Chapitre 10.
Dans l’instant, après l’annonce de l’entrée des Allemands dans la capitale, les informations de dernière heure font état de l’avance inéluctable de l’ennemi qui parcourt une France ouverte, à leur merci « …Il n’y a pas de fronts, les motocyclettes allemandes sillonnent les routes dans tous les sens, profitant de la moindre embellie pour foncer dans une direction, quitte à s’arrêter devant un barrage…[1]
Dans la salle de classe on discute, on palabre, on argumente. « Aimée » la cheftaine, mène le débat. Compte tenu de la situation sur le terrain, il est question de départ. Ne serait-il pas opportun de rentrer au pays ardennais. Mais comment ? Il n’y a pratiquement plus de train, le réseau ferroviaire est quasiment ruiné ; les routes sont encombrées de matériel en tous genres, de véhicules sans essence, de cadavres de chevaux, de civils et de militaires démobilisés en errance, complètement perdus ![2] Dans son coin, Zélie observe les grandes personnes ; toutes des femmes, jeunes avec enfants et moins jeunes et même tout à fait vieilles, comme Augustine. Cette dernière, tout comme Gilberte ne se sent pas concernée par cette discussion. Charleville n’est ni « La rue du Cul de plomb » désormais inaccessible, ni la ville de Metz redevenue, de facto, occupée par les Allemands! Et puis il y a toujours « le père » absent, disparu, peut être prisonnier, peut-être plus. Ce père que la petite fille a presque oublié. En temps de paix, déjà, il était si souvent absent, si souvent en mission, elle le voyait si peu à la maison, si loin d’elle, d’eux, toujours ! Ce père qu’Augustine a pris en charge dans ses prières et dont sa mère continue à rechercher la trace sur les multiples listes de personnes disparues, qui sont placardées un peu partout. Des listes qui ressemblent à celles de petites annonces : enfants perdus, trouvés, pris en charge par des inconnus confiés par des gendarmes à d’autres familles en attendant que l’on retrouve, éventuellement, les parents, dont certains sont morts en route.
Zélie sait tout cela, elle pense que l’on a bien retrouvé « le grand frère » alors pourquoi pas « le père ». Elle écoute et comprend que les Ardennais plus précisément ces carolomacériens[3], ont finalement pris à l’unanimité la décision de rentrer chez eux, le plus tôt possible et pourquoi pas le lendemain. La Cheftaine qui s’est souvenue qu’Augustine était aussi sa belle-mère, lui a proposé de l’accompagner, de la ramener auprès de son fils Alain. Zélie écoute, blanche d’émotion et supplie en silence : « …non, pas Augustine, pas elle… » et c’est un grand soulagement quand elle entend sa grand’mère répondre qu’elle restera, quoiqu’il arrive, avec sa fille, donc avec Zélie.
Le lendemain c’est le lundi 17 juin, ce jour là Pétain a déclaré la cessation des hostilités !
La petite fille ne saura jamais comment sont repartis ces Lorrains. Elle s’est endormie serrée, entre sa mère et Augustine, sur la banquette d’un autobus brinqueballant qui essaie de se frayer un passage au milieu d’une invraisemblable cohorte. Elles sont parties ou plutôt ils sont partis puisque maintenant le grand frère est là, avec un groupe d’inconnus, pour une destination tout aussi inconnue tout droit vers le sud. Les bagages ont été serrés dans la soute, et sur l’impériale, dont la précieuse valise en carton où gît le non moins précieux brassard de communion. La chaleur est accablante …Et Zélie a soif, tellement soif qu’elle a l’impression d’avoir l’intérieur de sa bouche tapissée de carton. Tellement soif, comme tous dans l’autobus, et, plus personne en bord de route pour vendre l’eau du robinet au gobelet ou au litre. Les petits malins qui se faisaient encore quelques sous ont déserté le terrain, eux aussi.
Zélie s’essaie à sucer sa langue qui lui semble si épaisse, pour obtenir quelques gouttes de salive, mais la source semble tarie. La soif devient obsessionnelle, envahissante. Plus rien d’autre ne compte que ce mirage d’une eau fraîche glougloutante dans un verre. La petite fille a l’impression de perdre pied, de s’enliser dans un no mens land brumeux où les bruits environnants sont de plus en plus ouatés. Dormir, il lui faut dormir et retrouver son monde secret, celui où elle est oiseau, où elle s’envole loin de cette réalité, toujours plus haut. La petite fille délire !
