Chapitre 25.
Zélie s’ennuie. Elle attend avec impatience la rentrée des classes. Au moins elle pourra sortir ! Pour l’instant elle est consignée à la maison sous la surveillance de Madame Ledent. Sa seule sortie quotidienne : l’accompagner pour aller faire les courses et toujours une queue interminable, tout cela pour revenir avec un filet à provisions pratiquement vide. Encore heureux qu’elle ait la possibilité de lire grâce à Oncle Alain. Un soir, celui-ci lui a apporté « Les malheurs de Sophie » de la Comtesse de Ségur. Malheurs qui ne l’ont pas tellement émue. Lorsque son oncle lui a demandé si cette histoire lui avait plu, elle a répondu : « pas vraiment » -« Pourquoi ? » -« Parce que les bêtises de Sophie ce sont des malheurs d’avant la guerre ! » Oncle Alain a paru étonné par sa réponse et puis il a fini par lui dire « Tu as raison, c’était avant, dans un autre monde ! » C’est ce soir là qu’il l’a emmenée dans son bureau, pièce toujours fermée à clé. En entrant, la fillette a été fascinée ; il y avait une bibliothèque qui couvrait la totalité de deux murs. Elle n’avait jamais vu autant de livres ; elle ne pouvait même pas imaginer qu’il en existe autant ! Là, beaucoup étaient reliés, tout habillés de cuir avec sur la tranche du dos le titre apparaissait en lettres d’or. D’autres étaient sous vitrine, là aussi fermée à clé. Oncle Alain lui confia qu’il avait une collection de livres rares, parce qu’édités en tout petit nombre d’exemplaires, où les mots étaient couchés sur des papiers
spéciaux, dont certains possédaient des illustrations ou des lithographies originales. « Tu vois Zélie c’est une chance que la maison n‘ait pas été détruite et cela en est une autre qu’elle n’ait pas été vandalisée …tous ces livres sont pour moi autant d’amis irremplaçables »- Zélie comprenait si bien son oncle, elle-même ne considérait-elle pas le premier livre que lui avait offert Mamie Anna comme un trésor dont elle pensait ne jamais pouvoir se séparer ?
C’est ce soir là aussi que son oncle lui a confié un livre plus gros que d’ordinaire, un dictionnaire Larousse illustré, en lui recommandant d’y faire très attention. Depuis elle ne se lasse pas de le feuilleter, de lire et de s’enchanter avec tous les mots si nombreux et souvent inconnus pour elle, de s’émerveiller devant les images : reproductions de tableaux, de personnages célèbres, objets divers et variés, mais ce qui la fascine le plus ce sont les cartes géographiques de tous les pays du monde dont certains ont des noms qui lui paraissent si étranges. Pays si divers avec des gens, des animaux, des plantes, des façons d’habiter multiples.
Faute de pouvoir sortir, ce dictionnaire lui permet de s’évader, de vagabonder à travers les continents et au-delà des heures qui s’égrènent à longueur du temps de chaque jour. Avant d’aller se coucher elle range soigneusement son ami Larousse après en avoir embrassé la couverture ; elle lui souhaite bonne nuit et à demain !
Enfin, c’est le jour de la rentrée. La veille elle a préparé soigneusement son cartable sous l’œil sourcilleux de sa tante/Madame la directrice. Maintenant sur le parcours de l’école, son cartable au bout du bras, elle court presque pour essayer de la suivre. Celle-ci marche d’un pas vif, ses dossiers sous le bras et pèlerine au vent. En ce mois d’octobre les prémisses de l’hiver lorrain commencent à se faire sentir, la fillette n’a pas chaud, de plus elle a cette boule, sa boule d’inquiétude, comme blottie au creux du ventre, cette boule qu’elle connait si bien maintenant, qui disparait un temps, qui n’est jamais très loin de réapparaitre sournoisement ou brutalement : c’est selon la nature des évènements. La boule s’est réveillée doucement au cours du frugal petit déjeuner, lui coupant l’appétit ; depuis elle ne cesse de grossir ! Pourtant Zélie était si contente de retourner à l’école, de sortir enfin de cette maison étouffoir ! Maintenant qu’elles approchent une crainte vague, une appréhension, l’envahissent devant l’inconnu qui s’annonce.
Comme dans toutes les écoles les gamines, par groupes, jouent dans la cour jusqu’au moment où la cloche sonne et tout ce petit monde s’éparpille pour finalement se mettre en rang en jacassant, en file devant chaque institutrice. Mais ce jour là, lorsque Madame la Directrice flanquée de sa nièce est entrée dans la cour, le silence a envahi l’espace. Zélie s’est sentie le point de mire de dizaines de paires d’yeux ce qui n’a fait qu’ajouter à la confusion dans laquelle elle était. Sa tante, tel un général passant en revue ses troupes, a remonté les files d’attente, c’est arrêtée près de l’une d’elle, présenté sa nièce à la maitresse de sa future classe en lui faisant quelques recommandations. C’est comme cela que Zélie s’est retrouvée au premier rang et ensuite en classe bénéficiant d’une certaine sollicitude de la part de son institutrice ce qui bien entendu n’était pas ce qui allait faciliter son intégration dans la classe !
La classe a commencé par un hommage chanté au glorieux vieillard, père de la patrie, puis il y a eu la distribution de vitamines sensée pallier les carences alimentaires, en l’occurrence un carré couleur chocolat, qui ressemblait effectivement à un carré de chocolat, qui fondait comme un carré de chocolat sauf qu’une fois mis en bouche, l’huile de foie de morue qui entrait dans sa composition tapissait les muqueuses buccales pour plusieurs heures ce qui rendait les enfants plus ou moins nauséeux !
Et puis, il y a eu ce que redoutait Zélie : sa présentation par la maîtresse à la classe, avec les mots convenus qu’elle aurait pu réciter : « Je vous présente Zélie qui nous arrive de loin…du centre de la France, de Clermont Ferrand. C’est la nièce de Madame la Directrice (là le ton est déférent) je vous demande de l’accueillir en bonnes camarades »- Elle a senti converger tous les regards sur son dos car elle est assise au premier rang. Elle sait aussi comment cela va se passer à la récréation de la mi-matinée. Elle sera d’abord seule dans un coin, désœuvrée et empruntée, et puis un détachement de trois à quatre filles viendra aux renseignements. Effectivement elle voit un groupe qui discute, de temps en temps jette des regards furtifs dans sa direction et finalement se décide à l’aborder. « Comment tu t’appelles »-« Zélie »-« C’est un drôle de nom ! C’est vrai que la directrice est ta tante ? »-« Non, c’est pas ma vraie tante »- « Alors pourquoi elle dit qu’elle est ta tante »-« Parce qu’elle est mariée avec mon vrai oncle ! »Silence, instant de perplexité « Alors t’es orpheline »-« Non, pas encore ! » Re- silence, haussements d’épaules et demi-tour, le groupe s’éloigne. Soupir de soulagement de Zélie qui sait, parce qu’elle l’a compris que ce n’est pas encore ici qu’elle se fera une amie ou une copine. Être la nièce de la directrice est rédhibitoire ! Qu’importe au moins elle aura le temps et la paix pour lire pendant les récrés. Elle se promet d’aller au plus tôt visiter la bibliothèque, à moins que l’oncle Alain ne lui donne un livre qu’elle puisse emporter dans son cartable. C’est ainsi qu’elle a commencé son année scolaire en compagnie de « L’île au trésor ».
La classe de la matinée se termine à 11h 30 celle de l’après midi reprend à 13h30. Deux heures pour permettre aux élèves de rentrer chez elles à pied car il n’y a ni cantine, ni transport. Zélie rentre seule à la maison où Madame Ledent l’attend dans la cuisine pour déjeuner. Cette dernière s’ingénie à faire des repas mangeables avec des produits, mis en vente, qui ne le sont pas toujours. Qu’importe, Zélie aime Madame Ledent qui le lui rend bien, encore que l’une et l’autre n’en laissent rien paraître lorsque que Ma…dame est là, heureusement pas très souvent en même temps que Zélie qui, d’ailleurs, ne saura jamais où sa tante prend ses repas de midi.
Cette heure du déjeuner de midi est aussi le seul moment de la journée où Zélie se laisse aller. Elle parle, raconte, discute, papote et fait rire Madame Ledent qui n’ayant pas d’enfant et un mari, pour le moment, disparu dans l’enfer de la guerre, vit dans une grande solitude.
Quatre fois par jour la gamine fait le trajet, pas loin de deux kilomètres, pour aller et revenir de la maison à l’école. Une partie du parcours passe par le secteur incendié de la ville, au milieu des immeubles calcinés, noirs et en même temps éclairés par les béances laissées par les ouvertures des fenêtres disparues, où la végétation a déjà repris ses droits et qui est devenu une sorte de Cité des chats. Des chats non pas errant mais demeurant. Des chats rescapés de l’incendie, abandonnés par leurs maîtres et qui sont restés sur leur territoire. Tous plus squelettiques les uns que les autres, se nourrissant de peu, les humains n’ayant eux même à peine de quoi à peine survivre. Certains d’entre eux dit-on, considèrent la Cité des chats comme un terrain pourvoyeurs de « civets de fortune » ?!
Zélie prend toujours le temps de s’arrêter quelques minutes pour observer ces chats mener leur vie avec cette nonchalance et l’élégance propres aux félins. Il y en a de toutes les couleurs, certains ont les yeux vert jade, d’autres ambrés, d’autres encore couleur pierre de lune, ainsi dit Zélie à Madame Ledent. Comme ils se sont reproduits c’est une véritable colonie qui occupe le terrain avec ses règles et ses codes, les matous qui font la loi, les mères qui éduquent les chatons turbulents, et les solitaires qui se tiennent à l’écart, dédaigneux. Plus tard quand Zélie sort de l’école après l’étude, alors qu’il fait nuit noire, la cité des chats s’éclaire d’une multitude de points lumineux comme des lucioles immobiles, ce sont les yeux des chats aux aguets, sur le qui vive. Un soir, oncle Alain lui a demandé si elle n’avait pas peur de rentrer le soir, dans le noir. Non, elle n’avait pas peur ni des chats, ni du noir, ni du silence. Elle avait seulement peur du bruit des bottes des Allemands qui patrouillent dans les rues ! Oncle Alain lui as dit « Tu ne risques rien, tu ressembles trop à une petite gretchen ! »
(à suivre)
La rue du Cul de Plomb
Posté le 27/01/2016 dans Le feuilleton.