La Poule verte (suite)

Posté le 14/07/2015 dans Les recettes d'Oncle Phil.

Chapitre 2

La poule verte

La fin de la semaine fut pluvieuse ; Ernest semblait avoir perdu sa bonne humeur, le Ricoré du matin ne lui avait jamais paru aussi amer et Madelon, la buraliste avec qui il avait coutume d’échanger chaque jour une petite blague matinale au lever du rideau de fer dont le grincement annonçait l’ouverture de l’épicerie, en fut le vendredi pour ses frais. Elle se contenta de lui demander s’il s’était levé du pied gauche, revint à la charge vers dix heures pour lui proposer le café-biscuit à la crème de lait qui marquait depuis des lustres la pause de la matinée durant laquelle pouvait éventuellement se former une petite queue de ménagères devant le comptoir de l’épicerie du Pont. Pour la première fois, depuis la chute du gouvernement de Henri Queuille dont il gardait le souvenir ému d’une poignée de main échangée lorsqu’il était seconde classe au 100ème régiment d’infanterie de Tulle, évènement qui lui tenait lieu de ligne politique, il ne grignota du bout des lèvres qu’un seul biscuit. Il n’en fallut pas plus à Madelon pour manifester son inquiétude auprès de Georgette, ma grand-mère, qui confirma l’état d’esprit maussade d’Ernest. Le samedi matin, celui-ci abrégea sa matinée d’approvisionnement au marché de Cadillac, se contentant de ramener quatre poulets et quelques cageots de légumes de saison sans faire sa halte hebdomadaire au café du commerce. Bien plus, il traversa Tourloyrac sans s’en rendre compte et dut faire demi-tour au poste d’essence, trois kilomètres plus loin : il n’avait visiblement plus sa tête à lui. Au déjeuner du dimanche autour du poulet rôti-frites, il ne nous gratifia pas d’une seule de ses plaisanteries coutumières et la dernière bouchée de baba au rhum avalée, plaqua son oreille sur le poste pour écouter la retransmission du match des Girondins de Bordeaux contre l’A.S Saint-Etienne : le troisième penalty de Kargu ne lui arracha pas le moindre hurlement de joie assorti des joyeux jurons qui accompagnaient généralement les exploits restitués par la magie de la T.S.F au prix de l’égosillement de Georges Briquet ou d’autres reporters sportifs aussi haletants qu’enthousiastes. Qui eut pu observer attentivement le cristallin de ses yeux noirs n’aurait pas manqué d’y deviner, comme dans un miroir de sorcière, les cercles concentriques d’une image qui se substituait à toute autre vision : le cercle extérieur, d’un bleu pâle était celui d’un ciel paradisiaque qui entourait le vert horizon circulaire et campagnard qui lui-même circonscrivait une plage pommelée de gris et de rose au centre de laquelle sur l’horizontale à peine esquissée d’un banc vert était sertie une minuscule silhouette féminine : l’image de Monette dans l’écrin de Causserouge ne le quittait plus.
La nuit propice à l’élaboration des grandes stratégies l’occupa toute entière à chercher les motivations les plus crédibles d’une escapade qui lui permettrait de ne pas attendre jeudi pour retrouver Monette : de toute manière d’ici jeudi, quatre jours, quatre-vingt-seize heures, cinq mille sept cent soixante minutes, cela faisait vraiment beaucoup trop à attendre et si Monette et lui ne pouvaient avoir le loisir de passer quelques instants aussi intenses que fugaces d’ici là, il ne faisait aucun doute que la tournée du jeudi en subirait des avaries dramatiques pour la réputation de l’épicerie du Pont. Prétexter une soudaine rage de dents pour s’éclipser une ou deux heures sous le prétexte de se rendre chez son ami Simon, le dentiste de Saint-Macaire, à qui il avait tant de fois servi d’alibi pour des escapades extra-conjugales ne lui sembla pas à la réflexion bien crédible compte tenu de l’état rayonnant de sa denture. Il avait bien rendu des services identiques à Ėmile, le cordonnier, Pierrot le coiffeur et Robert, dit Pompette, le pompiste mais ses chaussures étaient impeccablement entretenues par Georgette, sa dernière coupe de cheveux datait de huit jours à peine et on ne peut décemment pas prendre deux heures (un minimum) pour faire le plein d’essence. Il fallait donc trouver une raison professionnelle de s’absenter lundi, de cinq à sept, de préférence (car il était assez conventionnel). Dans la brume du petit matin lui revint à l’esprit une commande passée naguère d’une livraison d’avoine qu’il avait différée en dépit des rappels pressant de Georgette qui veillait à ce que soit satisfaite la clientèle du châtelain de Beauregard, mauvais payeur mais bon client en alcools et spiritueux, très attentifs au bien être de son vieux cheval qu’il ne montait plus depuis des années mais dont il assurait la survie par une diète alimentaire rigoureuse. La livraison de balles d’avoines avait l’avantage de pouvoir justifier une absence de durée élastique liée à l’état plus ou moins avancé d’ébriété de monsieur de Bressac et à son désir de conversation auquel se prêtait avec sa gentillesse coutumière Ernest qui choisissait précisément les fins d’après-midi pour ces livraisons assorties de mondanités auxquelles Georgette, fière de ce lien quasi amical avec l’aristocratie locale, n’avait jamais rien trouvé à redire.
Lundi matin au petit déjeuner, devant le bol de Ricorée qui avait perdu son amertume et avec une bonne humeur matinale soudain retrouvée, il dressa avec Georgette le programme de la journée. « Je pense que si tu peux te charger de la fermeture de la boutique, j’irai ce soir livrer l’avoine à Beauregard, de Bressac m’a fait dire par Pompette que son canasson commençait à tordre le nez ». Georgette acquiesça avec bonheur non sans recommander à Ernest de ne pas trop se laisser aller au Byrrh-cassis dont de Bressac régalait généreusement ses visiteurs.
Les heures de ce jeudi se traînèrent interminablement pour René qui toucha à peine à la roulade d’endives au gratin du déjeuner et s’accorda, bien que ce ne soit pas dimanche une Gauloise jaune « goût maryland » après le café dont il se resservit exceptionnellement une grande tasse. À quatre heures il passa dans la salle de bain pour remettre un peu de brillantine Roja-net et se « rafraîchir le museau » avec un gant humecté d’eau de lavande, ce qui ne parut pas suspect à Georgette, qui déplorait certes sa coquetterie, mais en faisait reporter la faute sur l’éducation déplorable qu’Ernest avait reçu d’une mère trop aimante, et du reste toujours présente, qui adorait d’autant plus son fils que, par la grâce de la brillantine, il ressemblait davantage encore à Tino Rossi. À dix-sept heures trente Ernest sautait dans son fourgon, à dix-sept heures quarante-cinq, les balles d’avoines étaient larguées, moteur tournant, devant les écuries de Beauregard, sous le regard vitreux mais néanmoins stupéfait du vieux de Bressac, si peu accoutumé à une telle muflerie de la part du petit Ernest.
À dix sept heures cinquante cinq les pneus du Peugeot D4 crissaient sur les graviers de Causserouge.
De dix-sept heures à dix-huit heures quarante cinq il y a un blanc dans l’agenda d’Ernest qui correspond à la même plage immaculée dans celui de Monette mais à dix- neuf heures ils étaient tous deux attablés dans la cuisine autour d’un verre de Causserouge premières côtes de Bordeaux blanc 1942 qui remplace avantageusement le thé dans les bonnes maisons de la campagne bordelaise. Pour accompagner ce vin blanc liquoreux Ernest insista pour que Monette lui servit, en lieu et place de l’insipide « boudoir » traditionnel une tranche blanche et moelleuse piquetée de rose et de vert de la « poule verte » que Monette avait préparée pour le déjeuner.
Depuis cette date mon grand-père livra très régulièrement l’avoine à Monsieur de Bressac et développa un commerce tout à fait inattendu de cette graminée quelque peu délaissée qui l’amenait à s’absenter chaque lundi de cinq à sept puis de cinq à huit puis de quatre à huit et cela bien après la mort, par indigestion d’avoine, de Margaut, la vieille jument de Monsieur de Bressac à laquelle celui-ci ne survécut que le temps de vider une douzaine de bouteilles de Byrrh.
Après la mort de Georgette, Ernest alla s’installer à Causserouge où jusque dans son grand âge, Monette servit à ses hôtes du lundi, au nombre desquels j’eus le bonheur de compter dans les périodes de vacances, l’inimitable…

