La famine à l’hôpital psychiatrique de Cadillac durant la Seconde Guerre mondiale:

Posté le 16/01/2019 dans Histoire.

 

« l’envers du décor. »

  • Considérations générales.

Chacun sait ou devrait savoir que les périodes de crise, de trouble, de bouleversement politique, de violence, de révolution, de guerre, sont propices à l’accroissement de certaines activités répréhensibles, pour ne pas dire le plus souvent criminelles, comme la délation, le chantage et la corruption, la fraude, le trafic d’objets utilitaires et d’aliments (marché noir), l’usurpation de biens, l’exploitation d’autrui en général. Se débarrasser d’un proche haï, d’un concurrent, d’un adversaire, d’un ennemi, d’un gêneur, voler une personne que l’on jalouse pour sa fortune ou sa position en la dénonçant aux « autorités » par lettre anonyme comme suspecte, douteuse, au comportement non conforme, est hélas une triste réalité. Plus de deux millions de lettres de dénonciation ont été retrouvées dans les archives françaises après la Seconde Guerre mondiale, sans compter toutes celles qui ont disparu (détruites, perdues…)

L’activité de certains professionnels les expose à des tentations dangereuses, à des conduites déviantes : coulage, manipulation et détournement d’argent et d’objets de valeur, abus de pouvoir, agression sexuelle, vol chez des personnes fragiles, souffrantes, handicapées. Pour rester dans notre sujet, on connait des infractions contre les biens des patients dans les centres hospitaliers (montres, bijoux, numéraires) et plus particulièrement dans les établissements psychiatriques aux séjours généralement plus longs (vêtements de jour et de nuit, robes de chambre, pantoufles, produits de toilette et de beauté). Ces vols sont perpétrés quelquefois par des délinquants extérieurs à l’établissement mais le plus souvent par des profiteurs membres de l’établissement.

Il y a quelques années, nous avions travaillé à deux mémoires d’histoire de la psychiatrie cadillacaise concernant, d’une part, la mort du malade interné sur une durée de trente ans (1933-1952) et, d’autre part, la famine à l’hôpital pendant l’année 1941 [1.2]. Pour ce faire nous avions préalablement consulté nombre d’ouvrages, thèses, témoignages et autres travaux qui rapportaient les différents facteurs de sous-alimentation chronique ayant conduit à « l’hécatombe » , à « l’extermination douce » d’environ 30 à 45000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques (HP) français sous le régime de Vichy [3-5.7.8]. Rappelons simplement que ces anciens « asiles d’aliénés » ne bénéficiaient pas légalement des suppléments accordés à l’ensemble des hôpitaux français et ceci jusqu’à la circulaire du 4 décembre 1942, dite Bonnafous, qui octroie à l’ensemble des patients en HP des suppléments de ration. Ce texte fut, cependant, appliqué avec retard dans certains établissements en raison de « résistances administratives diverses » [3]. En règle générale, les HP ruraux souffrirent moins des restrictions alimentaires que ceux situés en zone citadine, car ils purent et surent réagir souvent plus vite  aux difficultés d’approvisionnement.

En parcourant cette documentation historique nous avions rencontré de nombreuses appréciations positives vis-à-vis de l’attitude des personnels administratifs et soignants à l’égard des aliénés internés, privés de nourriture suffisante et en danger de mort par inanition : constitution préventive de stocks alimentaires de sécurité, ravitaillement clandestin dans les campagnes, échange du vin de la ferme contre des pommes de terre, transformation de jardins d’agrément en jardins potager, promenade des malades dans les champs pour recueillir des grains de blé, sollicitation de l’aide des familles, etc. Quelques auteurs avaient remarqué que les grands HP, possédant de vastes domaines agricoles, avaient préféré vendre leur production à l’extérieur plutôt que d’en faire profiter leurs patients affamés (Lafont). Mais la critique sous-jacente d’abus et de privations possibles au détriment des internés n’allaient guère plus loin et les recherches psychiatriques récentes n’y font guère allusion [6.9].

  • L’Hôpital et les archives départementales de la Gironde.

Alors que nous étions jeune interne en psychiatrie à l’HP « autonome » de Cadillac-sur-Garonne (33410) au début des années 1970, nous avions reçu diverses confidences de la part d’infirmiers en fin de carrière ayant vécu la période de la guerre ou d’infirmiers plus jeunes dont les pères avaient travaillé dans l’établissement sous Vichy. On évoquait à voix basse plusieurs scandales à propos de vols et de détournement de denrées alimentaires aux malades hospitalisés, en pleine période de famine au profit des membres des personnels soignant et non soignant. Pendant longtemps nous avions gardé pour nous ces informations de source officieuse, mais la découverte dans les archives de l’hôpital de la surmortalité considérable des hospitalisés de Cadillac durant l’année 1941 (604 patients) avait réveillé notre curiosité sur ce point [2]. En plus des restrictions gouvernementales légales, nos aliénés en HP ont-ils été quelquefois victimes de la malhonnêteté de certains de leurs aidants et gestionnaires sous l’Occupation ?

Nous avons donc finalement décidé d’en avoir le cœur net en effectuant aux archives départementales de la Gironde (AD) une recherche dans les documents administratifs relatifs à l’HP de Cadillac, au cours de la Seconde Guerre mondiale, plus particulièrement les dossiers issus de la préfecture, de la DDASS et de la tutelle des hôpitaux. Le dépouillement de cette série de liasses a permis de retrouver diverses pièces relatives au détournement des denrées, ainsi que des vols dans les années 1941-1944. Il s’agit des documents suivants :

  • Hôpital psychiatrique de Cadillac, personnels, 1940-1946, sous dossier affaires diverses, conservé sous la cote SC1604.
  • Hôpitaux psychiatriques Cadillac/Picon, affaires générales, correspondances 1942-1944, sous dossier année 1942, conservé sous la cote 51 W7.

Bien que tous ces documents anciens soient maintenant publics et librement consultables, nous avons jugé préférable de cacher les patronymes des personnes mises en cause pour ne laisser que l’initiale de leur nom. Rappelons que le préfet régional est aussi préfet du département de la Gironde.

  • Les documents (réf.arch. SC1604 et 51W7)

3.1. Dénonciations anonymes.

  • Rapport manuscrit de 18 pages, non daté et non signé, adressé à la Direction de la santé (Secrétaire d’État) et reçu le 27 février 1941. Il dit émaner de 42 employés de l’asile de Cadillac, anciens combattants de 1914 et 1939, admirateurs de la France Nouvelle et du Maréchal Pétain, « soucieux de justice et d’équité ». Ce long courrier demande la création d’une enquête administrative et la nomination d’un inspecteur doté d’une large autorité. Il dénonce en vrac « les fonctionnaires marrons…les chefs douteux…les profiteurs », les abus de toutes sortes de la direction, de la commission administrative, du chef des travaux (nominations, salaires, passe-droits, injustices, incompétences, cumuls d’avantages, faux rapports, dires mensongers, dépenses inutiles, corruption, etc…)En ce qui concerne la situation des internés , ce rapport critique sévèrement le manque d’anticipation des carences alimentaires et du charbon pour le chauffage, la mauvaise gestion des stocks, l’abattage trop précoce du cheptel porcin à la colonie : « Résultat pour les malades, nous le redisons –alimentation-eau claire aux rutabagas et  un morceau de sucre pour le dessert- pain visible à la loupe. Sept à huit décès par jour. Chauffage moins de trois et quatre degrés dans certaines divisions. »

    -Lettre dactylographiée et non signée d’une page et demie, datée du 2 décembre 1941 et adressée au préfet régional.

Elle dénonce les fonctionnaires et l’ex-surveillant chef C…qui se sont partagé 44 kilos de viande destinée à la nourriture des malades, précisant que ce n’est pas la première fois que cela arrive. Elle rappelle que l’infirmier V…vient d’être incarcéré à la suite d’un vol de chaussures et de linge et que le sous-chef de quartier D…, pendant une fouille, vient d’être trouvé porteur de 530 grammes de pain soustrait au préjudice des malades qui meurent de faim, ce qui lui a valu un blâme. Elle indique que fonctionnaires administratifs et employés « volent à tour de bras » et que les deux-tiers des morts à l’asile le sont de faim.

