La rue du Cul de plomb

Posté le 14/07/2014 dans Le feuilleton.

Chapitre 16-

Plus les jours passent, plus Zélie se remplume, elle a retrouvé ses joues roses et rebondies, perd peu à peu son ventre gonflé de gamine mal nourrie. Zélie débordante d’énergie n’en finit pas de découvrir ce nouveau monde. Il y a l’école et puis pendant les temps libre tout ce que lui apprend Mamie Anna, qui, en bonne suissesse, semble savoir tout faire et vouloir pallier aux carences d’une éducation inexistante. Comment bien se tenir à table ? se tenir droite sur sa chaise et ne pas mettre ses coudes sur la table, ne pas parler la bouche pleine, ne pas torcher son assiette avec une lichette de pain…c’est ainsi que Zélie découvre qu’il existe des couverts spécialisés pour la viande, le poisson, la salade, le fromage, le dessert et puis tant d’autres choses encore pour manger ou boire ! L’hygiène et la propreté étant les deux mamelles de la Suisse, l’éducation passe aussi par l’art de faire le ménage, de traquer la poussière jusque là où elle se pense introuvable, de laver le linge de maison, draps, serviettes, nappes, mais aussi rideaux, tapis divers tous en coton et ce dans ce qui est déjà une machine à laver qui fonctionne en tournant une manivelle alors qu’elle a été remplie d’eau chaude du robinet ! Zélie n’en croit pas ses yeux et se souvient de Gilberte s’échinant à frotter pendant des heures la lessive avec sa brosse en chiendent alors que par ailleurs elle n’est pas une fée du logis. Ici le ménage est pratiquement un art qui consiste à savoir nettoyer, cirer, ranger avec célérité et semble t-il avec un certain plaisir…Lorsque que les beaux jours seront là, que la neige aura fondue, Mamie Anna lui apprendra le jardin. A observer les oiseaux, les insectes, tout comme à attendre que les premières plantules du potager pointent leur nez. Eveil miraculeux à la vie ! En attendant ce printemps, c’est toujours l’hiver et les deux fillettes apprennent le tricot…
En toutes choses, Zélie s’applique, même pour celles qui lui demandent tant de patience alors qu’elle n’est qu’impatience de vivre intensément. Heureusement il y a Gaby, si calme, si contemplative qui déteste l’agitation, le bruit, mais qui s’amuse tellement avec Zélie si différente, si complémentaire, jamais à court d’idées plus ou moins transgressives comme descendre à califourchon sur la rampe cirée du grand escalier, ou encore sortir pieds nus dans la neige simplement pour voir s’ils vont geler ! Il y a aussi Gaby assise, derrière sur la luge, les dents serrées, agrippée à la taille de Zélie qui descend les pentes verglacées à toute allure en poussant des cris en négociant des virages qui quelquefois les laissent cul par-dessus tête !
Mamie Anna n’élève jamais la voix, elle prend toujours la peine d’expliquer pourquoi il ne faut pas faire ceci ou cela. Mamie Anna ne semble jamais affairée. Il est vrai que chaque matin elle est debout dès 6 heures car elle a tant à faire ! Il faudra quelques temps à Zélie pour comprendre qu’en fait Mamie Anna mène deux vies parallèles dans la grande maison. Il y a le temps qu’elle consacre à la vie quotidienne des deux petites filles et puis celui qui l’occupe lorsqu’elle a franchi une porte située sur le palier et qui mène à une autre partie de l’appartement. Cette partie transformée en quasi hôpital où se succèdent à longueur d’heures le médecin, les infirmières de jour et de nuit, le pasteur, au chevet du mari de Mamie Anna, le père de Gaby. Il est malade, si gravement malade et en quelque sorte n’en finit pas de mourir !
Les fillettes n’ont pas accès en ce lieu, mais Zélie sait quand elle arrive sur le palier au niveau de la porte si celle-ci a été ouverte récemment car flotte alors cette odeur si particulière d’antiseptiques, de médicaments, qui accompagne la grande maladie. Lorsqu’elle et Gaby montent l’escalier, instinctivement elles se taisent et évitent de faire du bruit avec leurs grosses chaussures d’hiver lorsqu’elles sont sur le palier face à la porte. Quelquefois elles croisent des hommes en blanc qui apportent des bouteilles d’oxygène en se faufilant discrètement. Certains jours c’est une ambulance qui attend au pied de la maison, emmène le père de Gaby sur une civière on ne sait où, d’où il revient quelques heures après. Malgré tout Mamie Anna ne paraît jamais triste, elle est simplement résolue et efficace. O ! Combien !
Elle gère ses deux mondes antinomiques celui ou la grande faucheuse veille et attend son heure et l’autre où elle est interdite de séjour : l’insouciance, la joie de vivre étant les meilleurs barrages et certainement le réconfort où Mamie Anna puise sa sérénité.
Il y a aussi Robert, Robert le frère ainé de Gaby qui assume seul, et pour cause, la bonne marche de l’entreprise. C’est grâce à lui que les machines tournent et que la grande maison ronronne à leur rythme. La première fois que Zélie a vu Robert et qu’ils ont fait connaissance, cela a été comme un coup de foudre entre la fillette, tout juste sept ans et ce grand garçon athlétique de 20 ans son aîné. Il l’a soulevée de terre, prise dans ses bras, embrassée sur les deux joues, la regardée en souriant et lui a dit : « Toi, quand il fera beau je t’emmènerai dans mes montagnes ! »
Zélie a cru défaillir, elle le trouvait si grand, si fort et si beau avec des yeux couleur des eaux du lac, dont elle découvrira plus tard que selon le temps ils pouvaient virer du bleu glacier au gris d’acier. « Tu voudras bien venir avec moi dans mes montagnes ? Je crois que tu n’auras pas peur comme Gaby !» Non, elle n’aura pas peur, elle a su à ce moment là, qu’elle le suivrait partout où il voudrait et avait du mal à comprendre pourquoi Gaby avait peur, il paraissait si fort .Elle avait la chance d’avoir un grand frère pareil et non seulement elle ne voulait pas l’accompagner, mais en plus, elle n’en parlait jamais. Zélie s’était souvenue à ce moment là, qu’elle aussi avait un grand frère, moins vieux que Robert, mais un grand frère quand même, qu’elle ne voyait presque jamais et n’avait jamais rien à lui dire. Est-ce qu’il savait qu’elle existait seulement ?
En attendant que la neige fonde, que le printemps arrive, que les promenades en montagne soient possibles, Zélie en rêve tous les jours et tous les jours elle s’arrange pour rencontrer Robert qui travaille au rez de chaussée de la grande maison. Tous les jours il lui demande si elle a bien travaillé à l’école, lui claque deux baiser sonores qui la mettent en joie, elle part alors en sautillant comme un cabri, ce qui le fait rire !
Et tous les jours la neige tombe en gros flocons mous et lents. Le ciel est d’un gris blanchâtre qui à l’horizon se confond avec la blancheur du paysage. Les toits des chalets sont recouverts d‘une épaisse couche de neige qui gèle chaque nuit et se transforme en stalactites de cristal le long des gouttières. Les bruits de la vie parviennent assourdis dans un silence ouaté. Certains passants filent au son du crissement régulier de leurs skis de fond. Zélie trouve qu’ils ressemblent à de petits engins à vapeur tant ils exhalent de buée par la bouche et les narines. Ils avancent à grandes enjambées sur le plat et puis se laissent aller dans les descentes, nonchalamment, les bâtons de skis serrés à l’horizontale sous leurs aisselles.
Ce sont les vacances de Noël ! Sauf pour le chien Toby qui imperturbable continue ses tournées laitières et ne manque jamais son rendez-vous « baiser » avec Zélie. Quand la neige, fatiguée de tomber, fait une pause, alors c’est une volée de gamins qui envahit l’espace avec luges, skis et entreprend courses poursuites, glissades, batailles de boules de neige, construction de bonhommes de neige.
Bientôt Noël ! Dans la grande maison, Mamie Anna et quelques amies bénévoles font des colis pour la Croix Rouge Suisse destinés aux enfants des pays frontaliers en guerre. La guerre ? Zélie n’y pense plus, elle l’a remisée au plus profond dans une case de sa mémoire et verrouillé le tout ! Croit-elle ! Ces dames sont installées au rez de chaussée de la grande maison, dans la salle d’expéditions de l’usine, là où est stocké tout ce qui a été collecté, y compris les piles de pyjamas et chemises de nuit en pilou, dons de l’entreprise. Quant à Robert il est arrivé chargé d’un grand sapin, l’a installé au milieu du salon et a aidé les deux fillettes à le décorer de boules, guirlandes, anges et étoiles dorés, de haut en bas. Ainsi paré il illumine la pièce et Zélie dont c’est la première fois qu’elle voit un sapin de Noël, le trouve si beau que sous l’émotion elle pleure silencieusement en hoquetant : »Comme il est beau, comme il est beau !… ». D’abord surpris, Robert la prise dans ses bras, au passage il a attrapé Gaby, si légère, et s’est mis à tourner en cha ntant : « Mein Tanenbaum, mein Tanenbaum… »
Instantanément elles se sont mises à rire et à reprendre en cœur « Mein Tannenbaum… »
Le lendemain l’effervescence est dans la cuisine. Mamie Anna aidée de ses deux marmitonnes s’est lancée dans la fabrication des petits sablés de Noël. Selon la coutume, ceux-ci à la cannelle, au citron, à la vanille, au chocolat seront offerts aux amis et visiteurs comme signes de bonne fin d’année et d’heureux présage pour la nouvelle si proche. La veille, Mamie Anna avait préparé la pâte, au moins deux kilos, et après un repos d’une nuit celle-ci pouvait être transformée en ces délicieux sablés qui peuvent se garder plusieurs jours si l’on prend la peine de les conserver dans une boite en fer. Leur originalité tient à leurs formes très diverses obtenues grâce à des emporte pièces qui les transforment en anges, étoiles, sapins, animaux divers : ours, lapin, chouette, écureuil, ou encore en petits bonhommes et bonnes femmes, ce qui fait la joie des enfants et dans l’instant celle de Gaby et Zélie préposées à étendre la pâte au rouleau et à donner forme aux sablés, qu’elles déposent ensuite délicatement sur les plaques qui iront au four pour la cuisson. La pâte ayant la consistance d’une pâte à modeler cela donne la possibilité aux enfants de sortir des figurines convenues, d’en inventer selon leur fantaisie ce dont ne se privent pas les deux petites filles qui pouffent de rire en voyant les résultats ! Le plaisir ne serait pas complet s’il n’y avait la délicieuse odeur pâtissière qui a envahit tout l’appartement.
Entourant le pied du sapin, les sachets enrubannés qui contiennent les sablés de Noël semblent monter la garde. Zélie et Gaby sont toutes excitées, ce soir elles n’iront pas au lit à 20 heures mais beaucoup plus tard, elles accompagneront Mamie Anna à la messe de minuit. Aux alentours de 23 heures, Robert est venu les chercher pour les emmener dans son « automobile », grand luxe s’il en fut, tellement ces engins sont encore rares, même en Suisse ! Mais avant d’aller à l’église, Zélie a la surprise de voir que Robert fait un détour pour s’arrêter au cimetière, où d’ailleurs il y a beaucoup de monde. Surprise aussi de découvrir la tombe où Mamie Anna, Robert et Gaby se recueillent. C’est là où est enterré Hubert le plus jeune des grands frères de Gaby, mort deux ans auparavant de tuberculose ! En ce soir de Noël, la coutume veut qu’hommage soit rendu aux défunts et qu’ils participent, en quelque sorte, à la fête de Noël, en déposant sur chaque tombe une grosse bougie qui, en principe, doit bruler toute la nuit. C’est Gaby qui a installé la bougie blanche décorée d’or et c’est Robert qui l’a allumée.
Tout le cimetière est devenu un champ de lumière, à moins que ce ne soit un joyeux bal de feux-follets qui dansent et dansent. Avec le ciel d’un bleu nuit intense, avec les reflets sur la neige, le lieu est devenu magique. C’est à ce moment là que Gaby a murmuré à Zélie « Tu sais, l’année prochaine mon papa dormira là, avec Hubert qui ne sera plus tout seul ! »
Après la messe de minuit, revenus dans la grande maison, Mamie Anna a servi de grands bols de chocolat chaud accompagné de petits pains briochés, et puis les fillettes sont parties au lit non sans avoir déposés leurs chaussons au pied du sapin, au cas où…
Et le lendemain matin c’est le cœur battant qu’elles ont découvert leurs cadeaux : des écharpes, gants, bonnets et pull over pour toutes les deux, des friandises, et pour Zélie un livre de comptines bilingues ! Cette dernière est folle de joie, un livre, un vrai trésor ; un livre à elle ; un livre comme elle n’en a jamais vu ni chez Augustine, ni chez ses parents ; un livre qui sera à l’origine d’une passion qui ne quittera plus jamais la petite fille. Un livre avec des histoires qu’elle commence à déchiffrer comme elle l’a appris à l’école !
(à suivre)

 


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *