crâne rasé, la figure pâle et glabre, il avance lentement sans bruit comme s’il glissait sur le parquet ciré, les bras serré le long du torse, les mains cachées dans les vastes manches de la soutane. La fillette pense que Gaby s’est trompée : son frère ne peut être un « moine oiseau » puisqu’il n’a pas d’ailes !
D’une voix calme et claire Pâtre Otmar salue mamie Anna, sa mère ; a un sourire complice pour son frère Rober ; un regard attendri pour la petite sœur Gaby ; une voix interrogative pour savoir qui est cette autre petite fille dont il caresse, d’un geste léger, le dessus de la tête…comme un souffle sur les cheveux de Zélie.
Fidèle a la tradition hospitalière du monastère, le Moine Abbé les invite à prendre une collation, les conduit dans la vaste salle à manger lambrissée de sapin clair, avec tables et chaises typiques des meubles du canton des Grisons, façonnés dans ce même bois celui de ces sapins de haute montagne tordus par les intempéries, plein de nœuds, ce qui constitue toute l’originalité du mobilier. Le reste de la journée se passe à visiter les parties communes de l’abbaye (à l’exception des espaces privés réservés aux moines et aux visiteurs masculins) et l’église magnifique, sorte de pâtisserie rose, bleue et or, chef-d’œuvre de l’art baroque où de joufflus angelots virevoltent, en soufflant dans des trompettes, autour d’un l’autel éclatant.
Au retour, dans la voiture, Zélie revoit cette journée mémorable et se dit qu’elle ne l’oubliera jamais, puis tout comme Gaby, elle s’est endormie pelotonnée, contre cette dernière, sur le siège arrière.
Après cette journée, qu’effectivement Zélie n’oubliera jamais et qui lui donna les jours suivants tant à réfléchir, le temps a semblé s’accélérer. Son quotidien entre la grande maison, l’école, les jeux, sa complicité avec Gaby, tout cela s’est inscrit en mode routinier ; la raison en étant : Robert ! Ce dernier, fidèle à sa promesse de faire connaître, apprendre la montagne à la gamine, ce temps là est arrivé ! Quelques jours après Disentis, il est venu dire à Mamie Anna qu’il viendrait chercher Zélie le dimanche suivant pour une escapade en montagne et par conséquent, il fallait faire en sorte qu’elle soit équipée en conséquence.
Ah ! le plaisir et la fierté d’entrer dans le magasin de sports avec Mamie Anna, d’essayer les chaussettes, chaussures de marche pour la montagne, ainsi que le pantalon « knickers », le sac à dos, choisir une gourde, une paire de lunettes de soleil et plus encore le bâton à la mesure de sa taille, compagnon indispensable pour sa sécurité. Robert l’a prévenue « Dimanche la puce, lever à 6 heures, je viendrai te chercher à 7 heures ! » et oui Robert l’appelle « la puce »parce que dit-il « tu es toujours en train de sauter ». En l’entendant, Gaby s’est exclamée en faisant la moue : « Quelle horreur » suscitant l’hilarité ! Tout le monde sait bien qu’elle n’aime rien tant le dimanche matin que rester au lit à rêvasser au milieu de ses peluches jusqu’au moment où Mamie Anna la rappelle à l’ordre afin qu’elle se prépare pour aller à la messe. Zélie, elle, s’est pendue au cou de Robert qui la fait tournoyer comme une toupie en riant !
Le dimanche suivant dès 6h30, Zélie est sur pied, dans la fébrilité de l’attente. Cette première journée d’initiation à la marche et à la petite escalade en montagne est suivie de beaucoup d’autres avec la patience de Robert qui lui explique comment marcher en allongeant le pas, sans précipitation, en s’aidant avec son bâton, en évitant de faire rouler les pierres (cela peut être dangereux pour celui qui suit). Il lui recommande de ne pas faire de bruit, car la montagne c’est aussi tout un monde secret, vivant à ne pas déranger, à ne pas effrayer !
Au fur et à mesure des semaines, les ascensions sont plus longues ; les kilomètres se suivent, les montées et descentes s’avèrent plus rudes, les paysages de montagnes diffèrent . Quittés les sous bois de feuillus, traversés les espaces boisés de sapins et les prairies d’alpages où les vaches aux yeux de velours, les chiens de berger et leurs maîtres semblent immobiles dans le décor. Ils atteignent maintenant les pentes rocheuses des hauts sommets là où viennent s’échouer les glaciers, où les cascades alimentent les ruisseaux qui deviendront rivières affluentes du Rhin. Là où Robert enseigne à Zélie l’art de poser son pied sûrement sur une pierre pour y prendre appui et se hisser un peu plus haut ; la tactique pour tâter la roche voire l’écouter en tapant légèrement avec son bâton, découvrir la moindre entaille ou aspérité qui permettra de progresser avec précision et sécurité encore un peu plus haut. Et quel bonheur lorsque tous deux sont en haut de ce qui paraît pour l’enfant, être un vrai sommet, en réalité tout juste une protubérance rocheuse mais de là-haut voir la chaîne des si grandes montagnes avec leurs hauts sommets qui émergent de la mer des nuages.