Lettre manuscrite non signée de deux pages, datée du 12 décembre 1941, adressée au préfet régional. Son auteur indique qu’il est déjà rédacteur de la lettre dactylographiée du 2 décembre courant. Il sait qu’une enquête (de gendarmerie) est en cours et que des perquisitions ont lieu chez différentes personnes employées dans l’établissement. Il dénonce la corruption ancienne et actuelle en ajoutant : « Il ne faudrait pas cependant qu’il y ait (sic) une catégorie de Français (sic), sacrifiés par une bande de voleurs, qui ici paraissaient (sic) honnêtes, puisque c’étaient justement ceux qui sont inculpés jusque-là, qui fouillaient les autres » Cette lettre est suivie de deux pages manuscrites écrites très serrée qui détaillent l’enrichissement malhonnête, les malversations et les abus de certains membres du conseil d’administration et de huit personnes nommément désignées.

Lettre dactylographiée, de quelques lignes volontairement bourrée de fautes d’orthographe et de ponctuation pour empêcher l’authentification de son auteur. Ce bref billet, arrivée le 4 septembre 1943 au service régional de police de Bordeaux, dénonce la nommée L… « Voleuse de pas male (sic) de choses…qui dès unis des ménage (sic) et dès tourne la jeunesse (sic). »

3.2. Plaintes officielles.

 – Un résumé de deux pages, du rapport ci-dessus, reçu le 27 février 1941 à la Direction de la Santé est adressé le 11 mars 1941 par le Secrétaire d’Etat à la Famille et à la Santé au préfet de la Gironde en lui demandant de faire procéder à une enquête sur les faits signalés. Il note que l’économe ne dispose d’aucun approvisionnement alimentaire et charbonnier et que le directeur lui a refusé l’achat préventif de denrées et l’intensification de la production agricole et de l’élevage.

Lettre d’information du 9 décembre 1941 du directeur de l’hôpital au préfet de la Gironde. Ce courrier s’accompagne d’un double de la plainte contre inconnu du directeur au procureur de la République pour vol d’un drap de lit portant la marque de l’établissement et découvert sur le trottoir d’une route.

3.3 .Enquêtes administratives et judiciaires.

Lettre du 9 décembre 1941 du directeur de l’hôpital au préfet de la Gironde. Elle indique que suite à une lettre anonyme adressée au procureur, des perquisitions ont été effectuées le 4 décembre par la gendarmerie de Cadillac chez l’ex-cuisinier de l’hôpital M.( révoqué le 15 septembre 1941) et qu’il a été trouvé à son domicile : trois paires de sabots, cinq paires de chaussons semi-basane, sept paires de sandales, deux paires de chaussons basane, huit paires de pantalons, une vareuse et une capote kaki militaire, le tout appartenant à l’asile. Dans sa déposition, le dénommé M. ayant mis en cause plusieurs employés de l’établissement, des perquisitions ont découvert divers objets qui avaient été détournés. Cinq agents de l’asile ont été suspendus de leurs fonctions en attendant les décisions judiciaires : Madame M, infirmière ; Monsieur F, sous-surveillant ;  Monsieur  G, faisant fonction de sous-surveillant ; Monsieur S. infirmier ; Monsieur M, infirmier.

Lettre du ll juin 1943 du directeur de l’hôpital (préfet en service détaché) au préfet de la Gironde. Ce courrier signale de nombreux vols commis dans l’établissement et ayant donné lieu à des sanctions administratives et judiciaires, dont l’incarcération récente pour quatre mois d’un nommé D .infirmier suppléant, pour vol de vêtements. Le directeur est persuadé que, malgré la surveillance exercée, des détournements s’opèrent encore secrètement de l’hôpital vers l’extérieur. Il écrit : « il s’agirait notamment, de denrées alimentaires prises aux cuisine- pour le plus grand préjudice des malades déjà sous-alimentés- par un employé de service qui réussirait à les faire passer au dehors et les écoulerait dans la population.  Ce trafic serait connu des habitants de Cadillac qui, heureusement, ne sont pas tous disposés à en bénéficier. » Le directeur sollicite la désignation de deux inspecteurs pour remplir une mission secrète de surveillance et d’identification des coupables.

-Lettre du 6 juillet 1943 du préfet de la gironde au directeur de l’hôpital. Elle indique que l’inspecteur Dejean est mis à la disposition de l’hôpital psychiatrique de Cadillac à partir du 10 juillet prochain.

Lettre du 28 septembre 1943 du commissaire divisionnaire à l’intendant régional de police daté du 25 septembre 1943. Il est indiqué dans ce rapport que, suite à la dénonciation anonyme de septembre 1943 concernant une dame L., infirmière à l’asile, cette dernière a reconnu les faits et une perquisition à son domicile a permis de découvrir : 12 draps de lit, des chemises de dame, des torchons, des serviettes de table et de toilette. La mise en cause a dénoncé une autre employée indélicate, Madame C. née P. buandière, qui elle-même en sus de divers vols (savon, chemises, sandalettes) et avec la complicité du sieur K. son ancien amant a contrevenu aux lois sur le ravitaillement général. Ledit K a par ailleurs facturé à la hausse le prix des livraisons de bois qu’il faisait à l’asile,  lui causant un préjudice appréciable.

Enfin, les investigations ont permis d’identifier Madame D. qui a reconnu divers vols à l’hôpital où elle est femme de ménage (tablier, toile à matelas, torchons) Les dames L, C, nées P.  et D. ont été placées sous mandat de dépôt.

-Lettre du 16 octobre 1943 du directeur de l’hôpital (préfet en service détaché) au préfet de la Gironde. Ce courrier indique que les trois employés (L. C. née P et D) inculpées, ont été relevées de leurs fonctions, ainsi qu’une autre employée, C.(différente de C. née P.)

Courrier du 14 août 1944 du directeur de l’hôpital (préfet en service détaché) au président de la commission administrative de l’établissement. Il s’agit de l’enquête administrative sur les distributions de lait écrémé et de sucre faites par la cuisine dans les quartiers au cours de mois de mai et de juin  1944. Ce rapport fait suite à une lettre de deux médecins-chefs (docteur de Boucaud et Duchêne) signalant les insuffisances anormales de distribution de certaines denrées rationnées à leurs malades. En ce qui concerne le sucre, l’économe Monsieur Chaumet a donné des explications compliquées et invérifiables qui paraissent « insuffisantes ». Pour le lait écrémé, la différence entre les quantités portées comme « entrées » (livraisons extérieures) et celles notées comme « distribuées » aux malades est importante et aucune  explication valable n’a été apportées par le chef de l’économat qui demande au directeur de prendre des sanctions sévères à l’égard de cinq agents employés à la cuisine, à savoir C. chef-cuisinier, L. D. S. et Madame A. aides –cuisiniers et aide- cuisinière.

Ces personnes sont révoquées ou suspendues sans solde. Il est noté dans ce courrier : « ces faits démontrent à la fois l’insuffisance du contrôle, exercé par l’économe sur les agents placés sous ses ordres et la haute fantaisie- pour ne pas dire plus- avec laquelle ceux-ci ont accompli durant trop longtemps la tâche qui leur incombait » Les mis en cause ont demandé à être entendus par la commission administrative.

-Lettre du 17 août 1944 du secrétaire général de l’Union départementale des syndicats ouvriers fédérés de la Gironde au préfet régional. Ce courrier sollicite la révision à la baisse des très lourdes sanctions prises contre les mis en cause dans les manquements vraisemblablement frauduleux de lait et de sucre (lettre du 14 août 1944) Le préfet fait entendre le directeur de l’hôpital (note du 18 août 1944) qui déclare qu’il est « de notoriété publique » à Cadillac, que les détournements faits par les cuisiniers sont importants et se pratiquent depuis longtemps. Ils ne peuvent avoir été commis que par eux ». Malgré  tout, en l’absence d’aveux et de flagrant délit et dans l’attente des conclusions de l’enquête administrative et d’une plainte judiciaire, le directeur accepte de se limiter à des peines de suspension graduée de un an à un mois.

Tableau 1: Relevé des décès des malades de l’hôpital de Cadillac (1937-1943.

Années Population au 1er janvier Total des décès annuels Décès par carence alimentaire Décomptés en cachexie Décomptés en tuberculose
1937 1 187 78 28 17 11
1938 1 229 90 37 15 22
1939 1 249 92 36 24 12
1940 1 656 170 91 68 23
1941 1 674 609 447 386 61
1942 1 118 253 191 137 54
1943* 912 84 65 42 23

*6 premiers mois

Réponse du préfet régional au secrétaire général des syndicats ouvriers en date du 22 août 1944, lui indiquant la marche arrière du directeur concernant les sanctions contre les mis en cause travaillant à la cuisine.

3.4 Ravitaillement, sous-alimentation, désorganisation.

Rapport du 3 juillet 1943, du directeur (préfet en service détaché) au préfet régional, préfet de la Gironde. Ce long document de huit pages apporte de nouvelles informations que l’insuffisance et l’insécurité du ravitaillement de l’établissement. Devant son intérêt pour le présent travail, nous en donnons quelques extraits : « Les risques que courent dans les circonstances présentes, les malades de l’hôpital de Cadillac, sont soulignés par les chiffres du Tableau 1 »

« Devant l’ampleur des décès enregistrés à l’hôpital de Cadillac -471 en huit mois, 609 en douze mois- une commission d’enquête fut constituée le 24 juin 1941 sous la présidence de M.le Professeur Mauriac, Doyen de la faculté de médecine de Bordeaux et cette commission confirme dans le rapport établi par ses soins que ces décès massifs étaient la conséquence certaine d’une déficience alimentaire rare.

« Les mesures nécessaires ayant été prises aussitôt, on put enrayer heureusement le développement d’une mortalité qui frappait des malades dont la pathologie particulière postule, en temps normal déjà, une alimentation substantielle. Grâce aux efforts poursuivis par mon administration en liaison avec le corps médical, le nombre de décès mensuellement enregistrés est actuellement réduit au minimum (tableau 2).

« Il est indispensable d’appeler l’attention de l’Administration et les services de Ravitaillement Général sur la nécessité et l’urgence d’une utilisation massive, au bénéfices des malades de Cadillac, de tous les éléments de remplacement, tels que poisson, sardines fraiches ou salées, abats, fromages, lait écrémé, etc., le  but à atteindre étant d’augmenter autant qu’il est  possible la teneur du régime en lipides et en protides.

  • En ce qui nous concerne, nous avons tout mis en œuvre pour accroitre le rendement d’un domaine agricole qui, en temps normal, n’est guère constitué que par un vignoble important et quelques planches de cultures sarclées. Nous avons modifié l’orientation de nos cultures en donnant la préférence aux produits maraichers de haute valeur nutritive ; nous avons sacrifié tout à ce programme étendant les surfaces cultivables dont nous disposions, et, louant des champs partout où cela nous était possible, récupérant du terrain dans l’intervalle des rangs de vigne ; nous avons utilisé largement la semence de pommes de terre dont l’attribution nous a été faite grâce à l’intervention personnelle de M. Fort, chargé de mission pour le développement des cultures collectives.
Tableau 2: Relevé des décès des malades de l’hôpital de Cadillac  (1942-1943)
Mois décès 1942 décès 1943
janvier 28 28
février 43 18
mars 34 11
avril 34 11
mai 24 9
juin 13 7

Lettre du 15 juillet 1943 du directeur du Ravitaillement Général au préfet de la Gironde, l’informant que l’hôpital bénéficie déjà d’un régime de faveur par rapport aux autres collectivités et qu’il parait difficile de lui accorder des  suppléments plus importants.

