La Rue du Cul de plomb

Posté le 14/05/2015 dans Le feuilleton.

Chapitre 21
Le père venait d’être muté à Aulnat, le terrain d’aviation de Clermont Ferrand. Ils avaient pris le train à Istres avec un changement à Marseille et étaient arrivés enfin à Clermont Ferrand avec comme d’habitude, depuis la guerre, des arrêts impromptus, des vérifications d’identité, des compartiments surchargés de gens en transit avec d’innombrables bagages. Clermont-Ferrand, terminus pour le Père, nullement pour Gilberte, Le Gamin et Zélie dont la destination finale était Lezoux. Le Père sur le quai avait attendu la correspondance, les avait accompagnés dans le couloir du wagon, les avait quittés, avec soulagement comme toujours, en leur assurant qu’ils se reverraient prochainement quand il aurait trouvé un logement à Clermont-Ferrand. Gilberte n’avait posé aucune question, alors que Zélie se demandait bien pourquoi il fallait encore prendre un train, et pourquoi son père s’en allait, oui pourquoi ?
Elles sont arrivées rapidement à Lezoux qui n’est en fait éloignée de Clermont Ferrant que d’une trentaine de kilomètres. Enfin… arrivées et harassées. Le Gamin, devenu lourd à porter dans les bras de Gilberte, plus ou moins chougnard ou carrément braillard, comme un bébé de cinq mois, assoiffé, fatigué d’être trimballé dans le bruit et la fureur d’un voyage de plus de 13 heures ! Maintenant elles sont là sur le quai de la gare de cette petite bourgade située au cœur de l’Auvergne, elles attendent. Le Père leur a dit en les quittant que quelqu’un viendrait les chercher pour les conduire dans l’appartement qu’il avait retenu jusqu’à ce qu’il soit possible de le rejoindre.
Effectivement La Dame est venue conduisant une petite voiture à cheval. Elle a installé Gilberte et son Gamin à côté d’elle sur le banc. A l’arrière, Zélie s’est assise sur la valise qui contient tout leur avoir. La carriole s’est ébranlée…
Et maintenant le cheval trottine à son pas, La Dame tenant mollement les rennes, l’animal n’ayant manifestement besoin de personne pour lui indiquer la marche à suivre. Après avoir quitté les faubourgs de la bourgade, la campagne est là avec des arbres qui ont les couleurs de l’automne et cette odeur d’herbe fraiche qui se dégage dans les fins d’après midi d’arrière saison. Zélie attentive écoute le pas rassurant du cheval, distingue quelques bribes de conversation des deux femmes. La Dame posant des questions à Gilberte, s’apitoyant sur le sort de « ces malheureux réfugiés » et assure qu’elle va pouvoir retrouver avec ses enfants la tranquillité.
A un détour de la route, le cheval a pris un chemin de terre bordé d’arbres et au bout duquel était la maison noire, grande, rassurante comme le sont ces maisons auvergnates d’antan construites avec des pierres de lave pétrifiée, vestiges des temps si anciens où les volcans vomissaient leurs entrailles. Sur l’une des faces latérales, un escalier extérieur en bois menant au premier étage. La Dame les a précédés pour leur montrer leur nouveau point de chute : deux grandes pièces, l’une faisant office de cuisine avec une fenêtre donnant sur un énorme chêne planté au centre d’une cour et dont l’une des branches tutoie pratiquement l’ouverture ; l’autre pièce, une chambre avec un grand lit pour deux personnes et un berceau pour le Gamin.
Zélie regarde, voit, enregistre et décide qu’elle se plaira là, parce qu’il y a de la verdure partout mais surtout parce qu’il y a la présence de cet arbre si rassurant. Cependant quelque chose la chiffonne ce lit tout seul dans la chambre. Elle demande à la Dame où elle va dormir ? « Mais avec ta maman »- « Je ne veux pas dormir avec ma mère, je veux dormir toute seule ! »
La Dame perplexe s’est mise à sourire, d’un sourire doux et triste : « Elle est étonnante votre petite fille ! »- « Vous trouvez ? Elle dormira plutôt par terre qu’avec quelqu’un, même pas avec moi ! Il lui suffit d’un oreiller et d’une couverture ; vous savez les enfants cela peut dormir n’importe où, et depuis que nous sommes partis de Lorraine, ce ne sera pas la première fois ! »
Dans la cuisine, La Dame avait prévu quelques provisions : du lait, des œufs, des légumes, de quoi faire une soupe, un vrai repas. La nuit tombait quand La Dame est revenue portant un oreiller, une couverture, accompagnée d’un vieux monsieur qui transportait un matelas : « Comme ça la petite, elle va bien dormir ! » Et il avait l’air d’un si bon grand-père que Zélie l’a adopté instantanément. Le lendemain Zélie apprendra que Joseph, car tel est son nom, est le père de La Dame, elle apprendra aussi que cette dernière est si triste parce que son fils unique a été fait prisonnier et se trouve quelque part, au loin, en Silésie. Tous les jours elle guette le facteur, tous les jours elle est déçue et Zélie la voit remonter l’allée comme si elle portait un fardeau. Heureusement la présence de Gilberte et du Gamin semble la distraire. Elle a trouvé un landau pour promener le Gamin et elles vont ensemble à la ville pendant que Zélie préfère rester avec Joseph qui lui raconte des histoires de jardin qui ressemblent à celles que lui disait Augustine.
Et puis, Zélie s’est trouvé une amie insolite, qu’elle a baptisée Zoé. Zoé c’est la pie apprivoisée qui niche dans le grand chêne. Dès qu’elle entend du bruit dans la cuisine, elle se perche sur la branche tout près de la fenêtre, curieuse, observe de son œil rond, brillant et noir. Chaque jour la fillette fait la conversation, les demandes et les réponses auxquelles semble acquiescer l’oiseau avec des petits mouvements vifs de la tête. Chaque jour Zoé s’approche un peu plus, jusqu’à venir sur l’épaule de la gamine et plus tard se laisser caresser, puis sautiller sur le rebord de la fenêtre avec cette élégance que lui confère son plumage noir et blanc et la distinction de sa longue queue.
Zélie a repris l’école. Sur les conseils de La Dame, elle a été inscrite dans l’école privée élémentaire du Sacré-Cœur, où elle va et revient à pied matin, midi et soir sauf quand Joseph vient la chercher avec la carriole à cheval. Il commence à faire froid en cette mi-novembre, mais elle aime faire ce trajet d’environ deux kilomètres, quel que soit le temps : la pluie, le vent, le soleil qui réapparait, les nuages qui vont et viennent, mamelus, noirs, gris ou blancs ; les feuilles des arbres qui commencent à tomber et virevoltent. Elle connait maintenant tous les animaux qui sont aux prés bordés par la route : les deux chevaux noirs qui s’approchent quand elle les appelle et dont elle caresse les naseaux doux comme du velours ; les vaches qui arrêtent de ruminer quand elle passe. Elle pourrait presque se croire en Suisse !
Et, il y a l’école. Elle a été présentée par la mère supérieure à toute se classe, comme « une petite fille réfugiée. « ….Que Mesdemoiselles, je vous demande d’accueillir avec gentillesse !… » Zélie a eu la désagréable impression d’être une sorte de bête de foire : vingt paires d’yeux l’ont détaillée. La maîtresse Sœur Bénédicte l’a placée au premier rang, lui a demandé si elle savait lire et écrire. Le test de lecture s’est assez bien passé, par contre ne connaissant que l’écriture avec l’alphabet gothique, ce fut alors une source d’étonnement pour Sœur Bénédicte. Pendant la récréation, l’arrivée de la « petite fille réfugiée » était l’évènement. De groupes en groupes chuchotant, aux regards furtifs, la nouvelle eut tôt fait de faire le tour de toutes les classes. Trois filles parmi les plus âgées, se sont approchées pour venir aux nouvelles, savoir d’où elle venait ? – Pourquoi elle n’écrivait pas comme tout le monde ? Tétanisée, Zélie avait été incapable de leur répondre. Devant son mutisme et la cloche de fin de récréation ayant sonné opportunément, les filles étaient reparties comme elles étaient venues sans en savoir plus !
Depuis Zélie est aussi seule à l’école qu’elle ne l’est à la maison : sans amie de son âge. Sœur Bénédicte l’a prise en charge et a décidé de lui donner des cours particuliers pour la remettre à niveau en écriture. Curieusement elle en avait parlé à La Dame, qui avait répercuté la proposition à Gilberte qui avait découvert que sa fille ne savait pas écrire comme tout le monde. Il est vrai qu’elle ne s’était jamais intéressée aux savoirs scolaires de Zélie !
Zélie aime bien sœur Bénédicte. On ne voit que l’ovale de son visage, le reste est enserré dans le voile de sa congrégation. Ce visage est celui d’une jeune femme avec deux fossettes quand elle rit ce qu’elle fait souvent tout en faisant travailler Zélie qui s’applique et fait beaucoup de progrès car elle a décidé qu’elle ne voulait plus être « la petite fille réfugiée » dont on se moque !
Fin novembre il s’est mis brusquement à faire froid. Avec le gel de la nuit, le paysage recouvert d’une pellicule givrée, scintillait dès qu’un timide soleil faisait son apparition. Sur le chemin de l’école, Zélie s’en émerveille. Ses deux amis chevaux ont maintenant une pèlerine sur le dos, et quand ils accourent au petit galop pour venir la saluer, deux volutes blanches de buée s’échappent de leurs naseaux.
La Dame et Gilberte ne se promènent plus dans la campagne. Elles tricotent chaussettes, bonnets, chandails pour les prisonniers, après avoir récupérer la laine de vêtements hors d’usage.
Elles détricotent, empelotent la laine en écheveaux, puis lavent ces derniers, une fois secs les repelottent. La fillette est souvent requise pour ce travail. Elle prête ses bras tendus qui servent de dévidoir. Le soir, en rentrant de l’école, Zélie se joint aux deux femmes et reprend son ouvrage : le tricot d’une écharpe. Et oui, elle sait tricoter, Mamie Anna lui ayant appris !. Ces séances de tricot la ramènent d’ailleurs à ses bienheureuses soirées en Suisse avec Gaby, toutes deux tricotant avec de la fine et douce laine blanche des pantalons ressemblant à des shorts collants à enfiler par-dessus les petites culottes de coton pour affronter le froid de l’hiver. Elles avaient droit ensuite, avant d’aller se coucher à un petit pot de crème au chocolat ou à la vanille !
Mais pour le moment, les laines sont disparates en grosseur, en couleur et il faut une certaine dextérité pour les accorder et les assortir. Gilberte excelle dans les jacquards compliqués qui permettent les assortiments de coloris les plus improbables. La Dame, elle, s’est spécialisée dans la confection des chaussettes et manie en virtuose les quatre aiguilles qui cliquettent. Ainsi passent les jours, les semaines, jusqu’aux vacances de Noël.
Sœur Bénédicte contente des progrès réalisés par son élève lui a offert une petit livre racontant l’Histoire de Jésus en Images. Cette histoire que personne ne lui avait jamais racontée, pas même Augustine qui pourtant priait en permanence Marie. Les images dessinées font découvrir à Zélie tout un monde, une géographie, des paysages, des costumes si éloignés de tout ce qu’elle connait. Ce petit livre confortera sa passion pour la lecture car il lui aura permis de découvrir qu’avec elle tous les mondes pouvaient être à sa portée.
Le soir de Noël Joseph a attelé le cheval à la carriole après avoir mis un banc à l’arrière où se sont installées la Dame et Gilberte avec son Gamin, une couverture sur les genoux ; Zélie, pas peu fière, ayant été invitée à s’asseoir à côté du « cocher » comme le dit en riant Joseph, qui lui donne à tenir les rennes jusqu’à l’église où elles vont assister à la messe de minuit.
Le froid est vif, mais le ciel dégagé montre une constellation d’étoiles et la lune éclaire la campagne enneigée. Tout est si calme ! Qui pourrait croire que la guerre continue, que la France est à la merci des vainqueurs, et que le fils unique de la Dame est, comme tant d’autres, prisonnier on ne sait où. Pendant l’office, Zélie n’a pas tout compris de ce que disait le curé en chaire, si ce n’est qu’il fallait prier Jésus, l’enfant nouveau né et que tout finirait pas s’arranger !
De retour à la maison, malgré les restrictions la Dame avait fait du chocolat chaud et Gilberte une « tarte à suc » spécialité lorraine à la place des gaufres traditionnelles servies habituellement le soir de Noël, faute de moule à disposition, mais il y avait un sapin que Joseph avait installé et que la Dame avait décoré avec des papiers de couleurs découpés en formes d’étoiles et Zélie reçu en cadeau un bonnet, une écharpe et des moufles bayadères tricotés main, naturellement ! Elle a confectionné une petite balle avec le papier d’argent qui enveloppait son cadeau se promettant de l’offrir le lendemain à la pie Zélie qui pique avec son bec tout ce qui brille à sa portée (c’est ainsi qu’un jour elle avait emportée jusque dans son nid l’alliance de Gilberte que cette dernière avait oubliée sur le bord de l’évier ! ) Dans son lit, la fillette pense qu’elle est bien ici, dans cette maison, avec grand-père Joseph, la Dame, et puis aussi son amie -pie Zoé, et Gilberte qui semble plus heureuse!
(à suivre)


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