4 – La Rue du Cul de plomb.

Posté le 14/07/2012 dans Le feuilleton.

Chapitre 4…

Au détour de la route, la ferme est apparue, imposante, rassurante. Les bâtiments d’habitation, de travail : grange, hangars, étables, repartis en quadrilatère cernant la vaste cour dans laquelle trône le tas de fumier qui paraît gigantesque à Zélie, mais signe indéniable de la richesse du cheptel donc des propriétaires.

Le convoi s’est arrêté, les chariots alignés les uns derrière les autres , cousin Charles parti en reconnaissance pour savoir si l’hospitalité peut être accordé pour la nuit à toute la petite troupe. A quelques mètres de là, sous un bosquet d’arbres, un petit groupe de soldats a établi son campement autour d’un feu de bois. Montait-il au front ?  Ou en revenait-il ? Pour l’heure, les soldats préparent tranquillement leur tambouille, rien ne semblant les inquiéter. Cousin Charles, revenu accompagné du fermier, rassure tout son monde, l’accueil est assuré avec la mise à disposition de la grange pour la nuit. Zélie est descendue du chariot et s’inquiète de savoir où est Champagne. Le chien, un peu fatigué est couché sur le flanc, il tire la langue, il a soif tout comme, d’ailleurs les chevaux. Rapidement chacun s’organise. Les hommes s’emploient à dételer les chariots pour conduire les bêtes à l’abreuvoir proche ; les femmes récupèrent couvertures, casseroles et instruments divers pour installer le moins mal possible le camp pour la nuit, les ados sont chargés de la corvée d’eau, Zélie s’occupe du chien, tous s’affairent, soulagés par cette vraie pause !

Quand soudain un bourdonnement d’abord ténu, puis de plus en plus perceptible jusqu’à devenir le bruit, sourd, continu, régulier de plus en plus amplifié des moteurs d’avions, fige les fugitifs pétrifiés par l’angoisse jusqu’à ce que l’ordre tonitruant hurlé par l’un des soldats, leur intime « Tous à l’abri derrière les murs, restés couchés et ne bougez plus ! ».

Le bruit est devenu infernal. Combien sont-ils dans le ciel à larguer leurs bombes qui éclatent à quelques distances de la ferme. Au sol les rafales de mitrailleuses en position défensive crépitent et sifflent entre chaque détonation. Les chevaux terrorisés hennissent en longues plaintes de douleur. Zélie coincée entre un mur de pierres et le corps sec d’Augustine sent son cœur qui bat comme le son d’un tambour jusque sous son crâne, elle se bouche les oreilles et claque des dents comme si elle avait froid alors qu’elle a le corps en feu !

Ils sont repartis comme ils étaient venus dans un bourdonnement de moins en moins audible.

C’est à ce moment là que le clairon a sonné, l’alerte était finie ! Le silence soudain irréel et personne ne bougeant comme tétanisé ! Et puis on s’ébroue, on se secoue comme pour sortir d’un mauvais rêve. Les grandes personnes reprennent leurs occupations là où elles en étaient restées : préparer de quoi manger, de quoi dormir ! Pas de commentaires, c’est la guerre et les Lorrains savent jusque dans leurs gènes ce que ce mot là veut dire :

Zélie s’inquiète, elle ne voit plus Champagne. Augustine a beau lui dire que le chien va revenir, qu’il a certainement eu peur, s’est caché, mis à l’abri, mais qu’il va revenir maintenant que le bruit a cessé. Pour une fois Zélie ne croit pas Augustine. Elle sait que si Champagne n’est pas là, auprès d’elle c’est parce qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Elle le sait, avec une telle certitude, qu’elle décide de partir à sa recherche. Personne ne faisant attention à elle, elle quitte facilement la ferme, remonte silencieusement la ligne de chariots arrêtés sur la route, attentive au moindre bruit. Elle pressent que Champagne n’est pas loin, qu’il l’entend peut être, mais qu’il sent sûrement son odeur à distance.

C’est à quelques cent mètres de la ferme, couché au bord du fossé que Zélie l’a trouvé. Le chien gémit doucement, il a une plaie profonde sur le dos « un éclat d’obus » dira le cousin Charles. A l’approche de Zélie, le chien a essayé de soulever la tête, en vain. La petite fille s’est approchée tous près, mis ses bras doucement autour du cou, approché son œil tout près de celui de l’animal pour l’assurer de son amour, l’a embrassé sur le museau là où c’est le plus doux, au coin des babines, lui a dit « je reviens, tu attends, je reviens ! ». Elle est repartie en courant, en hurlant : « j’ai trouvé Champagne, il va mourir… ». Elle a déboulé dans la cour de la ferme où les grandes personnes lui ont dit, d’abord, de se calmer, de se taire. Mais Zélie ne se tait pas, elle sait que le chien est en grand danger, elle veut qu’on aille le chercher, qu’on le ramène là, près d’elle. Elle jure qu’elle s’en occupera, qu’elle le guérira, qu’il faut seulement le ramener parce qu’il ne peut plus marcher.

