La Rue du Cul de plomb.

Posté le 09/04/2020 dans Le feuilleton.

Chapitre 41.

Les fêtes passées, la vie a repris son cours : blanche, ouatée, monotone. Il neige tous les jours à gros flocons paresseux qui retombent mollement sur le tapis neigeux en augmentant jour après jour l’épaisseur En cette fin de matinée de la mi- janvier Zélie révise ses leçons de latin et français ; son professeur « intérimaire » lui a promis une interro après la sieste. Elle révise avec la porte de sa chambre qu’elle laisse toujours ouverte, car, pour elle, au-delà de cette limite le monde des vrais vivants existe. Elle en connait maintenant toutes les  nuances, tous les bruits qui lui parviennent plus ou moins étouffés : conversations entre soignants, entre ces derniers et les malades, cliquetis des chariots que l’on pousse, bruits des balais et serpillères que les femmes de service passent inlassablement plusieurs fois par jour. Il y a aussi les odeurs, celle de l’eau de javelle largement utilisée comme antiseptique dans le nettoiement des chambres, des couloirs, à laquelle se mêlent, aux heures des repas, celles émanant des gamelles fumantes qui transitent de la cuisine à la salle à manger ou dans les chambres de certains malades qui ne peuvent se déplacer. La porte ouverte de sa chambre rappelle à Zélie qu’elle n’est pas seule dans ce monde différent de celui qu’elle a quitté et dont elle fait désormais partie. Un monde confiné qui fonctionne selon des règles, des consignes, des horaires  bien déterminés qui sont suivis à la lettre par ceux et celles qui sont responsables de leur strict respect. Les malades, eux, sont sujets passifs, soumis, résignés dans une attente indéfinissable, journalière, au motif principal d’une guérison aléatoire mais toujours espérée.

Quand elle perçoit tout à coup, venant du rez de chaussée un brouhaha de conversation. Elle reconnaît bien la voix du médecin chef, mais son oreille est toute attention car elle entend aussi celle d’une voix aux accents gutturaux s’exprimant en français. Plus elle entend, plus elle écoute, plus elle en a la confirmation. Cette voix elle la connaît, elle en est certaine. Cette voix malgré les mois, les années passées elle ne l’a jamais oubliée, elle la reconnaitrait entre mille, cette voix c’est celle de sa Mamie Anna. Elle est sortie de sa chambre comme une flèche, a dévalé l’escalier et a crié : « Mamie, je suis là, je suis là…Mamie » Et maintenant sanglotant elle est dans ses bras « Tu es venue me chercher Mamie, tu es venue… » Et sa mamie lui caresse les cheveux « Mein klein Chatz (mon petit trésor), oui, je suis venue te chercher…ne pleure plus, on va rentrer à la maison… ».

 

Et maintenant elles sont dans le funiculaire qui les redescend au niveau du grand lac, au cœur de la ville de Bregenz. Mamie Anna lui a dit que Robert les attendait là avec la voiture. Zélie tient bien serrée la main de sa mamie qui l’a appelée son « Petit trésor » et surtout qui a dit « on va entrer à la maison »…La phrase belle comme le refrain d’une ritournelle tourne en boucle dans sa tête « on va rentrer à la maison »…Elle pourrait la chanter sur tous les tons.

Les deux dernières heures au sana sont passées comme dans un rêve. Elle a fait sa valise, rangé ses livres et cahiers dans son cartable pendant que sa mamie Anna s’occupait des papiers administratifs auprès du secrétariat du sana.

Sur l’instant, elle ne s’est posée aucune question, du genre : « Comment sa mamie  avait-elle pu avoir les autorisations de sortir « son petit  trésor français » d’un sana situé en Autriche mais sous la responsabilité de l’autorité militaire française ? Oui. Comment ? » Ce n’est que des années plus tard qu’elle a posé la question au père, qui lui a répondu de façon lapidaire : « Cela a été un peu compliqué mais cela a fonctionné et l’essentiel c’est que Fraue Anna soit venue te chercher et ait bien voulu te garder ! » Elle n’en a jamais su davantage et en fait cela lui était égal. Pour elle, il n’y avait pas de problème : sa mamie Suisse l’aimait, elle l’aimait aussi, peut être plus que tout ! Alors tout avait et était forcément possible ! Toute l’équipe médicale s’était retrouvée dans le grand hall pour lui dire Au revoir. Elle avait remercié ses deux professeurs occasionnels qui lui avaient recommandé de continuer à bien travaillé parce que c’était très important pour réussir sa vie. Docteur « Gomina » lui avait posé une question, qu’elle avait trouvée un peu bête : « Zélie, tu vas t’ennuyer de nous ? » Elle avait répondu « Oh !non »-«  ce n’est pas très gentil ! Et, pourquoi, tu n’étais pas bien chez nous ? »-«  Ce n’est pas ça, mais là on va rentrer à la maison, et mamie me guérira ! »  On va rentrer à la maison, et c’est à partir de ce moment là que la petite phrase a commencé à envahir complètement son esprit.

Le funiculaire est entré en gare de Bregenz avec ce bruit caractéristique des freins qui grincent et gémissent sous le poids de la masse de ferraille des wagons qu’ils doivent stopper. La neige tombe toujours, et pourtant le ciel d’une blancheur opalisée semble lumineux. Sur la place une grosse berline noire attend. Une portière s’est ouverte  et Robert est apparu. Malgré les cinq années passées, il n’a pas changé, a toujours son teint bronzé, ce corps svelte et musclé des habitués de la montagne en toutes saisons. Bref Zélie le trouve toujours aussi beau. Il la soulève comme une plume et s’exclame : « Et bien Chatsie, tu n’as pas grossi. On dirait un oiseau qui vient de sortir de l’œuf ! » Et voilà, cinq années avaient passé et c’était comme si tous les trois ils s’étaient quittés la veille.

La voiture a redémarré, roulé pendant une dizaine de kilomètres  en longeant la rive du lac et déjà c’était la frontière Suisse/Autriche avec le contrôle effectué par la douane militaire française. Brusquement le cœur de Zélie s’est mis à battre de plus en plus vite et déjà elle sentait remonter « la boule » du fin fond de ses tripes : « Et si ses papiers n’étaient pas en règle ? ». Le douanier les a examinés avec l’œil suspicieux qu’ont tous les douaniers du monde, a regardé Zélie, posé la question : « C’est elle, la petite ? » en la montrant du doigt –Elle  a répondu avec fougue «  Oui, c’est moi, Zélie »- Ce qui l’a fait sourire « Et bien Zélie, bonne chance en Suisse » Le douanier a rendu les papiers, salué en touchant sa casquette et la boule gonflée d’angoisse s’est évanouie dans le corps de Zélie. La voiture est repartie, la route continuait à longer la rive du lac, mais cette fois la rive était bien suisse et pendant de nombreux  kilomètres encore.

A Suivre.

 


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