La rue du Cul de plomb

Posté le 17/11/2015 dans Le feuilleton.

Chapitre 24.
Oncle Alain a ralenti le pas pour le mettre au diapason de celui de Zélie qui, bien que fatiguée, trottine en regardant autour d’elle. De rue en rue, il n’y a que des ruines noires, celles de dizaine d’immeubles incendiés. (Plus tard, elle apprendra qu’un immense incendie a ravagé la ville faute de pompiers et d’hommes pour le maitriser ; tous étaient alors sur le front !) Il fait presque nuit, et le jour déclinant à travers la béance des fenêtres rend le décor encore plus inquiétant, et puis, tout à coup, la vraie ville est à nouveau là avec en scène un quartier de rues tranquilles bordées de petites maisons bourgeoises à un étage, en pierre, accolées les unes aux autres, avec un perron et trois marches donnant directement sur le trottoir de la rue. Zélie a su immédiatement que c’est là qu’elle allait habiter dorénavant.
Effectivement, oncle Alain, la tenant toujours par la main a sonné à une porte d’entrée : « Bonsoir Madame Ledent, vous êtes encore là ? »-« Oui Monsieur, Madame m’a demandé d’attendre la petite ! » « Et bien, la petite… la voici » -« Zélie, je te présente Madame Ledent qui est la Dame qui s’occupe de la maison » Zélie regarde « la dame qui s’occupe de la maison » la trouve toute petite à côté d’oncle Alain, toute menue dans sa robe noire, si pâle de visage avec des yeux doux et tristes.(Plus tard, elle apprendra aussi que Madame Ledent s’est mise « au service de la maison » parce que n’ayant plus de nouvelles depuis des mois de son mari parti faire la guerre , elle n’avait plus d’argent pour vivre !)
Le couloir est dans la semi pénombre, vaguement éclairé par une ampoule électrique peinte en bleu comme pratiquement toutes les ampoules de la maison( Plus tard, toujours, elle apprendra que toute la France occupée vit, dès que l’obscurité arrive dans une clarté « bleu nuit » d’autant plus que les volets doivent être obligatoirement hermétiquement fermés en raison du couvre-feu et des hommes de la « défense passive » qui arpentent les rues, surveillant et veillant à ce qu’aucun interstice de lumière n’apparaisse ! La nuit tombée, la France occupée ne doit plus être visible du ciel ; c‘est comme si elle n’existait plus !)
Il a fallu quelques minutes à Zélie pour s’habituer à ce clair-obscur et c’est en clignant des yeux qu’elle est entrée dans la pièce où l’attendait sa tante. « Et bien Zélie, voilà Aimée, ta tante ». Zélie a regardé sa tante et a eu un choc ! Elle connaissait cette tête là : les cheveux blonds filasses, coupés courts, ses yeux presque transparents, mais surtout cette bouche aux lèvres minces et cette façon de sourire avec la lèvre supérieure gauche qui se relevait découvrant la canine. Elle connaissait cette tête là, mais où l’avait-elle vue ? «  Bonsoir Zélie, tu ne m’embrasses pas ? » Au son de la voix, brutalement elle a revu la scène à Niort. Cette nuit où cette femme les avait obligées, Augustine et elle, Zélie, qui avait des cauchemars, à dormir sur le palier de l’escalier à Niort. Pétrifiée elle a tendu sa joue pour y recevoir un baiser sans tendresse et c’est avec soulagement qu’elle a suivi Madame Ledent qui la conduite dans sa chambre, s’est occupée d’elle ensuite pour la faire diner dans la cuisine, lui montrer la salle de bains, un luxe qu’elle avait perdu de vue depuis qu’elle avait quitté la Suisse, sauf que là s’il y avait bien la baignoire il n’y avait que de l’eau froide, : restrictions obligent !, Ensuite Madame Ledent l’a bordée au lit, lui souhaitant bonne nuit en lui caressant les cheveux. La fillette pétrie de fatigue s’est endormie tout de suite!
