La rue du Cul de plomb

Posté le 22/04/2017 dans Le feuilleton.

Chapitre 31.

C’est le soir dans son lit que Zélie a brusquement réalisée que « la boule » était toujours là. Depuis qu’elle avait quitté Charleville et retrouvé sa famille, elle l’avait oubliée. « La boule » qu’elle avait crue disparue à jamais, était bien toujours là, tapie au plus profond de son ventre et à nouveau manifestait sa présence, comme si elle renaissait, encore plus forte, bien nourrie au milieu de ses entrailles. A présent, à nouveau, elle torturait Zélie qui avait l’impression que non seulement « la boule » avait grossi mais qu’en plus des excroissances avaient poussé comme autant de métastases qui distillaient dans tout son corps une angoisse qu’elle n’arrivait pas à maitriser.

Elle était là dans son lit, sans bouger, avec son mal de ventre, sa difficulté à respirer et les pensées les plus folles qui dansaient un ballet infernal dans sa tête. Elle avait peur que le père qui n’était toujours pas rentré alors que c’était le couvre-feu, que les patrouilles allemandes battaient le pavé, elle avait peur qu’il soit arrêté, ne revienne plus jamais ;  elle avait peur en se souvenant de cet après midi  avec Doudou, le mal nommé, et de « Gros pâté », mais aussi en se remémorant ce que lui avait raconté Madeleine. Ce n’est qu’à l’aube qu’elle s’est enfin endormie après avoir entendu le père ouvrir et refermer la porte d’entrée avec précaution, puis chuchoter quelques mots à Gilberte qui apparemment ne dormait pas non plus !

A partir de ce moment là, Zélie a compris qu’elle allait devoir vivre avec « la boule » et ses angoisses, pendant longtemps, des jours et des jours. Elle lui laisserait quelquefois des moments de répit, ou bien se manifesterait avec une certaine légèreté histoire de dire :

« Tu vois, je suis toujours là, toujours !… »

Ce matin là, la fillette a simplement dit à Gilberte qu’elle avait mal dormi, entendu son père rentrer au milieu de la nuit et demandé : « Pourquoi il revient toujours aussi tard, et puis repart souvent aussi tôt le matin ? »- Pour une fois Gilberte l’a écoutée et lui a répondu :

« Ecoute Zélie, tu n’as pas entendu ton père rentrer tard, ni hier, ni demain, ni jamais ! Tu entends ? Et surtout tu ne dois jamais en parler à personne, ni ici, ni dans la cour, ni aux voisins, ni à l’école, nulle part. Tu comprends ? A personne ! Plus tard tu comprendras, quand la guerre sera finie, tu sauras, mais pas avant ! »

Bien sûr qu’elle n’en parlerait à personne, pas même à Madeleine qu’elle continuerait pourtant à aller voir tous les après midi. Elle a décidé que dorénavant elle n’irait plus sauter à la corde dans la cour, elle avait trop peur de rencontrer  à nouveau les garçons. Elle se réfugierait dans son arbre pour lire, là personne ne viendrait la chercher.

Mais, deux jours plus tard, ils étaient là, à l’attendre au pied de l’escalier. « Gros Pâté » baissait la tête, embarrassé, comme s’il ne voulait ou ne pouvait la voir. Doudou, tout sourire lui a dit « Alors Zélie, tu viens jouer, on s’ennuie sans toi ! » Elle a levé la tête pour le regarder, comme il était plus grand qu’elle, le crachat est venu s’écraser  dégoulinant, sur sa chemise, puis en quelque sorte elle s’est envolée, en courant, a traversé la cour pour se réfugier chez Madeleine, un peu étonnée de la voir arriver haletante : « Et bien Zélie, c’est le diable que tu as aux trousses aujourd’hui ? » Pour Zélie c’était un peu ça !

On était à la fin du mois d’août ! Encore un mois à tirer avant la rentrée des classes que Zélie attendait avec impatience, aussi a-t-elle été contente lorsque Madeleine lui a proposé de la faire réviser quelques heures chaque après –midi et si elle était d’accord elle irait voir sa mère pour lui demander si cela ne posait pas de problème. Naturellement cela n’en posait pas d’autant que Madeleine avait précisé que dans d’autres temps elle avait été institutrice ! Et depuis elle passait la moitié de ses journées, au calme,  auprès de Madeleine avec laquelle elle s’appliquait à travailler et à qui elle posait toutes sortes de questions non seulement sur les devoirs à faire mais aussi sur son monde extérieur, celui de la guerre, de l’occupation par les Allemands ; de la Milice, toute nouvelle puisqu’elle avait été créée en janvier , qui  mettait dans les rues des patrouilles supplémentaires de jeunes gens en uniformes contrôlant  sans cesse des personnes qu’ils obligeaient quelquefois à les suivre… pour aller où ?