Poule verte de Monette

300 grammes de pain de campagne rassis
20 cl de lait de ferme
3 œufs
150 grammes de jambon de Bayonne
Un très gros bouquet de persil (environ 200 grammes)
Six feuilles de sauge
cinq échalottes grises
deux gousses d’ail
Un gros choux vert
Sel poivre
Le foie et le gésier de la poule au pot de Monette : https://www.cahiers-entre-deux-mers.fr/2015/05/la-poule-verte/
Le bouillon de la poule au pot de Monette : cf https://www.cahiers-entre-deux-mers.fr/2015/05/la-poule-verte/

Briser le pain rassis en gros morceaux, les imbiber de lait préalablement salé et poivré, une fois le pain bien ramolli le mélanger aux œufs (non battus préalablement), inclure dans la mixture le jambon de Bayonne coupés en très petits morceaux, le foie et le gésier coupés en plus gros morceaux, les échalotes, le persil , l’ail et les feuilles de sauge finement hachés.
Après avoir rectifié l’assaisonnement (attention, le jambon diffuse son sel dans la farce), former une boule que vous envelopperez dans les grosses feuilles vertes du chou ; maintenir par un ficelage dense ou par une résille alimentaire. Placer la poule verte dans le bouillon de la poule au pot, porter doucement à ébullition et réduire le feu. Laisser cuire quarante-cinq minutes en maintenant le bouillon à la limite du frémissement.
Laisser refroidir la poule verte qui doit se servir tiède, en tranches épaisses, sur les feuilles de choux accompagnées de la partie blanche du choux braisé à la graisse de canard, parfumée de fines tranches d’ail légèrement dorées et déglacé avec une cuillère de vinaigre de vin.
Oncle Phil.


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