Maintenant, elle est là, au milieu du salon assise sur une chaise se tenant bien droite. Aimée les bras croisés, arpente la pièce à grands pas. Comme la pièce n’est pas très grande, Zélie compte qu’elle fait trois pas dans un sens, demi-tour, et trois pas dans l’autre. Elle est plus préoccupée à essayer de compter le nombre de pas qu’à écouter les recommandations de sa tante, recommandations pourtant de toute importance puisque ce sont celles qui vont régir sa vie le temps de son séjour. « Zélie tu seras réveillée tous les matins à 7 heures, tu es priée de te lever immédiatement, d’aller faire ta toilette, ensuite ton lit entièrement c’est-à-dire en enlevant couvertures, draps, oreillers, etc…A 7h30 tu descends prendre ton petit déjeuner, ensuite tu remontes chercher ton cartable –bien entendu tu l’auras préparé la veille- et nous partons ensemble à l’école. Il y a environ 20 minutes de trajet à pied. C’est le seul trajet que nous ferons ensemble, car tu reviendras seule à 11h30 : Madame Ledent te fera déjeuner, tu repartiras à 13 heures pour l’école ; tu resteras le soir à l’étude pour faire tes devoirs jusqu’à 18 heures et tu rentreras directement à la maison.
Madame Ledent sera là, tu es priée de l’aider à mettre le couvert pour le diner, ensuite d’aller faire ta toilette. Je ne rentre jamais avant 19heures car j’ai du travail à l’école quant à ton oncle Alain il n’a pas d’horaires, il n’a, paraît-il, que du travail ! Et puis tiens- toi droite ! » Zélie se redresse sur sa chaise, enfin elle essaie car elle n’avait pas l’impression de s’être laissée aller, elle entend alors « Zélie tu as compris ce que je t’ai dit ? »-« oui… » « Alors répète » Naturellement elle est incapable de répéter compte tenu qu’elle n’a pas vraiment écouté, c’est alors que la sentence tombe « Bon, et bien puisque c’est comme cela, on va faire une dictée, tu vas écrire ce que je vais te répéter à nouveau, alors je pense que tu comprendras. Et puis Zélie saches bien qu’ici tu n’es pas chez ta mère, ici on écoute, on travaille et on se tait ! Tu as compris ?-« Oui… » « On dit oui ma tante, alors j’écoute. »-« Oui , Ma..dame » -« Comment ça, oui Madame, je suis ta tante, alors tu es priée de dire oui, Ma Tante » -« Oui, Ma…dame » -« Bon, on verra ça ensemble avec ton oncle ; inutile de perdre du temps, passons à cette dictée »
Depuis combien de temps est-elle penchée sur son cahier d’écriture ? Il y a eu d’abord la dictée du « programme » puis l’ordre est venu de copier 20 fois chaque mot où il y avait une faute autant dire pratiquement tous. Zélie s’est attelée à la tâche avec une certaine bonne volonté, mais là, elle en a assez ; elle s’est arrêtée d’écrire et elle dessine des chats sur la couverture de son cahier. Des chats avec ou sans moustaches, des chats qui tournent en rond en se tenant par la queue, des chats qui sautent, des chats qui rient, des chats qui pleurent, des chats tous auréolés de pâtés d’encre. Elle est partie en errance avec une troupe de chats qui s’évadent par la fenêtre et s’en vont retrouver d’autres horizons. Zélie est si loin de son cahier d’écriture qu’elle sursaute quand elle entend « Et bien c’est comme ça que tu travailles et… » Mais elle entend aussi « Laisse donc tranquille cette gamine ! …Zélie tu viens m’embrasser ? » Oncle Alain est de retour : « Alors ainsi tu aimes les chats ?… »-« Oui, mais aussi les chiens et les vaches… »-« Et les livres ? » « Oui aussi mais j’en n’ ai pas ! » -« Et bien nous verrons ça ! » Zélie lui a sauté au cou, ce qui a fait dire à Aimée : « … qu’il avait plus de succès qu’elle ! »-« Normal, je suis son oncle, n’est-ce pas Zélie » et oncle Alain lui a fait un clin d’œil de connivence. C’est ainsi qu’elle s’est crue tout à fait autorisée à continuer d’appeler Aimée « Ma… dame », pour elle l’affaire était entendue, apparemment pour Aimée également puisqu’elle n’a plus jamais revendiqué son titre de tante !
Dès le lendemain « le programme » a été mis en œuvre. A 7h30 Zélie attend dans la salle à manger pour prendre le petit déjeuner. Elle aurait préférer rester dans la cuisine avec Madame Ledent, mais Aimée lui a assigné une place d’office à la table rectangulaire, pas tout près d’elle, pas très loin non plus, juste à la bonne distance pour pouvoir l’atteindre avec une longue baguette en bois, de celle qui serve au maître ou à la maîtresse d’école à montrer un point précis sur les cartes accrochées au mur, de géographie ou de sciences naturelles. Naturellement la fillette n’y a pas prêté attention de suite, mais elle a vite compris que l’objet était là pour lui faire comprendre qu’elle ne se tenait pas assez droite sur sa chaise, qu’elle n’avait pas le creux des poignets installés sur le rebord de la table avec les mains fermées, qu’elle ne tenait pas toujours très bien sa cuillère, qu’elle faisait, peut être, du bruit en avalant la chicorée matinée d’orge , substitut du café, trop chaude, bref qu’elle ne se tenait pas comme il fallait se tenir selon les préceptes de bonne éducation d’Aimée. Il n’était pas question non plus que Zélie rêvasse au dessus de cette tasse de chicorée regardant monter dans le liquide la petite pastille blanche de saccharine qui dorénavant remplace le sucre et qui se dissout en auréole blanchâtre. Pas question non plus de passer trop de temps à mâchouiller à ce qui ressemble à du pain, le goût en moins ; tartines grises où grelotte une gelée rouge insipide, ersatz de confiture. Les restrictions sont de plus en plus restrictives, les portions de plus en plus congrues, et l’on sort de table pratiquement aussi affamé qu’en y entrant !
Ce premier jour là, à huit heures pile, Aimée s’est levée. Son école, celle dont elle est la directrice, celle où va aller Zélie la semaine suivante, son école donc l’attend, précisément pour préparer la rentrée avec les enseignants. Ouf, Zélie a regardé Madame Ledent qui paraissait aussi soulagée qu’elle, et puis toutes deux ont débarrassé la table, fait la vaisselle. Madame Ledent ayant dit qu’elles seraient toutes seules toute la journée : « Monsieur était parti très tôt le matin, et Madame ne rentrerait que vers 18 heures »
Elles sont sorties faire des courses. Elles marchent rapidement, Madame Ledent ayant expliqué qu’il ne fallait pas arriver trop tard sinon elles reviendraient avec le cabas vide car l’épicier, le boucher, n’auraient peut être plus rien à vendre, or, elles ne pouvaient aller que là où la famille avait du s’inscrire obligatoirement pour pouvoir s’approvisionner avec ses cartes de rationnement. Effectivement quand elles sont arrivées dans le quartier commerçant il y avait déjà une longue file de gens, elles ont pris la suite de la queue et attendu, combien de temps ? Zélie ne sait pas mais cela lui a semblé si long. Elle a eu le temps de remarquer qu’alentour pratiquement toutes les boutiques avaient le rideau de fer baissé avec un écriteau « Rien à vendre » Elle a pu voir aussi qu’elle était vraiment dans la zone occupée. La présence allemande était partout : dans les panneaux de signalisation écrits en Allemand, les drapeaux noir et rouge avec cette croix qui ressemblait à une araignée, flottant sur tous les édifices, des chicanes voire quelquefois des barbelés installés aux angles de certaines rues, et puis de raides militaires habillés en vert en voiture, en moto, à pied , occupant la chaussée et les trottoirs . Les habitants, eux, furtifs et silencieux, les évitent du regard ou de les croiser en changeant de trottoir.
En revenant à la maison, le cabas de Madame Ledent était presque vide, ce jour là il n’y avait plus de viande, ni de beurre, ni de pommes de terre, seulement un peu de boudin, un peu de saindoux, des rutabagas et la ration de pain gris !
Le soir dans son lit en pensant à Gilberte, au Gamin et au père, elle s’est dit qu’ils avaient encore de la chance d’habiter à Clermont Ferrand en zone libre, elle ne savait pas que trois mois après les Allemands décrèteraient l’occupation totale de la France.
(à suivre)


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