Au milieu du mois, elle apprit par Gilberte que le fils de la voisine de palier était parti en pension dans une école  militaire pour enfants de troupe, dans une autre ville ! Zélie a eu l’impression que tout à coup un grand souffle d’air frais l’emportait toute entière ! Elle retrouvait sa liberté d’aller et venir dans le monde clos de la cour. Doudou, son tourmenteur s’en était allé…elle savait qu’il n’était pas près de revenir en vacances !

En ce mois d’octobre 1943,  pour la rentrée, elle a eu droit à un bon d’achat pour une paire de galoches neuves, à semelles de bois sur lesquelles le père (qui va s’en faire une spécialité cordonnière jusqu’à la fin des restrictions) a cloué des semelles découpées dans un morceau de pneu de voiture récupéré sur les lieux de son travail ! Ce qui présentait l’avantage d’imperméabiliser les semelles, de les rendre plus silencieuses à la marche mais par contre alourdissaient encore un peu plus les godasses. Les premiers jours, Zélie a eu l’impression d’avoir des boulets aux pieds pour parcourir les deux kilomètres qui la séparait de l’école, trajet qu’elle effectuait quatre fois par jours, parce qu’à Montferrand, comme ailleurs en France, la cantine n’existait pas, le transport scolaire non plus ! Elle s’en était plainte à Gilberte lui disant qu’elle ne pouvait même plus courir, sa mère lui avait répondu : « Tu t’habitueras …comme du reste ! »

Effectivement au bout de quelques jours elle avait fini par s’accommoder à ses godasses mais elle se demandait quelquefois pourquoi où qu’elle habite, elle était toujours  aussi loin de l’école où elle devait aller, surtout depuis cette rentrée .Elle appréhendait les trajets. Elle savait qu’alors « la boule » se manifesterait ; une peur diffuse l’envahissait  et ce d’autant plus que sa myopie la maintenait à distance de la réalité de l’espace dans lequel elle évoluait car au-delà d’une certaine limite tout devenait flou, brumeux, évanescent ! Elle pestait d’autant plus contre ses épouvantables galoches, si raides  qu’elles lui enlevaient toute agilité pour arriver au plus vite à la maison et être, enfin, rassurée : Gilberte et le Gamin étaient bien là. Ils n’avaient pas été arrêtés ! Et soudainement « la boule » disparaissait avec son sac d’anxiété, la laissant en paix jusqu’au lendemain.

C’est à cette période qu’elle ne s’est sentie rassurée, à l’abri, qu’à la maison, dans le microcosme de la cour et à l’école.

En cette fin d’année 1943 les restrictions en tous genres sont de plus en plus rigoureuses et touchent tous les moments de la vie, l’école n’est pas épargnée. Manque de papier, de cahiers, de livres, de crayons, d’encre etc. La malnutrition opère des ravages chez les enfants, et il ne se passe pas une semaine sans qu’une élève , appelée au tableau, brusquement ne s’évanouisse, récupérée de justesse dans les bras de la maitresse placée toujours au plus près au cas où…La fatigue est là aussi, implacable avec ses effets : le tournis dans la tête, les yeux qui papillotent et tout à coup le sommeil ; l’enfant s’avachit sur le pupitre, s’endort sur le livre ou son cahier, la maitresse se contentant de dire : « Vous n’oublierez pas d’aider votre camarade lorsqu’elle se réveillera » !

Dès le mois de novembre, l’hiver s’est annoncé, le quatrième depuis la déclaration de la guerre et chaque année il semble plus précoce, plus froid et toujours plus long. En vérité, il n’en est certainement rien, encore que…mais le manque de moyens de chauffage le rend insoutenable. L’école n’échappe pas à la pénurie de charbon. Les classes sont glaciales et lorsque le gel s’invite pendant plusieurs semaines de façon ininterrompue, des stalactiques de glace se forment à l’intérieur des fenêtres, des fleurs de givre couvrent les vitres que le pâle soleil hivernal n’arrive pas à faire fondre. Dans la classe, le poêle alimenté avec parcimonie par les boulets de charbon octroyés par les restrictions, n’arrive pas à réchauffer la salle. L’institutrice, les élèves, toutes gardent manteaux, bonnets, gants et c’est engoncées dans leurs vêtements que les cours se poursuivent. Par contre quelques gamines enlèvent leurs galoches pour pouvoir gratter leurs doigts de pieds dévorés par les engelures quelquefois jusqu’au sang ! Zélie n’y échappe pas ! Ses orteils boudinés ressemblent à de petites saucisses de Strasbourg et quand brusquement la maîtresse l’appelle au tableau elle y va en chaussettes réenfilées précipitamment…ce qui n’étonne personne, surtout pas l’institutrice qui régulièrement propose une pause de 5 minutes dite de « réchauffement ». Pause pendant laquelle toutes les élèves, debout, 2 par 2, se claquent mutuellement les mains en sautant d’un pied sur l’autre !

Il y a le temps de la récréation, espace de liberté où les fillettes organisent des concours de « saut à la corde », non pas basés sur la maîtrise de savantes figures, mais sur la performance de la vitesse et de l’endurance des sauts. Très vite la chaleur envahit alors les corps. On se débarrasse des manteaux encombrants. Oubliés les engelures, les dartres, les gelures et gerçures dont elles sont toutes affligées. Le bonheur est dans la cour, pour quelques minutes encore, jusqu’au moment où la cloche sonne le rappel en classe.

A la maison le chauffage est  devenu la préoccupation majeure. La cuisinière  est la seule source de chaleur pour tout l’appartement, autant dire qu’en dehors de la cuisine, il fait froid partout ! Pendant quelques jours, le père est parti en vélo avec sa remorque jusque dans les bois des collines alentours, à la recherche de bois mort jusqu’au jour où il est revenu bredouille. Il a donc décidé de sacrifier les caisses de déménagement, à la grande satisfaction de Zélie qui voit sans regret partir en flammes, une à une, ses « compagnes » entreposées dans la chambre qu’elle partage avec le gamin !

La cuisine est donc plus que jamais la pièce à tout faire : la toilette de « chat » à l’eau glacée tous les jours d’école, le bain hebdomadaire dans le tub d’eau bouillante le samedi soir, la lessive une fois par mois , naturellement la préparation des repas mais toujours les travaux d’aiguilles, de tricot de ces dames tous les après-midis (sauf les samedis et dimanches) avec le rituel du café de Gilberte qui a remplacé l’orge grillée, devenue introuvable, par les glands de chêne tout aussi bien grillés ! La cuisine est chaude, l’atmosphère empreinte du mélange de toutes les odeurs : de la lessive qui a bouilli, de l’eau de javelle pour nettoyer le sol, du café de Gilberte, des repas quotidiens…Sur le chemin de retour de l’école, Zélie presse le pas, elle a hâte de retrouver ce qu’elle appelle secrètement « sa tanière » depuis qu’elle a découvert ce mot en lisant une histoire d’ours dans un livre que lui a prêté Madeleine.  Elle se sent rassurée ; Gilberte et le Gamin sont bien là, elle est même contente de retrouver « Renard rouge » qui boit sa tasse de pseudo café noir, le petit doigt relevé en minaudant ou racontant des histoires que Zélie ne comprend pas, mais qui doivent être drôles puisque la coiffeuse s’esclaffe bruyamment.

Ainsi passent les jours, ponctués tous les soirs, lorsque le père est là, par le brouillement des messages insensés de Radio Londres. A Noël, il ne s’est rien passé, pas même la messe traditionnelle de minuit, il y avait seulement les vacances scolaires. Ce jour de l’an 1944, le soleil est présent et la ville blanche de givre. Gilberte, le Gamin, Zélie, « Renard rouge » et la coiffeuse arpentent les rues silencieuses de la ville et vont chez Mathilde pour rendre visite à Gilbert qui est de plus en plus fatigué.

A part le Gamin qui est par terre, jouant avec une petite voiture, elles sont toutes autour du lit de Gilbert. Zélie carrément installée à ses côtés. Il lui a pris la main ; elle sent la sienne, osseuse, chaude et moite, elle l’entend lui dire : « Tu sais Zélie, j’aurai bien aimé avoir une petite sœur comme toi ! » Ce qui  fait écho chez elle, car elle pense tout à coup qu’elle a bien un grand frère qu’elle finit presque par oublier depuis le temps qu’elle ne l’a pas vu. Cette année encore, il n’a pas pu venir en congé pour Noël, toute l’école ayant été consignée, mais elle ne sait pas pourquoi !

Gilberte, une fois de plus a fait un miracle en réussissant à faire un presque vrai gâteau en mettant de côté les rations de margarine, de sucre et d’œufs. Un vrai gâteau de jour de l’an que les grandes personnes mangent en souhaitant que cette nouvelle année soit celle de la guérison de Gilbert mais aussi celle de la fin de la guerre. Il paraît que les Allemands reculent et sont chassés de pays, si loin, que Zélie n’en a jamais entendu parler

Dans l’instant, elle ferme les yeux, toute à son plaisir, retrouve le goût lointain des gâteaux de sa grand-mère Augustine, et pense que jamais elle n’oubliera ce moment ! Quand brusquement retour à la réalité du temps présent ; Gilbert tousse difficilement, une toux rauque venue du plus profond de son corps et soudain expectore ce qui manifestement l’étouffait, et Zélie a bien vu que la serviette avec laquelle il s’essuyait s’auréolait de rouge tandis que Mathilde en lui tenant la tête répétait : « C’est rien mon petit, c’est rien ! »

(à suivre)


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