6-La rue du cul de plomb

Posté le 03/11/2012 dans Le feuilleton.


Chapitre 6.

C’est ce jour là, après avoir reçu pitance, que cousin Charles, ayant consulté les anciens, a décidé que le convoi dont il avait la charge, ne voyagerait plus que la nuit, façon d’ éviter les mitraillages de la Luftwaffe…

Tous sont affalés sur la paille. La chaleur de ce début d’après midi est torride sous le toit en tôle de la grange située en plein champ. De temps en temps un souffle d’air chargé  , non pas des senteurs de ce printemps flamboyant, mais des effluves dégagées par la putréfaction des nombreux cadavres d’animaux, essentiellement ceux des chevaux des chariots touchés par la mitraille, qui jonchent les bords des routes.

Tous dorment écrasés de fatigue. Seule Zélie veille. Elle a soif et surtout faim. Une faim qui la tenaille. Une faim si intense qu’elle en est obsessionnelle. Sensation nouvelle pour la petite fille qui, plus tard, finira par s’habituer à cette chose qui envahit tout le corps, annihile toutes pensées, sauf une : trouver à manger ! A l’instant présent, Zélie assise est toute éveil. Elle sait qu’il est inutile de réveiller sa mère ou sa grand-mère, elle connaît l’antienne « Mange ton poing et garde l’autre pour demain ! »

Elle décide d’explorer les lieux qui manifestement ont été occupés, la nuit précédente, par la troupe. Les soldats ont laissé ça et là quelques traces de leur passage. Evitant les corps allongés, Zélie se déplace, tel un petit animal, en silence, retenant sa respiration. Elle furette. Elle a la certitude qu’elle va trouver ce qu’elle cherche : à manger !

Effectivement, dans un coin, brillante, touchée par un rai de soleil, une grosse boite de sardines, ouverte, semble l’attendre. Trois sardines, rescapées du repas soldatesque, attirent le regard de la fillette. Pêche miraculeuse pour Zélie qui saisit et engouffre, l’une après l’autre, les trois sardines dégoûtantes d’huile. L’huile coule le long de son menton, suit la ligne du cou laissant des traces luisantes sur la crasse de la peau. La petite fille se pourlèche les doigts après les avoir trempés, retrempés dans le restant d’huile jusqu’à ce que la boite soit complètement nettoyée. Rassasiée, elle revient, tout aussi silencieusement, vers le groupe, se creuse une place dans la paille et s’endort.

Un peu avant la tombée de la nuit, les chevaux ont été attelés, le convoi s’est mis en ordre de marche. Passant devant une fontaine, si bien venue, chacun en a profité pour faire un brin de toilette, faire aussi provision d’eau pour boire pendant le trajet. Augustine a empoigné Zélie pour la débarbouiller, en maugréant « qu’il n’était pas possible d’être aussi  niche[1] ». Augustine peut bien dire ce qu’elle veut, Zélie s’en fiche, elle ronronne de plaisir sous les mains expertes de sa grand mère, avec la jouissance de l’eau fraîche, la satisfaction du ventre plein et la perspective de vivre une aventure nouvelle en voyageant de nuit.

Maintenant, tenant la main d’Augustine, elle trottine derrière le chariot. Les solides « Ardennais » avancent lentement sur une route en partie libérée du trafic des civils. La nuit est belle, étoilée ; de temps en temps le cri d’un oiseau nocturne se fait entendre, on se croirait presqu’en paix ! Personne ne parle. Curieuse migration que cet exode sans but. Zélie ne pose plus de questions. Elle a compris qu’ils sont comme les romanichels qui vont « nulle part », ce pays qu’ils sont sensés atteindre un jour ou l’autre, et tant qu’elle aura la main d’Augustine qui couvre la sienne, tout ira bien !

De l’autre main, Augustine tient fermement Gilberte, sa fille, pétrie d’angoisse. A chacune des haltes aux pôles assistance de la Croix Rouge, la mère de Zélie se précipite pour lire les listes de noms dans l’espoir de retrouver ceux de son mari et de son fils. Il y a la liste, rassurante, des vivants qui envoient un signal en espérant que l’un ou l’autre de leurs proches le recevra ; il y a la liste des trouvés- perdus, essentiellement des enfants égarés dans cette tourmente à la recherche de leurs parents; il y a et c’est la dernière consultée, celle qui recensent les morts identifiés, tués dans les bombardements ou mitraillés sur les routes.

Rien, aucune nouvelle, aucun signe rassurants depuis leur fuite du village! Rien et la jeune femme de plus en plus murée dans son silence, de plus en plus indifférente. Heureusement Augustine est là qui marche, avance, droite, tenant fermement sa fille et sa petite fille. Malgré son grand âge  elle a conservé toute l’énergie accumulée au cours d’une vie où elle n’a jamais cessé de se battre et d’espérer confortée par son talisman, un petit rosaire qu’elle sort de sa poche au moment des pauses et dont elle égrène les perles couleur réglisse.

Avec la nuit, la température est descendue. Il fait presque froid. Zélie a été remontée en haut du chariot devenu dortoir. Une bonne partie du village est entassée là, dont les femmes et les plus jeunes serrés les uns contre les autres. Allongée, Zélie n’a plus comme horizon que l’immensité du ciel éclairé par la lumière froide de la lune dont la face paraît lui sourire ; elle est bercée par les oscillements du chariot, l’ossature en bois gémit lorsqu’elle est soumise à un trop grand effort lors des montées ou des descentes des côtes. Elle entend le bruit des chevaux au pas qui de temps en temps soufflent avec force suivis des encouragements de la voix des hommes qui les conduisent.

C’est la première fois que la petite fille dort à la belle étoile. Elle en éprouve un sentiment nouveau, elle n’a pas peur, il lui semble que rien ne peut lui arriver, rassurée elle s’endort.

Cette nuit si belle est aussi bénéfique pour l’armée allemande dont les chevaux de fer : les panzers sont en train de déferler sur la France en passant par les Ardennes franco-belges !

 

Elle est assise dans l’herbe, appuyée contre le tronc d’un arbre, son car de lait chaud tenu à deux mains. Elle se sent toute molle, n’a ni envie, ni le courage de boire, ce lait pourtant providentiel qu’une fermière a bien voulu vendre aux réfugiés. Augustine a eu du mal à la convaincre de descendre du chariot elle se sentait déjà si fatiguée. Tout le monde s’accorde à dire que ce matin « elle a petite mine ! »

Plus avant dans la matinée, la petite fille commence à se plaindre d’avoir mal au ventre. Quelques heures plus tard alors que tout le monde est plus ou moins assoupi à l’ombre d’un petit bois, en attendant de reprendre la route, elle a commencé à frissonner de plus en plus violemment jusqu’à claquer des dents de façon incontrôlable. Soudain c’est la débâcle. Son

corps se relâche, rien ne semble plus pouvoir être contenu. La fillette vomit en jets incontrôlables ; tout le long des jambes une diarrhée nauséabonde coule de façon ininterrompue comme si le clapet de son petit trou n’avait plus de fonction. Entre deux hoquets, Zélie hurle, se tord de douleur en se tenant le ventre. Elle ne perçoit plus les grandes personnes affolées qui s’affairent autour d’elle…délire, brusquement, prise de convulsions, elle s’évade, inconsciente, happée dans un grand trou noir…

(à suivre)



[1] Niche = sale en patois lorrain du pays de Gaume.


6 Replies to “6-La rue du cul de plomb”

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