Ils sont tous les quatre à attendre sur le quai de la gare de l’Est, le père est là. Il dit « Vous verrez, vous allez voyager dans un train extraordinaire remis en service exprès pour transporter les familles des forces d’occupation militaire ». Le père répète: « Vous verrez…. » Et puis il ajoute : « Lorsque le train sera là je vous accompagnerai jusqu’à votre compartiment, je vous quitterai ensuite, car je dois rejoindre mon unité à Vienne, je repars donc, tout à l’heure, en avion militaire ». Zélie a regardé sa mère, elle était blême, avait les larmes aux yeux, et sa voix tremblait légèrement quand elle a demandé : « Et qu’est ce que je fais avec les enfants en arrivant ? » Instinctivement Zélie lui a pris la main elle aussi était inquiète. C’est alors que le père a dit : « Naturellement je serai arrivé là-bas avant vous, donc je vous attendrai à la gare. Vous allez voyager toute la nuit, vous dormirez dans le train, et demain matin nous nous retrouverons ! Maintenant la guerre est finie, je ne vois pas pourquoi tu t’inquiètes ! » C’est vrai la guerre est finie, et l’atmosphère n’est plus la même. Il semble déjà loin le temps où les gens se pressaient souvent silencieux, le visage fermé, voire apeuré lorsque les patrouilles allemandes ou la milice apparaissaient. Là les gens s’interpellent joyeusement, des groupes se forment, consultent les panneaux d’informations .Beaucoup de familles dispersées au cours de ces années, rejoignent leurs régions du nord ou de l’est avec femmes et enfants, voire accompagnés de personnes âgées. Beaucoup de militaires aussi, non seulement français, mais aussi d’autres nationalités, de celles qui ont gagné la guerre. Toute une humanité au milieu de laquelle, pour l’instant ils patientent, bien que « le Gamin » fatigué commence à chouiner.
Il était 6h30 ce matin là, quand ils ont quitté à pieds l’avenue de la République pour rejoindre la gare. Le père portant deux lourdes valises, Gilberte un gros sac, et Zélie poussant la poussette dans laquelle « Le Gamin » a fini par s’endormir. Il était un peu plus de 13heures lorsque le train est arrivé à Paris. Le père les a conduits dans une brasserie pour déjeuner, un déjeuner toujours sous le signe des restrictions, mais aussi sous celui de la liberté ce qui changeait tout ; même le père était guilleret contrairement à Gilberte qui ne disait pas un mot mais paraissait en permanence au bord des larmes et Zélie savait bien pourquoi ?
Brutalement sa mère, en quelque sorte sans préavis, était obligée de laisser derrière elle tout ce qui était sa vie, sa sécurité dans ce monde tellement inquiétant. Le petit cercle si fidèle qui l’entourait tous les après-midi : « Renard rouge » si efficace en tout, sans oublier son sens de la répartie, Mathilde la bonté et la douceur mêmes, « Miss bigoudis », la plus jeune, avec sa gaité et ses éclats de rire et son insouciance. Zélie se remémorait cette invraisemblable fin de journée de communion. Après le moment de sidération provoqué par l’arrivée du père et sa déclaration, il y avait eu un moment de flottement, les invités autour de la table ne sachant plus s’il fallait continuer à manger, à boire, rester là ou partir ! Gilberte affolée demandant au père d’une voix blanche « On part pour combien de temps ? »- La réponse du père ne l’avait pas rassurée : « Le temps qu’il faudra ! » Il avait ajouté « Désolé, Mesdames je ne savais pas que c’était le jour de la communion de ma fille ! » et à l’attention de Gilberte : «Tu fais les valises uniquement avec tes vêtements et ceux des enfants, il n’y a besoin de rien d’autres ». Oui, c’est ainsi que cela s’était passé. Renard rouge avait pris les choses en mains et déclaré à Gilberte qu’elle fasse tranquillement ses bagages, qu’elle ainsi que Mathilde s’occuperaient de ranger l’appartement quand nous serions partis et qu’elles continueraient à y venir régulièrement en attendant qu’elle revienne. Quant à Madeleine avant de quitter les lieux elle avait tenue Zélie dans ses bras, l‘avait embrassée en lui recommandant d’emporter son livre de Français et sa grammaire, et que maintenant, comme le courrier fonctionnait à nouveau, elle lui enverrait des nouvelles à Vienne !
Brusquement sur le quai il y a eu d’abord un frémissement et puis un mouvement de foule, le haut parleur grésillant diffusait une information difficilement audible qui annonçait que le train « extraordinaire » dont le père avait tant parlé entrait en gare ! La locomotive était semblable à celles qu’elle connaissait mais les wagons se distinguaient par leur couleur bleue et le monogramme doré représentant deux lions dressés face à face qu’ils arboraient sur le côté et qui sans conteste témoignait que ce train là appartenait à une autre classe que tous ceux que Zélie avait connus jusqu’à présent. Elle n’était pas au bout de sa surprise car les wagons étaient des voitures –lit ! Ce qu’elle n’aurait jamais pu imaginer. Le père les a installés dans un de ces compartiments avec couchettes, lavabo, lampes de chevet …et toutes ces choses c’était seulement pour sa mère, elle et le gamin. Ils allaient pouvoir dormir comme s’ils étaient dans une chambre ! Zélie n’en finit pas de s’extasier et c’est tout juste si elle prête attention quand son père déclare que le train va partir et que lui aussi doit s’en aller. Le nez écrasé sur la vitre, la gamine le regarde s’éloigner et se fondre dans la foule. Puis en se retournant elle voit sa mère debout, droite, en pleurs, qui gémit « Qu’est-ce qu’on va devenir ? » et elle comprend que ce voyage est pour Gilberte un départ en exil, qui plus est dans un pays qu’elle considérera toute sa vie comme ennemi. Elle essaie de rassurer sa mère, lui dire que tout ira bien, que le père les attendra là bas…
Le train s’est ébranlé prenant petit à petit sa vitesse de croisière pour effectuer les quelques 1300 kilomètres, via Strasbourg, Munich, Linz qui les séparent de Vienne. S’il n’y avait eu le chagrin de Gilberte, ce voyage qui s’annonçait si confortable aurait pu se faire sous les meilleurs auspices seulement c’était oublier que l’armistice venait tout juste d’être signée et que si les voitures de « l’Orient Express » avaient été remises en service malheureusement il manquait l’intendance, c’est-à-dire les hommes et femmes qui en assuraient les services. Il n’y avait donc pas d’eau au lavabo, ni drap, ni couverture, ni oreiller sur les couchettes et surtout la voiture restaurant brillait par son absence. Or parmi les voyageurs personne n’avait été prévenu mais tout le monde était embarqué pour un voyage à la durée indéterminée. Le père avait bien dit à Gilberte que ce serait « un long voyage » et justement Gilberte s’inquiétait, le Gamin commençait à avoir soif et faim. Au premier arrêt (toutefois le dernier en France) à Strasbourg, tout le monde est descendu sur le quai en quête de boisson et de nourriture. Gilberte a suivi et n’est réapparue dans leur compartiment qu’au moment où la locomotive sifflait, signe que le train allait repartir, mettant fin à l’angoisse qui avait saisi Zélie, déjà, persuadée que sa mère ne reviendrait plus ! Celle-ci, au milieu de la cohue, avait réussi à acheter une bouteille d’eau et une sorte de cake qui s’avéra à l’usage si compact qu’il fallait une mastication énergique de chaque bouchée pour pouvoir l’avaler mais qui de fait présentait l’avantage d’être rassasiant. La nuit étant tombée, la cabine étant éclairée uniquement par une veilleuse, il n’y avait plus qu’à s’installer sur les couchettes et à dormir. Mais longtemps pendant cette nuit là, Zélie a entendu sa mère pleurer et renifler jusqu’au moment où elle –même a fini par s’endormir !
Sitôt après Strasbourg, le train entre en Allemagne, qui depuis la capitulation récente du 3ème Reich est devenu un État sous occupation des forces alliées : américaines, anglaises, russes et françaises, chacune d’entre-elles occupant un espace géographique bien défini, délimité par autant de points de contrôle voire de postes frontière comme pour entrer en zone russe.[i] Au milieu de la nuit, le train s’est arrêté à Munich et la porte de leur cabine a été ouverte, et Zélie toute ensommeillée a vu deux grands gaillards habillés dans un uniforme qu’elle ne connaissait pas, et pour cause, on était alors en zone américaine et c’était le premier point de contrôle d’une série qui allait émailler le trajet. Gilberte, un peu fébrile, a présenté les papiers d’identité,(traduits en quatre langues), que le père lui avait remis en partant. Après une brève vérification les soldats ont salué, caressé la tête de Zélie et sont sortis en fermant soigneusement la porte de leur compartiment. Le contrôle de l’ensemble du train s’est passé relativement vite et Zélie s’est rendormie. Ce qui l’a réveillée à nouveau cette fois brutalement, c’est que l’on tapait avec violence contre la porte. Gilberte s’est levée pour ouvrir. Il y avait trois soldats différents des premiers qui parlaient une langue que Zélie n’avait jamais entendue, et qui réclamaient aussi les papiers d’identité, mais au lieu de les vérifier sur place et de les rendre ensuite, ils sont sortis avec pour rejoindre dans le couloir d’autres soldats dont un, manifestement, gradé. Il s’est passé un bon moment avant qu’ils ne reviennent dans le compartiment mais cette fois accompagné du Chef et à la surprise de Zélie celui-ci s’est adressé à Gilberte dans un français parfait « Madame, vous êtes bien française ? » Cette dernière a répondu un faible « Oui ». Le Chef a alors désigné Zélie « Et elle ? » mais avant que sa mère ne réponde la fillette s’est avancée vers lui et d’une voix claire lui a répondu : « Oui, moi aussi je suis française, je m’appelle Zélie, et là c’est ma mère, et là encore, mon petit frère » Le Chef a paru un peu surpris par la véhémence de la réponse, mais très vite, après s’être excusé auprès de Gilberte, il a ordonné aux deux soldats qui l’accompagnait de fouiller les bagages. Ce qui fut fait sans grand ménagement. Finalement tous trois ce sont retirés après avoir salué, et Zélie a aidé sa mère à remettre de l’ordre dans les deux valises et le grand sac. Cette fouille de leurs bagages qui ne contenaient que leurs vêtements restera longtemps dans la mémoire de la petite fille qui avait été scandalisée quand elle avait vu ces hommes inconnus manipulant les sous-vêtements de sa mère dont l’un d’entre eux avec des gloussements qui lui avait valu un rappel à l’ordre du Chef. Elle avait eu alors envie de crier et pourtant s’était tue !
Le train s’était arrêté en gare de Linz en Autriche, le poste frontière de la ligne de démarcation de la zone russe. Les vérifications douanières de l’ensemble des voyageurs avaient duré 8 heures ! Quand le train est reparti la matinée était bien avancée et le Gamin a commencé à demander à boire et à manger…seulement la bouteille d’eau était vide et le cake fini ! Après avoir pleuré un long moment en geignant, blotti contre sa mère, ce petit garçon de quatre ans a fini par s’endormir au grand soulagement de Gilberte, qui enfin apaisée a dit « Heureusement, qui dort dine ! »
(A suivre)
[i] Dépasser la ligne de démarcation à destination de la zone russe ou en provenance de celle-ci équivalait alors à entrer ou à sortir d’un pays étranger- Les Russes ne supprimeront les contrôles qu’en 1954 !