Instinctivement la fillette a retrouvé le bon rythme, ni trop vite, ni trop lent ; des pas sûrs qui s’accrochent au sol plus ou moins empierré du chemin qui gravit la montagne. Cette montagne qui ressemble tellement à celles qu’elle a connues en Suisse. Elle ignore d’ailleurs que cette Suisse n’est pas si loin et que toutes ces montagnes font partie de la même famille, de la même chaîne.
Une fois par jour, elle emprunte ce chemin dont elle commence à connaître tous les détours , tous les arbres, tous les bosquets , les lieux où les oiseaux s’évadent en « froufroutant » à son passage ; les bruits de l’eau du ruisseau qui dévale du haut de la montagne, gambade de roches en roches, prend une pause de temps en temps dans de petits bassins naturels d’eau glacée si claire, si pure qu’il arrive à Zélie d’y voir une truite affairée mener sa vie avant de disparaître aussi rapide que l’eau vive. Il y a les bruits et les odeurs retrouvés inoubliables car inoubliées malgré les années passées. Il arrive un moment où le chemin fait une pause, un plat pour permettre d’accéder à une prairie. Là, elle s’arrête, s’assoit et regarde le paysage tout alentour et à ses pieds. Au loin, dans la vallée la petite ville de Kitzbühel et en dessous, tout près la belle ferme de Herr Grüber, un vrai chalet tyrolien, séculaire, tout de bois travaillé, dont les fenêtres sont ourlées de géraniums. En contrebas, le petit chalet, dont le propriétaire est aussi Herr Grüber, c’est là où le père les a en quelque sorte « casés ». Zélie pense qu’il a bien eu raison.
Depuis qu’ils sont installés là…depuis combien de temps déjà ? Zélie n’en sait rien ! Ce qu’elle sait par contre c’est qu’elle se sent bien, mais aussi Gilberte qui semble avoir repris goût au monde qui l’entoure ; quant au Gamin, il a entamé sa phase de découverte des animaux de la ferme : poules, canards, oies, vaches, chevaux, cochons, chiens, chats. Tous l’étonnent, le mettent en joie. Il s’essaie aux caquètements, gloussements, miaulements, à lui seul il devient une ménagerie ce qui présente l’avantage de ne plus l’entendre brailler dès que sa mère sort de son champ de vision et enfin, il accompagne volontiers Zélie lorsqu’elle va chercher le lait à la ferme chaque jour.
A la ferme où elle rencontre Herr Grüber, solide gaillard, qui parle un peu le Français car naturellement, il n’y a pas si longtemps, il avait du quitter sa ferme étant enrôlé pour partir faire cette sale guerre. Quant à Zélie elle a retrouvé une familiarité de son, de ton, de rythme, de cette langue autrichienne avec le « Hoch Deutch » lorsqu’à six ans, elle avait appris à le lire et l’écrire quand elle était chez Mamie Anna. Et puis Herr Grüber a une fille de l’âge de Zélie : Margaretha. L’une et l’autre ont la même carnation de peau, la même blondeur de cheveux, pas grand-chose ne les différencie si ce n’est le bleu des yeux de Margaretha alors que ceux de Zélie sont marron, tout détails qui font dire à Herr Grüber riant « Zélie, tu ressembles tout à fait à une petite autrichienne ! » – Et là haut, Zélie assise sur son plateau herbeux, les jambes pendantes, entourée de tant de sérénité, repense à cette phrase et se demande : « Pourquoi les hommes se font la guerre ? Herr Grüber en est revenu et il est à nouveau dans sa ferme, près de sa famille, mais son père qui est militaire n’en finit pas avec cette guerre qui est pourtant terminée. Et Zélie, elle est là dans ce pays étranger, elle n’est pas revenue dans sa Lorraine natale, rue du Cul de Plomb ; elle n’a encore pas vu la tombe de sa grand-mère Augustine qu’elle imagine dans le petit cimetière où elle allait avec elle fleurir les tombes des soldats de la guerre de 14-18- Tout cela est si loin… » Voilà ce que se dit Zélie jusqu’au moment où elle entend Margaretha qui l’appelle pour aller ramasser avec elle dans la montagne framboises et myrtilles. Margaretha connaît si bien sa montagne, tous les jours elle l’apprend à cette petite française qui l’étonne toutefois car cette dernière se souvient aussi du temps passé en Suisse avec Robert et de ses « leçons » pour marcher, grimper, escalader les rochers sans se blesser ou tomber. Les deux fillettes sont devenues amies et presqu’inséparables. Zélie passe de plus en plus de temps à la ferme. Aide son amie à s’occuper de donner du grain à la volaille, à aller chercher de l’herbe pour les lapins le long des talus, ou alors accompagne Herr Grüber aux champs où la fenaison a commencé. Elle l’admire, comme agrippé à la pente, fauchant l’herbe avec sa faux qu’il manie d’un geste lent , ample et sûr, laissant derrière lui un tapis d’herbe fraiche, qui une fois séché dans un ou deux jours, sera transformé en un foin sec et odorant que Frau Grüber, Margareth et Zélie ratisseront pour le rassembler en meules prêtes à être chargées pour être emportées dans le grenier à foin de la ferme en prévision de l’hiver toujours si long et rude.
Les jours, les semaines passent. Des lettres hebdomadaires du père sont apportées par les aviateurs militaires basés à Innsbruck. Ceux-ci sont chargés aussi de l’intendance, à savoir provisions et épicerie provenant de la coopérative, toutes denrées précieuses qui servent aussi d’échanges avec la famille Grüber fournissant des produits de la ferme : lait, œufs, beurre, volailles contre de la farine, du sucre, du café etc…Détails qui rappellent bien que si la guerre est terminée, la débrouillardise est toujours présente lorsqu’il y a disette quelque part…
En cette fin de matinée de la mi-septembre, le père est arrivé comme toujours, sans prévenir et pressé ! Descendu de voiture, Gilberte, Zélie et le Gamin ont eu croit, chacun, à un baiser posé à la volée et Gilberte a reçu, en prime, l’ordre péremptoire d’aller faire les valises, de préparer le déjeuner car on repartait dans l’après-midi, pour reprendre l’avion à Innsbrück et être à Vienne en fin de journée.
Il n’en fallait pas plus pour que le Gamin se remettre à hurler et s’accroche à sa mère. Zélie, elle, a tout de suite compris. Fini ce bonheur dans la montagne, adieu son amie Margaretha, adieu Herr et Frau Grüber, tous à ranger dans son tiroir à souvenirs qu’elle a niché quelque part dans sa tête et qui commence à être bien rempli ! Sa vie n’est-elle pas qu’une succession d’intermèdes ?
Le père a dit qu’il allait prévenir Herr Grüber de leur départ et a répondu à Zélie, qui voulait l’accompagner « Que ce n’était pas la peine, parce qu’elle devait aider sa mère ! » Pour elle, c’était vraiment un adieu, sans au revoir !
Dans l’avion du retour, elle pense au petit veau qu’elle ne verra pas naître, comme le lui avait promis Herr Grüber ! Mais au cours du voyage, le père, l’air satisfait a annoncé à Gilberte qu’elle trouverait une surprise en arrivant dans l’appartement, ce qui n’a pas manqué de susciter la curiosité de Zélie alors que sa mère n’a posé ni question, ni fait de commentaire. C’était déjà comme si le bénéfice de ce séjour de près de trois mois à la montagne était en train de s’estomper. Zélie observe sa mère, silencieuse, le visage fermé, le regard vide, comme éteint. La fillette connaît les capacités qu’elle a à devenir hermétique, inatteignable, comme recroquevillée en son intérieur. Zélie pense que sa mère a les mêmes capacités qu’un escargot qui sitôt contrarié, se rétracte dans sa coquille. Elle pense aussi, qu’évidemment il est difficile pour son père, particulièrement ouvert sur l’extérieur, toujours en mouvement, toujours en curiosité, de comprendre sa « femme/escargot ». Ces pensées l’occupent pendant tout le voyage et elle est surprise lorsque l’avion atterrit déjà ! Comme d’habitude une voiture de l’armée les attend pour les conduire au 14 Hütteldorferstrasse, où rituellement le chauffeur les accompagne avec les bagages jusqu’au palier de l’appartement, là le père lui donne congé. Puis il dit à Gilberte : « Et maintenant surprise ! » Il frappe à la porte qui s’ouvre et « Maria » apparaît, imposante, obstruant tout l’espace avec sa corpulence. –« Gilberte, je te présente Maria, embauchée pour tenir la maison ! Elle s’occupera du ménage (au moins il sera fait !), du linge, de la cuisine. Elle arrivera à 8 heures le matin et repartira à 19 heures. Elle sera à ton service. Ah ! Oui, encore un détail. Maria est tchèque, elle ne sait pas le Français, ni l’Autrichien d’ailleurs ; au moins vous serez toujours d’accord ! »
C’est ainsi que Maria est entrée dans la vie de la famille avec ses grosses fesses, ses seins en forme de brioches où le Gamin pris très vite l’habitude de se perdre, son beau visage au sourire éblouissant, sa gentillesse et son dévouement sans faille.
Très vite elle a pris la mesure de Gilberte qu’elle s’est mise à affectionner comme si elle avait tout de suite deviné sa fragilité, son incapacité à s’adapter dans cette ville étrangère. Et très vite Gilberte s’est reposée sur elle, et puis, celle-ci n’était plus toute seule , toute la journée, réfugiée dans le salon transformé en « bivouac » par le père qui avait fait enlever les meubles pour pouvoir y installer un lit. Mais les valises, les sacs de voyage étaient là, posés par terre, ouverts, en vrac, comme prêts à repartir en France. Zélie aime Maria, sa présence rassurante, son rire si clair et spontané, les chansons de son pays qu’elle chante en faisant le ménage. Elle est toujours gaie alors qu’elle a laissé sa famille en Tchécoslovaquie pour venir gagner sa vie à Vienne et aussi envoyer de l’argent là bas. Maria sait tout faire dans la maison et avec elle c’est aussi la découverte de la cuisine tchèque, la fameuse Goulasch au paprika, les gâteaux à base de carottes, ou de pommes de terre dont raffole le Gamin qui raffole aussi de Maria ! Les deux femmes finissent pas se comprendre, d’ailleurs Zélie s’est donné comme mission d’apprendre le Français à Maria, ce qui leur permet, petit à petit, de pouvoir échanger, notamment des recettes de cuisine !
Ainsi la vie s’est organisée comme toujours sans le père qui débarque souvent quand on ne l’attend plus et qui invariablement commence la conversation par « Je ne vais pas rester longtemps car le devoir m’attend ! ». Le mois de septembre tire à sa fin quand il arrive avec un cartable, quelques fournitures scolaires et annonce à Zélie « Demain je t’accompagne au lycée où tu es inscrite en 6ème ».
(A suivre)