C’est finalement le propriétaire des lieux et Augustine qui ont ramené Champagne dans une brouette. Maintenant le chien est déposé sur la paille, là où Zélie a décidé de passer la nuit. Ce soir là, la petite fille n’a pas voulu dîner, elle n’avait pas faim. Ce soir là aussi, elle a découvert qu’elle avait au creux de la poitrine comme une boule qui l’empêchait presque de respirer, une boule qui diffusait partout dans son corps comme un mauvais fluide. Elle ne savait pas alors, pas encore, que l’angoisse avait effectivement  pris corps dans sa personne et s’était installée pour longtemps !

A la nuit tombée, la grange est devenue dortoir, chaque famille s’organisant pour dormir sur la paille le moins mal possible.  Sa grand-mère et sa mère ont rejoint Zélie qui  refuse de bouger. Augustine s’est allongée près d’elle et Gilberte s’est rivée à sa mère comme pour faire bloc face à l’imprévisible. Pour conjurer celui-ci, spontanément, un chœur de litanie a couvert le bruit ambiant, ensemble, les évacués, pour se mettre sous sa protection, invoquent la vierge et récitent le « Je vous salue Marie… ».

Cette nuit là, combien d’heures Zélie a-t-elle passé à écouter la respiration du chien  en lui caressant le flanc, avant de sombrer dans un sommeil noir. Elle est si fatiguée !

En été, les paysans n’ont nul besoin de réveil, dès le lever du soleil, ils sont debout. Aussi lorsqu ’Augustine a réveillé la fillette, les hommes se sont déjà occupés de fournir en paille et en eau les chevaux, de préparer les attelages, d’amarrer les bagages. Dans la cour de la ferme, une table est dressée avec un petit déjeuner préparé par les propriétaires. O ! L’odeur du café, le lait fumant, la motte de beurre, les confitures et le pain maison …il fait beau, c’est dimanche de Pentecôte et ce jour là devait être celui de la communion solennelle au village, mais personne n’en parle. On se contente de savourer l’instant, de remercier ces hôtes qui ne dérogent pas aux lois de l’hospitalité lorraine : de braves gens émus par la détresse de leurs « invités » d’une nuit, ignorant du sort qui leur sera réservé le lendemain : leur ferme sera à nouveau bombardée et incendiée !

Zélie a faim et mange de bon appétit. En se réveillant elle a constaté que Champagne était toujours là, bien vivant. Il a bu longuement et même consenti à manger un morceau de tartine.

Il ne fait aucun doute, pour elle, que son ami poilu va guérir ! Elle en est là de ses réflexions quand s’annonce le moment du départ.

Naturellement chacun doit reprendre sa place, la sienne est sur le chariot du cousin Charles, mais Zélie ne bouge pas, elle attend pour savoir comment Champagne va pouvoir être hissé pour voyager avec elle. Cousin Charles, lui, n’a pas d’état d’âme, car il a décidé qu’il était hors de question de s’encombrer d’un chien blessé, qu’il devait rester là, où, d’ailleurs, il était très bien et il le dit. Il lui faut toute sa force d’homme pour arracher Zélie à l’objet de son amour et attraper celle-ci, devenue furie, petite boule de nerfs hurlant, griffant, mordant,  pour la jeter sur le tas de paille du chariot en jurant que «  cette gamine est habitée par le diable, et mériterait quelques roustes bien senties !»

L’attelage s’est mis en branle suivi par tout le convoi. Augustine essaie de calmer l’enfant et de la retenir de ne pas sauter par-dessus bord. C’est alors que le corps de Zélie est secoué par une série de spasmes et saisi de vomissements incoercibles. Ses vomissures partent en jets inextinguibles, et parmi les matières du petit déjeuner, Zélie sait qu’il y a aussi tout l’amour qu’elle avait pour le cousin Charles, ce qu’elle ignore, c’est qu’il y a aussi une part de l’insouciance de l’enfance qui s’en est allée.

Maintenant le convoi avance lentement pour aller vers ce pays de « Nulle part » que les grandes personnes n’ont pas l’air de savoir situer. Zélie les entend discuter sur des itinéraires possibles à suivre. En vain. En fait très vite il n’y a plus de choix, l’armée est là, canalisant les réfugiés. Elle interdit toutes routes qu’elle a décrétées stratégiques. La caravane de chariots a rejoint et s’ y est comme fondue, une interminable file de gens à pied, à vélo, en charrettes ou encore poussant des landaus d’enfants voire des brouettes qui contiennent quelques effets. La population franco-belge frontalière entière, en état d’hébétude, est en errance sur les routes de France.

A suivre…


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