Chapitre 15.
Le lendemain, c’est déjà aujourd’hui…Zélie part à l’école, la grande école, entre Mamie Anna et Gaby qui lui donnent chacune la main. Elles vont par les rues verglacées. La fillette chaudement emmitouflée, bonnet de laine enfoncé jusqu’aux oreilles, cartable sur le dos, rien ne la distingue des petites écolières suisses qui suivent le chemin de l’école. L’école ! Une grande et belle bâtisse en pierres grises, ouverte directement sur la rue. Point de grilles qui l’isole du monde des grands, elle est là, fait partie intégrante de la ville. Devant, sur le trottoir déneigé, les râteliers où les enfants qui viennent à skis rangent leurs engins. Plus tard, au printemps, Zélie découvrira que ces râteliers seront remplacés par des racks pour accrocher les bicyclettes, y compris celle de Gaby et la sienne.
Quelques, marches, un perron où les accueillent un solide gaillard : petites lunettes cerclées, moustaches blondes tombantes, vêtu d’un knickers bouclé sous les genoux mettant en valeur de solides mollets, sculptés par des kilomètres de ski de fond, et moulés dans de grosses chaussettes tricotées. Ainsi se présente Herr Müller, le maître d’école de Zélie. Celui-ci a quitté sa salle de classe spécialement pour l’accueillir, elle, Zélie, qui, même si elle ne comprend pas ce que lui raconte Mamie Anna, sent bien que celle-ci fait quelques recommandations la concernant.
Et puis Herr Müller la prise par la main. La sienne est large, chaude, rassurante… tous deux sont entrés dans la salle de classe, où les attendaient, debout, en silence toutes ses élèves. Il a présenté en Allemand Zélie, toute intimidée, a ajouté quelques mots, puis écrit au tableau : « Gutentag Zélie, Bonjour Zélie » que toute la classe a repris, en chœur, avant de s’asseoir. C‘est ainsi que Zélie, installée au premier rang entre Gaby et sa copine Ruthly, a commencé sa première heure d’école avec ensuite, son premier exercice d’apprentissage de l’alphabet en Allemand, en écriture gothique. Patiemment, Herr Müller lui parle en Allemand, puis en Français, mais au fur et à mesure que les jours vont passer, le maître traduira de moins en moins souvent, jusqu’au moment où Zélie n’en aura plus besoin, et où de plus en plus, elle ressemblera à Gaby et Ruthly avec lesquelles elle forme un trio inséparable pendant les récréations.
Les récréations qui se passent en quasi liberté, derrière le bâtiment, sur une grande prairie en pente, avec d’immenses sapins, entourée par les jardins des maisons environnantes. Là, non plus, pas de grilles, seule la cloche rappelle l’heure, celle de jouer, celle d’étudier. Comme toutes les petites filles, elles sautent à la corde. La plus acharnée est Ruthly qui en est la championne toutes catégories. Ruthly , aux yeux gris, dont, avec l’effort, les joues deviennent rouges comme des pommes d’Api, dont les longues nattes brunes, luisantes, virevoltent, se tordent et semblent prendre leur envol, jusqu’au moment où elle s’arrête, ayant déjà épuisé toutes celles qui avaient la prétention de se mesurer.
Zélie, préfère de loin, s’élancer dans la pente verglacée, assise sur l’une des luges en bois. Elle ne se lasse pas de prendre de la vitesse, d’anticiper les rebonds lorsqu’elle n’a pu éviter une bosse du terrain. Elle aime sentir le froid vif, piquant qui lui arrache quelques larmes. Arrivée en bas de la pente, vite elle la remonte en tirant la luge qui fait de la résistance, et c’est toute essoufflée qu’elle enfourche l’engin, pour redescendre chaque fois, toujours un peu plus vite, et c’est à regret, lorsque la cloche sonne, qu’elle le quitte.
La journée de classe se termine à 13 heures. Toutes les trois reviennent à pied en compagnie du grand bouvier suisse qui attend les enfants à la sortie. Celui-ci a fini son travail, à savoir sa distribution de lait. Il est parti tôt, le matin, seul, attelé en hiver au traîneau, lorsqu’il n’y a plus de neige, à une charrette, transportant les gros bidons de lait. Il commence sa tournée, s’annonçant par la cloche qu’il a attachée à son collier. Il s’arrête à chaque porte ; les habitants sortent, remplissent leurs pots à lait avec la mesure, notent la quantité prise sur un carnet, donnent une tape amicale sur la tête du bouvier qui, placide, reprend la route à son rythme. L’itinéraire et la fin de sa tournée le conduisent jusqu’à l’école. Il sait, que là, est son dernier service, qu’il va avoir une petite récompense. C’est là où il attend que les enfants sortent, qui s’accrochent à son traineau, ou montent dans la charrette, c’est selon !
Toby, tel est son nom, est une vedette. Naturellement tout le monde le connaît dans la bourgade ; il a même droit à ses propres panneaux de signalisation en bord de route : « Attention, ralentir, Toby fait peut être sa tournée de lait » et les quelques voitures qui circulent en cet hiver 1940, ralentissent ; il est vrai qu’il est impossible de ne pas le remarquer. Sa stature de grand bouvier Suisse, 70cm au collet, pas loin de 50 kg de muscles. Il avance à son rythme, bien à droite sur la chaussée, impavide, rien ni personne ne saurait le soustraire de sa mission. Toby aurait pu, comme beaucoup de ses congénères, exercer son métier de bouvier et de gardien d’étable d’un troupeau de vaches dans la montagne, mais sa force physique, sa personnalité de grand bouvier Suisse : fidèle, courageux, intelligent, sage, ami des enfants, autant de qualités et son aptitude naturelle à l’apprentissage, tout était réuni pour l’employer avec succès à sa tâche de chien-laitier.
Dès ce premier jour d’école, Zélie s’est présenté à lui. Lui a expliqué qu’elle venait d’arriver, qu’elle ne parlait encore que le Français mais que cela s’arrangerait et ce n’était pas grave car elle connaissait le langage des chiens. Elle l’a caressé à la naissance des oreilles, là où le poil se fait velours, a enlevé son bonnet, lui a mis sous la truffe pour qu’il s’imprègne de son odeur et ainsi la reconnaisse entre toutes. Les présentations ainsi faites, Zélie en est persuadée ils sont maintenant amis pour toujours. Gaby et Ruthly rient et se moquent de tant de cérémonie.
Chaque jour, de retour de l’école, les trois fillettes sont accompagnées de Toby jusqu’au seuil de leurs maisons respectives, il continue ensuite sa route, seul, pendant encore une centaine de mètres, jusqu’à la ferme qui fournit le lait, sans oublier de recevoir un baiser sur le haut de la tête, d’entendre quelques mots de la part de Zélie ; rituel qui là aussi fait rire Gaby et Ruthly, mais que le chien attend désormais avant de poursuivre son chemin !
De jour en jour Zélie apprend son nouveau pays ; chaque jour elle découvre. Cela va du quotidien comme les recettes de cuisine de mamie Anna- ses préférées les rösti et les Bradwurst – jusqu’à l’exceptionnel ! Comme ce jour où elle a vu pour la première fois le lac de Constance à proximité de Rheineck. Celui-ci lui a paru si grand ! Mamie Anna lui a expliqué qu’à gauche, toute proche, de l’autre coté de la rive d’Altenrhein, il y a l’Autriche ; qu’en face, sur l’autre rive, à peine distincte dans la brume, c’est l‘Allemagne !
Ainsi donc cette rive suisse, si paisible, aux couleurs de l’hiver, avec des canards et des cygnes qui fouaillent à grands coups de bec l’eau glacée, avant de plonger la tête pour aller fouiller la vase en quête de quelque nourriture, est entourée de pays en guerre, ennemis et envahisseurs de la France. Le soir, dans son lit, Zélie se souvient qu’elle avait alors entendu les cloches des églises sonner, se répondant, comme en écho, d’une rive à l’autre, et que, Mamie Anna lui avait dit- : « Tu entends Zélie, les cloches du Bon Dieu n’ont pas de frontière ! » Elle se souvient aussi d’avoir vu et admiré les grands bateaux blancs à aubes qui transportent gens, animaux, marchandises, bicyclettes d’une ville à l’autre le long de la rive suisse. « Tu vois Zélie, avant la guerre, les bateaux traversaient le lac. On pouvait aller d’un pays à l’autre sans difficulté. Maintenant, c’est fini. Il faudra attendre que la guerre soit terminée et tout recommencera, peut être, comme avant. Alors tu seras à nouveau en France, dans ta vraie famille… » Ainsi a dit Mamie Anna. Par contre, ce que Zélie ne lui a pas dit, c’est qu’elle n’avait ni envie de rentrer en France, ni de retrouver sa vraie famille, quand bien même la guerre serait finie !
(A suivre)