L’autobus a eu une sorte de hoquet, un couinement d’agonie, puis s’est arrêté dans un soupir. En jurant le chauffeur est descendu, manivelle à la main. L’engin n’a plus d’essence, plus d’huile ou plus d’eau, qu’importe, il se déclare forfait. Tout le monde est descendu en tas, sachant déjà qu’il faudrait reprendre la route, cette fois encore, à pied. C’est alors que le chauffeur voulant sortir les bagages de la soute, s’est aperçu que la porte de celle-ci était ouverte, quelques bagages en ayant profité pour se faire la belle et parmi eux, la valise en carton de Gilberte, réceptacle du si précieux brassard de communion du grand frère et quelques effets de première nécessité. Il ne leur reste plus rien que des vêtements fripés et crasseux sur le dos et sous le jupon d’Augustine, la poche en tissu, liée autour de sa taille qui renferme les papiers d’identité et ce qui leur reste d’argent. Tout va bien, ainsi en a décidé Gilberte philosophe, en déclarant que « …finalement, ils n’auront plus à trimballer ce boulet de valise ! ».
Et puis Zélie a demandé à aller faire pipi. Accroupie au fond du talus, elle a mis sa main entre ses cuisses, puis elle a léché ses doigts : le liquide encore chaud, était salé et pourtant rafraîchissant. La fillette est brûlante et en même temps grelotte tellement qu’elle en claque des dents. Elle flotte dans un ailleurs improbable, incapable de se tenir debout, elle a cependant,encore, conscience que l’on s’agite autour d’elle ; qu’on lui parle, mais qu’elle n’a plus la force de répondre ; elle finit par perdre connaissance !
Plus tard, Zélie essaiera de se souvenir de cette parenthèse inopinée dans le fil de sa vie. Elle ne saura jamais comment elle a été « récupérée » et à peu près remise sur pied. Par qui et où ? Ni comment elles, ils sont arrivés là, à Pau, ou plus exactement à Lescar petite bourgade toute proche de la capitale du Béarn. Beaucoup plus tard, à l’école, Zélie apprendra que là était né le bon roi Henri IV, rendu populaire grâce à son panache blanc et la poule au pot. Et, justement ce jour là, Zélie juste assez grande pour avoir le menton appuyé sur le rebord d’une table mise pour un repas, regarde éblouie deux mains qui posent au centre, un plat fumant, odorant, une œuvre d’art : un sommet de purée entouré de saucisses luisantes à l’arôme puissant, brunies par le gril, un rêve gastronomique après ces jours de pitance et de disette. L’ambiance semble joyeuse. Les gens s’interpellent. Zélie ne comprend pas tout car tous ces gens ont « un drôle d’accent » qui n’a rien à voir avec celui des Lorrains.
On parle fort, on s’apostrophe, on tonitrue, les mots claquent, les phrases chantent, en béarnais, en espagnol, car ils sont nombreux les réfugiés républicains espagnols déjà accueillis par les gens de ce pays.
Il semble qu’ici, si loin de la Ruedu Cul de plomb, à l’autre bout de la France, la guerre n’existe pas et l’hospitalité est là ; grande ouverte comme les bras de la Dame qui s’affaire de la cuisine à la table, s’apitoie sur cette petite « é bé… pâlichonne, qu’a ben besoin de se requinquer ». Pas de restriction, encore : sur la table les produits d’un terroir généreux, du pain, du vin et de l’eau fraîche et claire…un vrai repas comme avant. Ce sera le dernier.
La Grande Histoire rejoindra la petite. Le 22 juin 1940, une convention est signée entre le 3ème Reich Allemand et le Gouvernement de Pétain. C’est l’Armistice. Désormaisla France est partagée en plusieurs parties avec une ligne de démarcation qui délimite une Zone occupée par l’armée Allemande et une zone dite « libre ». Lescar se retrouve en zone occupée !
Dans la petite maison au bord du Gave, où elles ont été logées, Augustine et Gilberte pleurent sur le désastre de la France ; elles savent que maintenant et peut-être à jamais elles ne pourront revenir au pays.La Moselle tout comme l’Alsace sont annexées au Reich,la Rue du cul de plomb est dans la zone dite fermée, interdite de retour aux réfugiés (à quelques exceptions près) car elle est destinée à l’implantation future de colons Allemands.
Les jours suivants, pour eux quatre, la vie s’organise un tant soit peu, tant bien que mal dans la petite maison au bord du Gave, car Augustine et Gilberte savent bien qu’il ne s’agit là que …rien de plus que du provisoire tant qu’elles n’auront pas retrouvé la trace du père.
(à suivre…)