Zélie découvre aussi le bonheur de la pause. Robert a l’art et la manière de faire griller les délicieuses saucisses « bradwurscht » de Saint-Gall dévorées ensuite avec les petits pains que leur a préparés Mamie Anna. Ah ! la saveur de ces repas sur le pouce, mastiqués silencieusement, assis côte à côte devant l’infini d’un monde hors du temps. Quelquefois Robert lui montre du doigt le vol de l’aigle qui vient de quitter son nid, ou encore une harde de chamois en équilibre sur une paroi rocheuse ou bien en bordure d’un petit lac une famille de marmottes qui batifole joyeuse et insouciante. Voir, observer, sentir, s’imprégner de ces montagnes jusqu’à ne plus penser qu’à elles. Découvrir chaque fois leur beauté mais aussi en connaître les dangers insoupçonnés, traitres car inattendus. Certain jour, il arrive qu’il y ait un ciel bleu azur, un soleil au zénith, et que brutalement Robert dise à Zélie : « La puce, on remballe vite fait et on redescend, dans une heure c’est l’orage ! » effectivement une heure après, alors qu’ils sont tout juste au niveau des alpages, des gouttes chaudes et larges comme des ombelles commencent à tomber accompagnées du grondement sourd du tonnerre avec un ciel de plomb zébré d’éclair. Vite, ils n’ont que le temps de se réfugier dans une bergerie où déjà les chiens ont fait rentrer les moutons. Et là, quelquefois pendant une heure ou deux, Robert discute avec le berger pendant que Zélie s’assoupit dans le foin, saoulée par la tiédeur de l’atmosphère et l’odeur de suint dégagée par le troupeau. L’orage passé, ils finissent leur descente dans le froid presque glacial la température ayant brusquement chuté de plusieurs degrés. Robert donnant alors la main à la petite. Une main large, solide, rassurante avec laquelle Zélie irait au bout du monde.
Les jours, les semaines, les mois ont défilé. L’année scolaire est terminée et ce sont les mois de juillet et août. En juillet le mois de l’anniversaire de Gaby, en août celui de Zélie. Toutes deux vont avoir sept ans et mamie Anna ainsi que Robert ont décidé que les deux anniversaires seraient fêtés en même temps, le 15 août qui est aussi celui de la grande fête de la Vierge Marie.
Ce jour là, naturellement tous quatre suivent la procession juste avant l’office. Les fillettes baillent un peu et même beaucoup trouvant la cérémonie trop longue mais ensuite une surprise les attend : Robert a réservé pour le déjeuner une table dans le restaurant de l’un des bateaux à aubes qui longe la rive suisse du lac de Constance, où l’on sert de délicieuses fritures de poissons du lac, dorées et croquantes sous la dent. Aux dessert Gaby et Zélie soufflent de concert 7 bougies blanches au garde à vous sur la ganache d’un gâteau au chocolat puis Mamie Anna leur offre à chacune un bijou: la même chaîne de cou en argent avec une petite croix. Déjà, le bateau arrive à destination et accoste à Kreutslingen (canton de Turgovie) située là où le lac se rétrécit pour devenir l’Untersee, juste en face de Constance, ville allemande donc en guerre, ce qu’explique Robert. En fait, du pont du bateau il semble qu’en allongeant le bras, on pourrait toucher l’autre rive. Zélie écoute avec attention toutes les explications, tandis que Gaby, tout à côté, n’est manifestement pas intéressée par toutes ces histoires de conflits. Zélie pense que c’est normal car Gaby ne sait pas ce qu’est la guerre, alors…Le retour s’effectue en train. La voie ferrée longe aussi la rive du lac et traverse une campagne paisible, faite de vergers, de fermes maraîchères, ponctuée de petites bourgades dont les plus importantes sont Rorschard et Reineck, leur terminus.
Pendant la semaine qui a suivi, Mamie Anna leur a demandé de s’habiller « en dimanche » car elle veux les emmener chez le photographe ; elle souhaite avoir une photo en souvenir de leurs sept ans. Même chemisier, même jupe plissée, même petite chaîne avec sa croix, mais l’une est brune avec deux nattes, deux yeux noirs en amande, un sourire timide ; l’autre blonde, les cheveux courts et raides, les yeux bruns en billes de loto, un sourire en « tirelire » ébréché par des dents de lait perdues : les photos reflètent tellement bien la personnalité de chacune d’entre elles !
Deux jours après cette séance de tirage de portraits, mamie Anna a annoncé à Zélie, d’une voix blanche : « Ma Zélie, il faut que je te dise : nous allons devoir nous séparer, tu dois rentrer en France, dans ta vraie famille ! » – Pétrifiée, Zélie a demandé: “Quand?” –” La semaine prochaine!” et puis elle se sont mises à pleurer toutes deux , la petite dans les bras de mamie Anna tout contre la douceur de ses seins.
(à suivre)