3- Partir…
11 mai 1940 – 3 heures du matin.
Le maire du village est réveillé par le commandant militaire de la place lui signifiant l’ordre d’évacuation générale et immédiate du village : « Vous avez trois heures pour vider le village » qu’en langage militaire ces choses là sont bien dites !
Le temps presse, les Allemands progressent. La Belgique est pratiquement entièrement occupée et Belges et Luxembourgeois passent la frontière française pour fuir vers le sud. L’exode a bel et bien commencé.
Le garde champêtre, prévenu à son tour, parcourt les rues du village battant tambour « Avissàlapopulation, ordre d’évacuation générale, ordre d’évacuation générale ». En pleine nuit, les volets claquent, les lumières s’allument, les gens aux fenêtres s’interpellent, interrogent les militaires qui confirment les ordres donnés. Pas de panique, très vite les familles s’organisent, en pleurant, en silence. Augustine a réveillé Zélie, lui a refait son pansement, l’a habillée chaudement, et maintenant la petite fille est installée devant un bol de lait et mâchouille ses tartines de cancoillotte; elle baille plutôt qu’elle ne mange malgré les injonctions de sa mère : « Mange Zélie, on s’en va, et on ne sait quand on pourra manger ! ». On s’en va, mais où ? Se demande Zélie qui ne comprend pas pourquoi il faut partir, surtout si tôt, si vite : quitter son lit, la maison d’Augustine, sa rue du Cul de plomb ?
Augustine est sortie pour ouvrir toutes grandes les portes du poulailler tout comme les fermiers voisins qui libèrent les étables et écuries des vaches, veaux, poulains, cochons, moutons, chèvres pour les conduire aux prés les plus proches en espérant les retrouver rapidement, dans quelques jours peut être, si Dieu le veut ! Les chevaux sont attelés par quatre aux grands chariots à ridelles qui habituellement servent pour la fenaison et la moisson. Tous s’activent, villageois et militaires. On empile matelas, couvertures, casseroles et objets utilitaires, sacs d’avoine et bottes de foin pour les bêtes.
Dans le village, il n’y a que deux voitures automobiles, celle du maire qui part avec sa famille et le curé, celle de l’instituteur qui faisant aussi office de secrétaire de mairie a empilé sur la banquette arrière les cartons d’archives municipales. Ce sont donc les fermiers propriétaires des attelages qui mettent au point la logistique et s’organisent pour prendre en charge les population : femmes, enfants, vieillards.
Augustine, Gilberte et Zélie doivent partir avec le cousin Charles qui possède l’une des fermes les plus importantes du village. Zélie aime bien le cousin Charles. C’est un solide gaillard, aux yeux clairs, à la moustache tombante, à la voix grave, au rire tonitruant et communicatif, et de plus propriétaire de « Champagne », donc une assurance que le chien sera aussi du voyage. Pour l’heure le cousin déclare qu’il est temps de se mettre en route.
Zélie tient la main d’Augustine. Celle-ci a revêtu sa redingote du dimanche, celle qui, de dos, la fait ressembler à un curé en soutane. Gilberte porte la valise où elle a rangé outre le nécessaire, croit-elle, le costume neuf et le brassard du grand frère qui devait faire sa première communion le lendemain dimanche, jour de Pentecôte.
Pour la cérémonie, on attendait le père et le grand frère qui devaient arriver par le train dans l’après midi le premier en provenance de Metz, le second de Charleville. Pour l’heure nul ne sait où ils sont, ni ce qu’ils deviennent !
Tout le village s’était déjà préparé à cette fête : les volailles étaient plumées, les lapins transformés en pâtés, le levain pour les tartes et brioches fermentait doucement expulsant de petites bulles de plaisir… Pour l’heure, volailles et pâtés enveloppés dans des torchons, mis dans des paniers ont rejoint le haut du chariot destinés à de futurs et étranges pique-niques.
En 70 ans c’est la troisième guerre que connaît la France, toujours avec les Allemands voisins. Augustine a 72 ans mais c’est la première fois que l’ennemi l’oblige à quitter sa maison. Même pendant la terrible guerre de 14-18 tout le village était resté stoïque sous les bombardements, supportant toutes les exactions. C’est là qu’Augustine avait reçu la terrible nouvelle, celle de la perte de l’un de ses fils mort de la grippe espagnole quelques jours avant l’armistice.
Aujourd’hui, elle part tenant par la main Zélie. Ali le petit tirailleur marocain est venu lui dire au revoir en larmes et en lui baisant les mains.
Quant à Zélie, elle pense qu’elles reviendront bientôt, la preuve, Augustine a laissé la clé sur la porte, elle n’a même pas tiré les volets.
Ce 11 mai 1945 vers 5 heures 30 du matin, le jour commence à peine à se lever, les chariots au nombre d’une dizaine rangés en file le long de la Grande rue se sont ébranlés emportant toute la population du village. Zélie a été hissée en haut du chariot, calée entre matelas et bottes de foin. Champagne suit attaché à l’arrière. Cousin Charles, grand timonier est à la manoeuvre. Hommes, femmes, adolescents à pied encadrent le convoi, en silence. Le temps de la parole n’est plus. La dernière entendue par Zélie a été : « on part comme des romanichels ! ».
Ces romanichels qui font rêver Zélie. Ces gens qui arrivaient une ou deux fois l’an dans le village avec leurs maisons de bois, toutes en couleur, montées sur roues, tirées par les chevaux. Ils installaient leur campement dans la plaine franco-belge, près de la rivière. Voleurs de poules pour certains, mais pas pour Augustine qui accueillaient toujours les femmes, à longues robes fleuries, aux mains sèches, nerveuses, aux ongles en deuil. Augustine qui écoutait leurs prédictions en servant du lait chaud et des tartines aux deux ou trois mioches qui, toujours, les accompagnaient. Sa grand’mère ne manquait jamais de leur donner quelques œufs, du pain, en échange de quoi elle avait droit à un « Que Dieu te bénisse et bénisse ta maison ! ».
Un jour, Zélie avait demandé « Pourquoi les romanichels voyagent toujours avec leurs maisons ? » et Augustine avait répondu « Parce que ces gens là n’ont pas de pays, personne ne veut d’eux, alors ils ne peuvent rester nulle part ».
Ce matin là, Zélie s’interroge « c’est où nulle part ? » et elle s’est endormie bercée par les cahots du chariot.
C’est un si joli mois de mai. Le soleil s’est levé, il fait beau, si beau, chaud, très chaud pour la saison. Zélie, réveillée, du haut de son « belvédère » admire la campagne de sa Lorraine. Le convoi chemine au pas lent des chevaux, sur les petites routes de campagne, traverse des villages n’étonnant personne, car tous ont été vidés de leurs habitants. Tout est si paisible, quand tout à coup dans le ciel si bleu apparaît un avion qui descend à basse altitude, survole le convoi le prend en enfilade et mitraille le groupe en rase motte. Les balles crépitent. Instinctivement, Zélie s’est enfouie sous les bottes de foin. Cette attaque si soudaine, si inattendue n’a duré que quelques secondes, comme si l’attaquant s’était livré à un jeu, pour voir ! Un temps de silence, le moment de sidération passé, les oiseaux se sont remis à pépier, Zélie a émergé de son abri, cousin Charles a fait l’appel pour vérifier que personne n’avait été touché et a décidé, avant de reprendre la route, qu’il était temps de casser une petite croûte, non pas joyeusement mais comme pour se rassurer, histoire, peut être, de prouver que la vie était bel et bien là.
Puis le convoi a repris son long cheminement, sillonnant les petites routes qui s’enchaînent les unes après les autres, à travers champs, sous l’ombre bleue des forêts (l’objectif étant surtout d’éviter les grandes voies, dont beaucoup d’ailleurs sont interdites de circulation aux civils). La Meuse a été traversée, puis les Côtes de Meuse ont été franchies signifiant que l’on quittait le haut plateau lorrain pour se retrouver après quelques 400 mètres de dénivelé en Argonne, sorte de liaison entre Lorraine et Champagne.
Là les villages sont nombreux, et le paysage témoigne de la plus grande douceur du climat et du travail des hommes, les vastes et sombres forêts ont été remplacées par les rais de vignes, et les vergers, ici, l’arboriculture est reine plus principalement la culture de la princesse mirabelle.
Le soir est venu, la petite troupe est fourbue, les chevaux sont harassés, depuis le départ, pas moins de cinquante kilomètres ont été parcourus. Il est temps de faire halte pour la nuit.
(à suivre)