La Rue du Cul de plomb.

Posté le 19/03/2015 dans Le feuilleton.

« Le gamin envoyé par le Bon Dieu ? » -En voilà une drôle de réponse !
Seulement c’est Augustine qui l’a dit, alors ? Et pourtant inutile de lui demander davantage d’explications. Depuis qu’elle est revenue Zélie la trouve de plus en plus étrange, étrangère même envers elle ; c’est comme si sa grand-mère ne la voyait plus ! Augustine est toujours et encore plus rivée à son rosaire, en communication permanente avec la Sainte Vierge qu’elle supplie chaque jour d’intercéder pour elle (auprès de qui ?) pour retourner « Rue du Cul de plomb » et y mourir !
Alors chaque soir avant de s’endormir Zélie s’interroge : « Si Le Gamin a été envoyé par le Bon Dieu elle aussi… et tous les bébés que l’on voit tout à coup dans des landaus poussés par leur mères ! Et comment il les envoie le Bon Dieu du haut du ciel ? Est-ce qu’il les jette ?» Jusqu’à ce soir où Zélie a eu la révélation. Elle s’est souvenue de toutes ces statues d’angelots que lui avait montrées Mamie Anna lorsqu’elles avaient visité le Monastère de Disentis. Donc tous ces anges qui voletaient joyeusement dans le ciel en soufflant dans des trompettes, et bien, naturellement c’était de futurs bébés, en attente, que Dieu enverrait sur terre quand ce serait son bon plaisir. Ceux-ci atterrissaient en douceur et sitôt arrivés perdaient le duvet de leurs ailes comme les oiseaux leurs plumes. Satisfaite d’avoir trouvé une réponse à cette interrogation là, elle continue néanmoins à se poser des questions : « Comment Dieu choisit-il les familles où envoyer les bébés ? Le Gamin notamment ? Est-ce que Gilberte lui avait commandé dans une prière pendant qu’elle Zélie n’était pas là ? Et puis est-ce que Dieu ne se trompe pas quelquefois ? Ainsi, elle Zélie, est-ce qu’elle n’aurait pas du atterrir chez mamie Anna, plutôt qu’ici ? C’est peut être parce qu’il s’est trompé que Gilberte dit toujours : Mais qu’est ce que j’ai fait au Bon Dieu pour avoir une fille comme ça ?! »
Ici, où Gilberte ne quitte pas d’une minute Le Gamin. D’ailleurs quand il ne dort pas, il braille s’il n’est pas dans ses bras ou sur ses genoux. Ici, où Augustine psalmodie à longueur d’heures. Ici où le père n’est pratiquement jamais là. « Et heureusement » pense Zélie. Quand il arrive, il commence par crier « Que le ménage n’est pas fait… » Puis il hurle « que c’est le bordel, qu’il ne va pas rester une minute de plus dans cette pétaudière… » Et il part en claquant la porte, emportant avec lui la boule d’angoisse qui fait battre le cœur de la fillette de plus en plus fort, laissant Gilberte belle et larmoyante avec son bébé, telle une mater dolorosa.
« Bordel, pétaudière, qu’est ce que cela veut dire ? » Elle regarde la cuisine : une table, quatre chaises, deux caisses empilées que le père a transformées en buffet en mettant des étagères ; quelques vaisselles plus ou moins ébréchées et couverts, casseroles plus ou moins cabossées, une cuisinière, toutes choses qui ont été données aux réfugiés par les services sociaux. La maison est une sorte de préfabriqué que se partagent deux familles. Chaque logement comprend une cuisine, deux chambres, l’une pour les parents et maintenant Le Gamin, l’autre où dorment Augustine et Zélie, et, quand il est là, sur un matelas par terre, le grand frère toujours scolarisé et encaserné dans son école des Pupilles de l’air à Grenoble.
Un jardinet, où rien ne pousse ; la Crau n‘est pas loin avec sa terre aride, ses cailloux et un climat aux chaleurs torrides comme encore en cette mi septembre, complète le décor ! Comme ils sont loin les horizons verts et blancs des montagnes, le bleu des lacs immenses, la sérénité de la vie de la Suisse, la maison si douillette et astiquée de mamie Anna, et tous les petits bonheurs de la chambre partagée avec Gaby !
Ici Zélie a retrouvé la pénurie dans tous les domaines, les restrictions et les cartes alimentaires. Quelques jours après son retour il a été décidé qu’elle accompagnerait sa grand-mère qui déraille doucement, pour aller faire les courses, c’est-à-dire la queue pendant de longues minutes pour avoir quelques denrées : déjà les pommes de terre, les carottes sont rares, remplacées par les rutabagas. Peu de lait, pas de beurre ni d’huile, peu d’œufs, pas de café ni de chocolat, en fait pas grand-chose, tout est contingenté, et la gamine a retrouvé le goût de la faim, celle qui tenaille insidieusement et qui semble ne pouvoir jamais être rassasiée puisque tous les buffets sont vides ! Tout le long du trajet elle prend la main d’Augustine qui n’a plus que la peau sur les os ; d’ailleurs, elle a retrouvé sa grand-mère si maigre que Zélie trouve qu’elle ressemble maintenant à un porte manteau tellement ses vêtements flottent et ne semblent tenir que grâce à ses épaules. Elles cheminent doucement sans parler jusqu’à l’épicerie voisine, l’une a déjà la tête au ciel, l’autre rêve à ce qu’était sa vie quelques jours auparavant avec Mamie Anna, Gaby, Robert et les autres…
Et puis il y a eu cet épisode inattendu.
Un jour qui aurait pu ressembler à tous les autres jours, ceux où le mistral souffle comme si souvent dans cette région et avec d’autant plus de violence que rien ne l’arrête en cette plaine aride. C’était un jour de sale temps de tempête où Augustine est sortie. Oh ! Pas très loin, juste au bout du jardin, ramasser du linge mis à sécher.
Par la fenêtre Zélie la regarde raide et sèche tenant un parapluie noir, bien droit au-dessus de sa tête et soudain une brusque rafale de vent qui semble traîner son ventre à terre, gonfle les jupes et le parapluie d’Augustine ; celle-ci si légère décolle du sol, s’envole avant de retomber violemment sur les fesses. Le temps que Gilberte flanquée de Son Gamin dans les bras, et Zélie se précipitent pour la ramasser, la vieille dame est déjà debout, l’œil noir, les lèvres serrées, l’air buté. De retour dans la cuisine, Augustine a déclaré : « Qu’elle ne resterait plus dans ce pays où soufflait « le vent du Diable » », qu’elle ne parlerait ni même ne mangerait tant qu’elle ne serait pas revenue « Rue du Cul de plomb » dans sa chère Lorraine » Ce qu’elle fit le soir même !
Le département de la Meuse ayant été déclaré par les Allemands en zone réservée, il est alors pratiquement impossible, même pour une très vieille dame d’être rapatriée chez elle, et pourtant le temps passe…Augustine se laisse mourir de faim. Zélie reste des heures auprès d’elle, lui raconte des histoires, des histoires de vie heureuse…elle lui raconte sa vie là bas de l’autre côté des frontières, là où il n’y a pas la guerre, là où elle retournera plus tard…mais sa grand-mère ne l’écoute pas, il semble qu’elle soit déjà partie.
Elle finira par être rapatriée, en urgence, chez son fils Alain qui est toujours à Charleville où il occupe un poste important en tant qu’inspecteur de Première classe à la SNCF, ce qui vraisemblablement a facilité les formalités. Elle est arrivée là bas pour y mourir quelques semaines après. Gilberte ne l’a appris que quelques mois plus tard ! Il est vrai qu’entre temps toute la famille avait déménagé !
Auparavant, peu après le départ d’Augustine, le ler octobre, Zélie a pris à nouveau le chemin de l’école. En cette rentrée, c’est une grande, puisqu’elle entre en première année du cours élémentaire. Elle sait déjà lire et écrire, mais en gothique, ce qui pose un problème qui a du paraître insoluble à l’institutrice qui de facto lui a assignée une place au fond de la classe d’où Zélie ne perçoit la maîtresse, le tableau et le reste que dans un flou « impressionniste ». Elle ne le sait pas et pourquoi le saurait-elle ? Personne ne s’en est soucié, mais elle est myope et cela fait déjà longtemps qu’elle vit dans un monde aux contours nébuleux, aux couleurs vaporeuses, un monde qui lui appartient ! Pendant les récréations elle reste dans un coin de la cour, seule, à rêvasser et qu’importe si aucune des gamines de sa classe ne lui parle, ni ne veut jouer avec elle, elle sait très bien qu’elle est d’ailleurs… La deuxième semaine de la rentrée des classes, le père est arrivé un soir déclarant qu’il fallait d’urgence faire les valises parce qu’il était muté à Clermont-Ferrand, ville toujours en zone libre.
(à suivre)²


One Reply to “La Rue du Cul de plomb.”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *