La Rue du cul de plomb

Posté le 14/07/2015 dans Le feuilleton.

Chapitre22.
Zélie s’est calée sur la fourche d’une branche du gros arbre. Elle reprend son souffle après les efforts qu’elle vient de faire pour atteindre une partie de son but : aller voir où sa copine Zoé a bâti son nid. Voilà déjà plusieurs jours qu’elle y pense, se demandant comment elle allait pouvoir faire ? Elle avait décidé d‘attendre les vacances de Pâques pour mettre son projet à exécution et depuis elle le mijotait, observant attentivement la branche qui jouxtait la fenêtre de la cuisine car elle savait qu’elle ne pouvait passer que par là. Elle n’avait pas le choix, le tronc de l’arbre était trop gros et ses premières branches trop hautes. Elle se souvenait des conseils de Robert lorsqu’il l’emmenait faire de l’escalade en montagne : toujours bien observer le terrain, repérer les plus petites aspérités, vérifier la solidité des appuis. Elle avait demandé à Joseph s’il n’avait pas une corde à lui donner « Et, pourquoi faire petite ? » – « et bien, pour sauter à la corde ! » Sauter à la corde était aussi un de ses grands plaisirs. Elle pouvait passer des heures à faire des figures tout en sautant comme un cabri et ce d’autant plus que Joseph lui avait donné une solide corde, néanmoins souple et nerveuse et assez grande, qui se prêtait admirablement à ses fantaisies acrobatiques.
Ce jour, c’est dimanche de Pâques, la Dame, Gilberte et son Gamin sont partis à la messe, laissant Zélie qui a prétexté un mal de ventre pour échapper à la corvée de cet office longue durée. Le grand-père Joseph est dans son jardin et communie avec ses plantes ; en principe il est chargé de garder la petite. La petite, elle, a su que c’était le moment. Avant d’entreprendre son expédition elle a enroulé la corde autour de sa taille car elle sait qu’elle en aura besoin pour redescendre.
Maintenant, au milieu de l’arbre Zélie reste perplexe. Elle ne voit aucun signe lui indiquant la présence de Zoé et de son nid, et cet arbre est si grand, qu’elle se dit, déçue, que jamais elle ne pourra grimper jusqu’au sommet. Elle est trop petite pour atteindre les branches qui la surplombent ! Qu’importe, elle goûte à cette liberté d’être là regardant le paysage environnant qui a une autre dimension dès que l’on prend de la hauteur. La vue panoramique laisse apparaître les champs, les animaux, le bourg, la route qui y mène, en miniatures. Au loin, il lui semble voir plus ou moins dans le flou, un point noir qui se déplace. Il a fallu qu’il soit relativement proche pour que Zélie distingue un homme sur un vélo, qui pédale vigoureusement, jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue caché par un bosquet.
Quelques minutes plus tard, elle reconnait la voix de son père qui crie dans la maison « Y’a quelqu’un ?… » Ce qui a pour effet instantané de la faire se recroqueviller en elle-même, fermant « ses écoutilles », n’ayant plus qu’une pensée : surtout ne pas bouger pour l’instant et attendre le moment propice pour redescendre sans être vue ! Du haut de son perchoir elle voit son père dans la cuisine, enlever son béret, se passer la tête sous l’eau, se lisser les cheveux, boire et ressortir. Cela fait des semaines, peut être des mois qu’il n’est pas revenu à la maison. Zélie n’a aucune idée de ce temps passé. Quand son père n’est pas là, elle n’y pense jamais ! Quand il est là, elle attend avec impatience qu’il reparte pour retrouver son monde fait de calme après la tempête. Son père est un orage, il arrive impromptu et l’air devient électrique, il dégage des humeurs violentes, impétueuses, changeantes qui explosent aux plus infimes signes, à la moindre parole de l’une ou de l’autre et qui les tétanisent. Devant l’absence de répondant, brutalement il se calme et souvent fini par repartir comme il était venu : impromptu. C’est à ce moment là que Gilberte, comme libérée, se met à pleurer et à renifler en silence !
Sur son arbre, Zélie se dit qu’elle attendra que Gilberte revienne de la messe pour entreprendre de rejoindre la terre ferme. Elle entend au loin les cloches de l’église qui sonnent la fin de l’office. Dans un quart d’heure environ, elle sait que les deux femmes et le Gamin seront de retour, c’est à peu près le temps qu’il faut au cheval à petit trot pour parcourir la distance entre le bourg et la maison. Elle décide de commencer sa descente avec sa corde en rappel le long de la face du tronc opposée à la fenêtre de la cuisine. Sa corde étant trop courte elle fini sa descente en sautant sur le sol et aussitôt part en courant vers le potager retrouver Joseph. A lui, elle sait qu’elle peut tout raconter (il garde tous les secrets)…et son escapade dans le gros arbre à la recherche de Zoé, et comment elle sait que son père est arrivé, et surtout lui demander de l’accompagner à la maison où elle aurait du rester sinon couchée du moins tranquille. « D’accord, petite, on dira que tu allais mieux et que tu es venue jardiner avec moi ! » Il lui a pris la main et tous deux sont arrivés au moment où la carriole entrait dans la cour et le père sortait de la maison. Après les salutations d’usage la Dame et Joseph s’en sont allés les laissant tous les quatre.
Dans la cuisine le père commence par dire qu’il doit repartir en début d’après midi et par conséquent il faut se mettre à table le plus tôt possible, et qu’est qu’on mange ? A vrai dire, rien n’est prêt ! Quand le père n’est pas là, les horaires des repas sont des plus fantaisistes. Quand il est là, comme il aime à le répéter : « midi c’est midi, 19 heures c’est l’heure et après l’heure ce n’est plus l’heure ! »
Zélie s’est empressée à mettre le couvert s’attendant à entendre quelques récriminations, mais rien ? Pour une fois le repas s’est normalement passé, sans critiques ni criailleries et pour cause. Le père a annoncé qu’il avait trouvé un logement à Clermont – Ferrand, par conséquent qu’elles devaient plier bagages, prendre le train mardi (le lundi de Pâques étant férié) ; qu’il avait inscrit Zélie à l’école communale. D’ailleurs il était temps qu’elle quitte son école de curés !Qu’avant de repartir il irait régler à la Dame ce qu’on lui devait ; qu’il les attendrait sur le quai de la gare à Clermont Ferrand pour les conduire à la nouvelle adresse.
Zélie est sortie précipitamment, elle ne veut rien entendre de plus. Les yeux brouillés de larmes elle s’est réfugiée au pied du gros arbre : elle ne veut pas s’en aller, quitter Joseph et son jardin, la Dame et son cheval, Zoé et son arbre et sœur Bénédicte qui lui fait lire de si belles histoires.
Elle ne veut pas et pourtant le mardi matin c’est Joseph qui les conduit à la gare. Comme pour leur arrivée Gilberte est assise à l’avant avec son gamin et Zélie derrière sur la valise. La Dame leur a fait un colis supplémentaire avec des œufs du poulailler et quelques légumes du potager de Joseph, parce que « Pauvres chéries, les restrictions dans la grand ville c’est bien pire que dans notre campagne !»
Sur le quai de la gare Joseph lui a fait promettre « Eh ! petite tu viendras nous voir de temps en temps ! » Zélie, les larmes aux yeux a dit « oui » mais elle sait qu’elle ne reverra jamais plus Joseph, le grand père qu’elle s’était choisi !
« Clermont- Ferrand, terminus, tout le monde descend » crachote le haut parleur. Zélie, par la fenêtre du couloir, aperçoit son père sur le quai pratiquement vide ; elles mêmes et le Gamin étaient d’ailleurs les uniques voyageurs dans leur wagon et il faut que le père vienne ouvrir la portière pour qu’elles puissent descendre. Pour aider Gilberte il a voulu prendre le Gamin qui s’est mis à hurler en s’accrochant au cou de sa mère ce qui a eu pour effet de mettre le père de mauvaise humeur. Il a empoigné d’une main la valise, de l’autre Zélie et d’un pas vif s’est dirigé vers la sortie suivi péniblement par Gilberte portant son moutard de plus en plus lourd ; dans quelques jours il aura un an !
Le père, venu à vélo avec accrochée une petite remorque, y a déposé la valise, jeté le paquet avec les œufs et légumes, enjoint Zélie de s’y installer, la chargeant de maintenir le gamin hurlant de plus belle pendant toute la durée du trajet, le père ayant précisé qu’il y avait près de 3 kilomètres à parcourir avant d’arriver. Maintenant, bien assuré sur la selle, altier, il pédale lentement pendant que sur le trottoir contigu Gilberte en courant essaie de tenir la distance. De temps en temps le père s’arrête pour lui permettre de reprendre son souffle. C’est dans cet équipage qu’ils sont arrivés aux sons des braillements du Gamin, écarlate, la morve au nez, alertant quelques voisins aux fenêtres ou derrière leurs rideaux !
L’immeuble est tout en longueur. Il délimite sur la droite, en entrant, une cour qui parait vaste à Zélie. Au fond un immeuble ancien de deux étages, à sa gauche un pavillon avec un jardin (plus tard Zélie apprendra que c’est la maison du propriétaire de l’ensemble des lieux) Le jardin est prolongé par un mur qui va jusqu’à l’avenue de la République. C’est une des artères les plus longues de la ville qui rejoint ce qui fut dans le temps Clermont et Montferrand. Cette dernière ville n’étant plus depuis longtemps qu’un quartier important de Clermont.
L’appartement est à l’étage de l’immeuble parallélépipède de ciment gris et sans grâce. Au rez de chaussée, sur presque toute sa longueur trois grandes portes de garage en bois puis l’entrée de l’escalier menant aux appartements de l’étage, ensuite un petit commerce de coiffure qui fait l’angle et dont la devanture donne sur l’avenue.
Dans la cour le long du mur un lavoir à deux bacs en ciment, des briques agencées en foyer sur lesquelles est installé un trépied destiné à recevoir une lessiveuse et pouvoir faire bouillir la lessive. Partout des herbes folles mais aussi un magnifique marronnier, une tache de verdure qui semble rayonner au milieu de cette grisaille.
Le père a pris la valise, emprunté l’escalier suivie de Gilberte portant son gamin, enfin calmé et de Zélie avec le paquet de légumes dégoulinant – on découvrira plus tard que pratiquement tous les œufs sont cassés ! L’escalier est en ciment, comme le reste, avec une rambarde en fer ; à mi-étage les cabinets à la turque, uniques latrines pour toute la communauté de l’immeuble, laissent une ineffable odeur de pisse et d’eau de javelle que Zélie n’oubliera plus jamais ! Le palier dessert deux appartements face à face. Celui de droite est le nouveau point d’ancrage de la famille. Un petit couloir sombre, une porte et c’est la cuisine, de là, à gauche une pièce que le père, avantageux, présente comme étant la salle à manger ! A droite, deux chambres en enfilade, la première, plus grande, pour les parents ; la seconde, qui donne sur l’avenue, pour Zélie et le Gamin ( ?)
Le père explique à Gilberte qu’il a fait une affaire en récupérant les meubles, plus particulièrement ceux de la salle à manger : un énorme buffet bas, recouvert d’un dessus en marbre rouge, une non moins énorme table carrée et six chaises. L’ensemble est tellement encombrant que l’on ne peut plus bouger dans la pièce relativement petite. Dans la cuisine, une gazinière, une table, quatre chaises déjà bien fatiguées et dans les chambres, pour l’instant des matelas sont par terre, les draps et les couvertures proviennent de l’armée. Quant à Zélie non seulement elle découvre qu’elle va devoir cohabiter avec le Gamin mais aussi avec une bonne trentaine de caisses vides soigneusement empilées et qui occupent près de la moitié de la pièce. Là encore, une affaire « exceptionnelle » de son père qui a les récupérées gratuitement, sauté sur l’occasion pensant déjà aux futurs déménagements éventuels. Dès le premier soir elle découvrira aussi que chaque fois que le trolleybus passe sur l’avenue, le mur de la chambre côté rue tremble et pour cause, une des potences qui sert à supporter les fils électriques du trolley est fixé dans le mur. Il lui faudra plusieurs semaines pour pouvoir s’habituer aux grésillements provoqués par chacun de ses passages.
Gilberte, un peu hébétée (on peut mettre cela sur le compte de la fatigue) regarde son nouveau domaine, ne dit rien, d’ailleurs qu’aurait-elle à dire ? pousse quelques soupirs interrompus par les braillements du Gamin qui réclame à manger.
Zélie, elle, remarque des papiers peints fanés qui se décollent, le plancher mal joint, gris à force d’être plus ou moins bien lavé et puis renifle cette odeur si particulière des maisons mal entretenues ni aérées. Ce soir là elle s’endort en rêvant aux temps si heureux chez mamie Anna.
Les vacances sont finies. Gilberte et son gamin, enfin dans une poussette, accompagnent Zélie jusqu’à la grille de sa nouvelle école, située, elle aussi, à plus de deux kilomètres de la maison. Zélie a intégré sa classe et comme toujours la maîtresse l’a présentée aux élèves avec un petit mot de bienvenue. Ce qui change c’est que la fillette commence à s’habituer à son statut de « nouvelle dernière arrivante ». Elle sait qu’elle va se retrouver au fond de la classe, qu’elle ne verra que du flou au tableau, que les filles lui poseront des questions idiotes. Ce jour là, elle a décidé que dorénavant cela ne se passerait plus comme toujours. Dès le lendemain elle a été voir la maitresse, lui a expliqué qu’elle ne pouvait rester au fond de la classe à cause de sa vue. Ce qui lui a valu de se retrouver au premier rang et quand les filles sont venues aux nouvelles, au lieu de répondre à leurs interrogations c’est elle qui leur a posé des questions. C’est ainsi qu’elle a eu la paix! !A la fin du trimestre, à la mi-juillet, à la remise des prix, elle a eu droit aux encouragements et félicitations de la maitresse et à deux livres, un vrai bonheur. A la maison il n’y a eu aucun commentaire. Zélie a pensé à sœur Bénédicte qui aurait été heureuse de ses résultats.
Début août le Grand frère, que Zélie avait presqu’oublié depuis le temps…, est venu en permission pour deux semaines. La table de la salle à manger a été repoussée contre le mur, les chaises empilées sur la table et un matelas posé par terre, mais comme a dit le père : « A la guerre comme à la guerre » et puis il a pris son appareil pour photographier en grande tenue le Grand frère, dans la cour, au pied du si beau marronnier. Après le 15 août, sa permission terminée, le Grand frère est reparti à Grenoble rejoindre son école d’enfants de troupe, en espérant revenir pour Noël, peut être…a pensé Zélie qui vient d’avoir huit ans et qui n’a jamais eu grand-chose à dire à ce Grand frère qui a sept ans de plus qu’elle, la regarde avec une certaine condescendance et la traite de « sauterelle » parce qu’elle bouge tout le temps et sait grimper aux arbres mieux que personne. De toute façon, elle a autre chose à penser, le père lui a annoncé que dans deux jours elle allait partir en camp de vacances pour trois semaines, quelque part dans un village situé dans la montagne auvergnate.
(à suivre)Tous droits réservés.


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