Rapport du 12 septembre 1943 du directeur (préfet en service détaché) au préfet régional, préfet de la Gironde. Il s’agit document critique de huit pages qui complète le rapport du 3 juillet 1943, en insistant sur les problèmes institutionnels d’autorité de compétence et d’emploi des agents. Nommé il y a six mois, le directeur souligne qu’à son arrivée il a trouvé un établissement complètement désorganisé, dans une situation matérielle et morale déplorable : affaiblissement général de l’état des malades (alimentation carencée, cachexie, tuberculose, manque de linge et de vêtements d’hiver) alors que le personnel (infirmiers, cuisiniers) se montre en revanche dans une excellente condition physique ; laisser-aller, double emploi, abus scandaleux d’arrêts de maladie, dépenses de gestion excessive : bâtiments en mauvais état ; conflit chronique entre un médecin-chef (Madame André) et ses collègues et la commission administrative, etc. Le directeur affirme avoir porté remède à cette situation en favorisant le réapprovisionnement, réorganisant les services, reclassant le personnel, développant le contrôle et la surveillance pour limiter le « coulage » et diminuer le nombre d’agents fautifs ou malhonnêtes qui bénéficiaient auparavant d’un protection médicale voire administrative.

-4. Discussion et conclusion.

Il ne fait pas de doute que, comme dans la plupart des hôpitaux psychiatriques français, les malades mentaux hospitalisés à Cadillac ont souffert pendant la Seconde Guerre mondiale de graves carences alimentaires, sans parler du froid et du reste. D’ailleurs, les membres de la commission médicale présidée par le doyen Mauriac (professeurs Delmas-Marsalet, Aubertin et Servantie) semblent être revenus horrifiés de leur visite à Cadillac courant juillet 1941 et auraient déclaré avoir assisté à un spectacle « dantesque » (lettre du 16 juillet 1941 de Monsieur Cazemajour, chef de service de la préfecture de la Gironde) Dans son rapport, cette commission d’enquête caractérise cette vision infernale par la phase « les malades de l’asile de Cadillac meurent de faim ». Lors de sa prise de fonction en février 1943, une observation du nouveau directeur de l’hôpital (préfet en service détaché), nous a particulièrement impressionné. Il s’agit du contraste frappant entre la population des malades, squelettiques et en loques et la condition physique florissante des personnels (rapport du 12 septembre 1943).

La lecture des documents SC 1604 et 51 W1 (archives départementales) nous permet de tirer quelques conclusions évidentes.

Tout d’abord et comme ailleurs, l’asile autonome de Cadillac n’a pas échappé aux dénonciations anonymes qui, dans le cas présent, ne paraissaient pas dénuées de véracité. Effectivement jusqu’à la nomination en tant que directeur d’un préfet en service détaché (février 1943) l’établissement semble en état de déshérence administrative, le personnel étant peu contrôlé, livré partiellement à lui-même, jouissant d’avantages indus. Si sans doute une large majorité des employés est restée honnête, il n’en reste pas moins que prévarication, coulage, vol, abus, compromissions, concussions ont été le fait de certains agents et ont porté un préjudice sérieux à l’hôpital et à la santé des malheureux internés. Bien entendu la plupart des fautes professionnelles de ces nombreuses infractions sont restées cachées, discrètes, inconnues officiellement de la direction et des autorités. À noter toutefois qu’un certain nombre des profiteurs des deux sexes a été sanctionné administrativement  (révocation, suspension) et/ou condamné pénalement (incarcération). Par ailleurs, en dépit des carences hiérarchiques et de la faiblesse de l’autorité dans la gestion du personnel, il semble évident que les pouvoirs publics ont tenté courageusement de remédier le plus possible à une situation jugée « scandaleuse» par beaucoup. La direction de l’hôpital, la préfecture, le ministère de la Santé publique ont été informés des graves difficultés de l’établissement cadillacais et sont intervenus pour y remédier dans la mesure du possible. Les courriers font foi à cet égard.

