Chapitre 35
Pendant combien de temps le train a-t-il encore roulé avant de s’arrêter en rase campagne, dernier « check point »russe avant d’entrer dans le périmètre délimité autour de la capitale autrichienne devenue une enclave partagée en quatre, comme quatre parts de gâteau pour les différentes autorités militaires occupantes. Vienne, sorte d’îlot dans la géographie autrichienne occupée par les Russes. Ces derniers selon un scénario bien réglé n’ont laissé repartir le convoi qu’après une ultime et minutieuse vérification des identités des voyageurs. L’Orient Express s’est enfin ébranlé, a semblé prendre de la vitesse tel un cheval qui sent l’écurie, ce qui a eu pour effet de secouer l’apathie qui avait fini par atteindre tous les voyageurs, affamés, assoiffés, épuisés. Brusquement ce fut le branle-bas général, tout le monde se précipitant dans le couloir avec bagages en tous genres !
Zélie a tiré le rideau qui obture la vitre de la porte de leur compartiment-couchette, regarde les gens agglutinés et comprend qu’il leur faudra attendre que cette masse compacte s’éloigne pour pouvoir sortir. Il ne leur reste donc plus qu’à patienter. Gilberte, le Gamin sur les genoux, et elle, assises sur leurs couchettes. Elles ne parlent pas mais l’anxiété est bien présente ! Zélie pense « Pourvu que le père soit là. », elle sait que sa mère se pose la même question.
Le train a fini par ralentir et à entrer en gare annoncé par la voix gutturale d’un haut parleur « Wien, Wien » assurant Zélie qu’elles étaient vraiment arrivées en cette terre étrangère.
Il leur a fallu attendre que le long cortège des voyageurs s’évacue pour pouvoir enfin sortir de leur compartiment, Zélie s’occupant du Gamin et Gilberte la suivant, tant bien que mal avec les bagages dont la valise trop lourde pour elle. Avant de descendre les marches du wagon, la fillette a jeté un regard circulaire et aperçu son père sur le quai qui manifestement les cherchait. Elle a hurlé « Papa, c’est Zélie, on est là ! » C’était comme un cri de délivrance, un appel d’air frais !
Le père était là, comme il l’avait dit !
Soudain, il a semblé à Zélie que tout allait très vite. Le père l’a attrapée sous les bras, soulevée et déposée sur le quai, puis il a saisi le Gamin qui pleurnichait, aidé Gilberte à descendre et confié les bagages au porteur qui l’avait suivi. Le père était là, en uniforme de l’armée de l’air française et l’ordre était de retour. Pas d’effusions intempestives, baisers furtifs sur la tête des enfants, sur chaque joue de leur mère et question « Ça s’est bien passé ? » Gilberte n’a su que répondre : « les enfants ont faim et soif et sont fatigués ! ». Le père a saisi le Gamin, s’est mis en marche à grandes enjambées suivi par Gilberte, Zélie (qui courait presque), et le porteur des bagages. Zélie a eu le temps de remarquer que le quai était libre, les gens s’écartant sur leur passage. Un premier signe, comme il y en aura beaucoup d’autres par la suite qui lui a fait réaliser qu’ils occupaient un pays. Ainsi en si peu de temps, elle, Zélie petite fille française « terrorisée » pendant cinq ans par une armée ennemie d’occupation, était devenue de facto, une « petite fille occupante » de cette Autriche qui finalement avait perdu la guerre. Ce pays dont elle ne connaissait rien, dont elle n’avait jamais entendu parler, pas même à l’école, et où à partir de ce jour elle allait vivre comme avait dit le père « le temps qu’il faudra ! »
Dans l’instant ils sont sortis de la gare, une voiture de l’armée les attendait, le soldat-chauffeur a chargé les bagages, le père a dit : « 14 hutteldorferstrasse » et la voiture a démarré. Curieuse Zélie regarde par la vitre, elle a hâte de savoir à quoi ressemble cette ville, Vienne c’est la capitale de l’Autriche lui avait dit son père, la ville la plus importante du pays, où des empereurs et impératrices ont vécu. Elle s’imaginait une ville de contes de fées. Elle regarde et hélas il n’y a pas de fées seulement les décombres d’un cauchemar de guerre. Des rues entières dévastées avec des immeubles écroulés, des gens gris qui circulent à pied, quelquefois à bicyclette, ou encore faisant la queue portant des sacs à bout de bras, tout comme ce qu’elle a connu en France.
La voiture roule et petit à petit le paysage urbain change. Il semble que l’on se soit éloigné du centre de destruction massive, que la ville a conservé quelques quartiers intacts, préservés par quelques hasards heureux. La voiture roule maintenant sur une voie traversant l’un de ces quartiers « bourgeois » aux immeubles en pierre datant du XIXe siècle. Le chauffeur s’arrête devant l’un d’eux, le n° 14 ; le père a dit « C’est bien là » Zélie a tout de suite remarqué qu’en rez de trottoir il y avait la vitrine d’un magasin de jouets, à côté une lourde porte cochère en bois que le père a poussée, portant toujours le Gamin, suivi de Gilberte , Zélie et du chauffeur chargé des bagages. Au fond d’un hall d’entrée, un ascenseur qui a étonné Zélie qui n’avait encore jamais vu cette sorte de « machine-cage » dans laquelle les gens s’enfermaient et après avoir appuyé sur un bouton montaient ou descendaient les étages ! Le père a entassé tout son monde, à l’exception du chauffeur bagagiste, appuyé sur le numéro 3. L’ascenseur s’est arrêté sur le palier desservant deux appartements situés de part et d’autre. Le père a sorti une clé, ouvert la porte de celui de droite, et les a précédé dans un couloir si sombre que la fillette n’a pu avancer jusqu’à ce que le père allume. Zélie fronce le nez, surprise par l’odeur, un composé de renfermé, de poussières, mais aussi de quelque chose de plus, qu’elle ne sait reconnaître sur l’instant, mais que très vite elle identifiera comme étant des émanations laissées par les occupants précédents, expulsés parce que vraisemblablement nazis !
Elle se retourne et voit Gilberte au milieu du couloir, immobile, les bras ballants, blême, ne répondant pas à l’injonction du père qui crie « Gilberte, tu viens voir un peu ? » qui ouvre les portes une à une, fait « l’article » de chaque pièce, répète « Alors tu viens Gilberte ? » Mais Gilberte ne bouge pas, comme tétanisée. Zélie l’a prise par la main « Viens maman, viens ! »
Le père enthousiaste, s’extasie sur les meubles, le confort, les tapis, les lampes, etc…de cet appartement cossu confiné dans ses doubles rideaux en velours rouge-grenat, comme clos hors du monde ! Il ouvre les placards montre la vaisselle, les tiroirs avec les couverts en argent…de tout cela Gilberte s’en fiche ! Cela fait si longtemps qu’elle vit dans l’ébréché, le rafistolé, les courants d’air, l’imprévu. Elle s’est assise sur une chaise dans le salon, l’air buté, a pris son Gamin sur les genoux et a fini par dire : « De toutes façons je ne dormirai pas dans le lit de « ces boches » ! » Zélie a tout de suite compris que sa mère était entrée en résistance passive ; celle qu’utilise les silencieux, les craintifs, ceux qui ne disent rien n’en pensant pas moins !
Et effectivement le soir venu, Gilberte a décidé qu’elle dormirait par terre avec les enfants et qu’il ne fallait pas compter qu’elle mette seulement un pied, un jour, dans la chambre de « ces boches » ! Du coup le salon s’est transformé en camp de personnes déplacées ce qu’elles étaient déjà depuis plus de cinq ans !
Dès le lendemain le père a repris son service sur l’aéroport de Schwechat, espace occupé en partie par les Anglais et de l’autre par les Français. Chaque soir il revient avec les courses ménagères et alimentaires. Tout le ravitaillement des forces alliées, à l‘exception des Russes, est fourni par une énorme coopérative américaine. C’est pour Zélie la découverte de la nourriture made in USA ; le goût insipide du pain blanc, légèrement sucré, mou et sans croûte, du Ketchup, du Coca-Cola, du chewing-gum et bien d’autres. Très vite le père ramène aussi des restes de viandes, de légumes provenant du mess des aviateurs. Gilberte cantonnée, refusant de faire la cuisine, Zélie et son petit frère sont donc au régime tartines, beurre, confitures, bols de lait…Au bout d’une semaine, le père a annoncé qu’il avait décidé d’envoyer toute sa petite famille à Kitzbühel, près d’Innsbruck dans le Vorarlberg , qu’un séjour en montagnes leur ferait du bien, et lui au moins aurait la paix ! Gilberte et les enfants resteraient là bas jusqu’à la rentrée des classes, donc jusque fin septembre. Il profiterait de leur absence pour mettre des lits dans le salon parce qu’il fallait bien s’organiser… on n’était pas prêt de rentrer en France !
Deux jours après, tôt le matin, ils sont sur l’aire de l’aéroport de Schwechat. Un avion militaire ronronne comme un gros chat, c’est un JU52, un de ces avions fait pour tous les combats. Zélie qui n’en avait encore jamais vu de si près, trouve qu’il ressemble à ceux qui les mitraillaient sur les routes, mais celui là va les emmener dans les Alpes tyroliennes. Une douzaine de chasseurs alpins attendent avec leur barda, ils vont prendre leur service de surveillance du territoire dévolu à l’occupation française et accessoirement sont chargés de bienveillance pendant toute la durée du voyage envers Gilberte et sa progéniture. Les deux banquettes en bois courent tout le long du fuselage de l’avion dont les parois en tôle ondulée n’ont aucun revêtement mais comporte un certain nombre de sangles pour attacher les occupants militaires mais rien n’a été prévu dans cet appareil pour transporter femme et enfants. Ce sont les chasseurs alpins qui se sont débrouillés pour attacher Gilberte, son Gamin, et Zélie. Le Père, lui, en tant que mécanicien volant, s’est installé dans le cockpit à côté du pilote, duo indispensable et indissociable pour faire voler cet avion .Ce dernier a décollé, a pris de l’altitude, a naturellement survolé la ville. Zélie est déçue car elle aurait bien aimé voir Vienne d’en haut mais impossible et puis le bruit dans la carlingue est infernal augmenté d’ailleurs par les braillements du gamin qui ne s’est tu que lorsqu’il s’est mis à vomir ! L’apothéose de la fin de ce voyage, l’avion était en train d’atterrir !
(à suivre)