L’asile autonome de Cadillac doit-il être spécialement blâmé pour ses nombreux morts de faim sous l’occupation ? Nous ne le pensons pas, en tout cas vraisemblablement pas davantage que les autres hôpitaux psychiatriques à la même période. À ce propos nos recherches personnelles et les informations recueillies auprès des historiens de la psychiatrie se sont révélées négatives en ce qui concerne « l’envers du décor ». Il ne parait exister aucune documentation argumentée portant sur les détournements par le personnel de biens et de denrées alimentaires au préjudice des malades mentaux hospitalisés entre 1940 et 1945. Étudier la maltraitance “inhumaine “, même en temps de guerre, de ceux chargés de protéger et de soigner patients et handicapés mentaux incapables de se défendre seuls, reste un travail à faire dans notre pays.

On le sait, la vérité historique ne connaît pas de tabou et n’est pas constituée que de louanges et de bons sentiments ! Michel Bénézech

 Déclaration de liens d’intérêts: L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêt.

Références.’1) Bénézech M.”Le malade mental et sa mort à l’hôpital psychiatrique de Cadillac”– étude sur 30 ans (1923-1933)Ann Med Psychol.2011:169.63-9 – (2) Bénézech M. “La famine à l’hôpital psychiatrique de Cadillac durant l’année 1941” Ann Med Psychol 2016 ; 174:155-7 – (3) Buelzingsloewenvon1.“L’hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’occupation». Paris: Flammarion/Aubier 2007.- (4) Correspondance “Les asiles de la faim”Le Monde 1987:18(mercredi 6 juillet)- (5)Escoffier-Lambiotte.C “Les  Innocents de Clermont de l’Oise” Le Monde 1987:21-2 (mercredi 10 juin) –(6) Garrrabé J.Gumpper S. Les Asiles d’Aliénés du département de la Seine et les  Guerres” Ann Psychol 2018;176:541-52

(7)Lafont M. ” L’extermination douce. La mort de 40.000 mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France et sous le régime de Vichy». Le Cellier Ligné: Editions de l’Arefpi ;1987.-  (8) Papet GRJ.” Contribution à l’étude des œdèmes de famine. La sous-alimentation à l’hôpital psychiatrique de Cadillac-sur-Garonne en 1941″- Université de Bordeaux. Faculté de médecine et de pharmacie de Bordeaux.1942 (thèse de médecine n°25; 75p.1 planche )-(9) Pewzner-Appeloig. E. “La psychiatrie en France sous l’Occupation 1940-1945 .”Ann.Med.Psychol 2014: 172:544-51.

Cet article est paru dans “Les Annales Médico -Pschychologiques” n° 176(2018)1043-1047.Remerciements au Professeur Michel Bénézech qui a autorisé sa publication dans les Cahiers de l’Entre-deux-Mers n°137. Tous les articlesRappelons que cet article fait suite aux déjà nombreuses communications et recherches qu’il a entreprises sur l’histoire de l’Asile de fous de Cadillac devenu Hôpital psychiatrique de Cadillac ainsi que sur celle des malades internés. Ancien président de l’association “Les Amis du Cimetière des Oubliés” qui a eu pour objet essentiel de sauver ce cimetière de la destruction, il a été aussi l’artisan du classement de ce dernier en tant que Monument Historique et qui fait désormais partie intégrante du patrimoine historique de la ville de Cadillac-sur-Garonne.

 

 

 

 

 

 

 


8 Replies to “La famine à l’hôpital psychiatrique de Cadillac durant la Seconde Guerre mondiale:”

  1. Je fais mon arbre généalogique et je viens de découvrir que Mon oncle a été interné dans cet hôpital psy et y est décédé en 1941.
    Existe t’il une liste des noms des internés morts à cette période?
    Et où pourrais la consulter ?
    Ses frères n’ont jamais été informés de ce fait, car la guerre avait dispersé tout le monde.
    Merci de me renseigner car je veux le réintégrer dans l’arbre généalogique familial
    France Jouannic

  2. onjour, oui il existe effectivement un recensement des internés de l’hôpital psychiatrique de Cadillac établi par le rofesseur Bénézech(psychiatre, médecin légiste) qui a été établie lors des recherches qu’il a menées dans le cadre des investigations entreprises par les Cahiers de l’Entre-deux- Mers et ayant pour objet la réhabilitation du “Cimetière des Oubliés.” Il est vraisemblable que votre oncle ait été enterré dans ce cimetière qui a été entièrement réhabilité et est maintenant inscrit au titre de monument historique.
    Cette liste a été remise à la Mairie de Cadillac (33410) que vous pouvez contacter :tél 05.57.98.02.11 –
    Madame Corinne Laulan, 1ère adjointe qui a en charge la commission “culture, affaires funéraires”. Et je pense que vous devriez avoir toutes réponses utiles à vos recherches. Avec nos bienveillantes salutations. CL

  3. Bonsoir, j’ai lu avec grand intérêt votre article.
    Ma grand mère maternelle, hospitalisée au CHS de Sarreguemines en 1940 a été évacuée comme tous les malades de cet hôpital psychiatrique vers l’hôpital de Cadillac. Elle y est décédée en 1941. Nous avons toujours cru qu’elle avait été victime de l’invasion allemande. Je découvre qu’elle fait certainement partie des personnes victimes de la famine de 1941. Le recensement que vous évoquez plus haut comprend-t-il les évacués mosellans.
    recevez mes remerciements les plus chaleureux
    Fabienne KUCHLY

  4. Bonjour Madame, Monsieur,

    Je suis la petite-fille d’Eugénie Marec épouse Bertin née le 31/101895, internée en 1926 à Cadillac ?
    Mon père, Roger Bertin, né le 19/10/1921, ne savait rien mais mon grand-père Henri Bertin l’avait considérée décédée, ce que je pensais.
    Un jour pourtant, j’entends que chacun avaient été contactés, c’était vers 1966, (pas certaine de la date) pour qu’ils la reprennent. J’étais jeune, je ne pouvais rien savoir, l’omerta.
    J’ai compris bien plus tard et je l’ai alors recherchée, dans plusieurs asiles psychiatriques, Ste Anne, St Maurice, dans la région parisienne, puis Montauban, Bron etc….
    J’ai retrouvé sa trace, à l’État civil de Cadillac il y a 2 ans, juste avant l’épidémie.
    Elle était décédée, bien sûr, le 30/03/1977 à l’hôpital de Cadillac, mais le pire, elle était
    sans domicile fixe !!!
    Depuis je cherche des témoins de sa vie, je veux savoir ce qu’elle avait, pourquoi on l’a privé de tout, même d’une famille.
    J’ai 75 ans, je suis écrivain et depuis, j’ai pris son nom pour pseudo, afin de lui rendre hommage.
    Vous êtes mon seul recours, je vous en prie, je désire que mes enfants sachent, qu’elle existe enfin, sa malheureuse vie me hante, sa souffrance, qu’a-t-elle vécu ? Je veux écrire son histoire, qu’elle laisse une trace.
    J’ai vu qu’il y a un cimetière des oubliés, je souhaite m’y rendre, avant que, moi aussi, je disparaisse. J’en ai besoin, j’espère que vous comprendrez ma démarche, je viendrais à Cadillac sur sa tombe, là où elle a vécu, si on peut appeler cela vivre.
    Si vous pouviez me dire qui je peux encore rencontrer, l’ayant connue, à l’hôpital peut-être, une jeune infirmière à l’époque, je ne sais pas…
    Je vous serai tellement reconnaissante de votre aide, si cela est possible,
    Je vous en remercie infiniment,

    Bien chaleureusement votre…

    Micheline Bertin-Bitan

  5. Avis de recherche et appel aux souvenirs de ceux ou celles qui auraient connus Eugénie Marec , hélas il y a près de 50 ans…mais on ne sait jamais, il y a parfois des hasards heureux! La rédaction des Cahiers…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *