Rencontre

Posté le 03/11/2012 dans Les Gens d’ici.

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Nous ne nous connaissions pas, ou si peu. Quelques échanges par canal Internet, un petit article dans le n° 105 des Cahiers pour porter à la connaissance des lecteurs son ouvrage sur Verdelais. Ensuite, un entretien téléphonique où Lydie, car il s’agit là de Lydie Balloux, où Lydie, donc, a évoqué  le texte qu’elle était en train d’écrire sur son grand père, fusillé au Camp de Souge lors de la dernière guerre. Histoire, oh ! Combien émouvante ! Après l’avoir lue, j’ai proposé à Lydie une rencontre, ce qui fut fait en ce début de mois d’octobre.

Lydie Balloux, petit bout de femme, à la silhouette d’adolescente, est à la fois timide, sur la réserve et pétillante lorsqu’elle parle de ce qu’elle aime faire par-dessus tout : écrire.

Native de Gironde, comme beaucoup de Français, dits de souche, elle porte en elle les gênes apportés par les aléas de l’Histoire, d’ancêtres venus d’ailleurs, de notre ancienne Indochine du côté maternel, et, plus loin encore dans le temps : celui de l’esclavage en Guadeloupe ! Ceci explique peut être la crinière de cheveux noirs qui encadre un fin visage triangulaire, au nez frémissant lorsqu’elle s’exprime avec une certaine véhémence, éclairé par des yeux couleur de ciel, ceux-ci protégés par de petites lunettes cerclées .

Si papa était prof de maths – physique, sa fille n’a, semble t-il, qu’une passion celle de la littérature, l’amour des mots pour le dire. « Le Dire » de Lydie  qu’elle ne sait qu’écrire car, confie t-elle, « tant de choses me révoltent, dont je ne saurais parler de vive voix, si grande est ma timidité… » On a envie de répondre : « Tant mieux, bénie soit cette timidité » qui nous vaut des textes sensibles, vrais, que la mémoire gardera en creux, qui nous préserve des discours vains de notre monde si pressé et cacophonique.

N’allez pas croire que Lydie n’est que contemplation, elle aime trop la liberté de vivre et en dehors du temps passé à l’écriture, à la photographie (elle vient d’être retenue  parmi les trois lauréats du concours lancé par  le site Entre2Mers.com) elle aime le chant choral, la danse, le théâtre. Bref, tout ce qui peut vous faire rêver et vous emmener loin du quotidien.

Lectrices, lecteurs, la nouvelle qui suit va vous ramener quelques 70 ans en arrière, dans cette période particulièrement troublée et dramatique de notre histoire de France.

 

Ils ont tiré…

…Ils ont tiré. Et puis le silence… Ce vendredi 24 octobre 1941, dans une clairière du camp de Souge, les fusils t’ont donné l’âge de tes dernières photographies. J’ai du mal à imaginer la balle assassine pénétrant tes chairs pour m’empêcher un jour de te dire que je t’aime. Ils avaient besoin d’otages à fusiller et tes opinions t’ont desservi ; il ne faudrait jamais mourir pour des idées ! Je voudrais refaire l’histoire, juste celle-là, juste ce petit bout qui ne me va pas… Je te veux souffle et te fais revivre, 1904, à l’orée de prouesses techniques, industrielles, médicales. Réapparaît une Première Guerre mondiale, bataille où les enjeux plus que les entraides incitent à prendre partie. Jean, ton frère aîné, meurt dans cette satanée monstruosité. Qu’est-ce que cela fait, dis-moi, de perdre son frère de vingt-et-un ans quand on en a quinze ? Quelles médailles ou quels boniments baveux pourraient estomper ce qui a effacé ce frère ? Je tourne doucement la page sur ta silhouette amenuisée laissant couler sans bruit une part d’elle, cette source salée qui dit la vie tranchée. Il faut avancer… Déjà la vingtaine ! Chemise aux manches retroussées, le cheveu dépeigné, pris dans l’action, tu souris à l’objectif. Ton air de « l’ancien temps » m’assure que je ne peux te croiser dans la rue. Cependant ton œil est là, qui le dément, vif, un rien amusé, de l’énergie pure dans la prunelle. Un quelque chose de moderne qui dépasse le cadre de la photo comme si tu voulais sauter dans mon siècle.

Ne va pas si vite, pour me quitter trop tôt ! Tu as le temps encore, de rencontrer cette petite brune myope aux yeux bleus. Profites-en, de ces minutes qu’on dit précieuses car qu’elles savent fuir en arrière. Tu aimes ta Gironde, ton quartier est un pays que tu voudras défendre. Ta curiosité est puissante mais de longues études ne font pas manger tout de suite. Carreleur, puis employé dans la fabrique Tobler au milieu des senteurs chocolatées, vaillant tu es, tes bras te donnent un métier, des revenus, un foyer, une sécurité… une sécurité, jusqu’à ce jour, ce faux pas de l’Histoire, ces croix gommant l’humanité, ces croix que même des gamins portent. Savent-ils seulement qu’ils possèdent le pouvoir de me priver d’un grand-père ? La marche du temps va t’oublier, tu trébucheras sur tes convictions. Cette clameur d’Est, cette espérance du nombre qui se serre les coudes, sans distinction de richesse, de classe, cet avenir en lequel tu auras envie de croire, il faudra bien y voir un ratage quelque part. Puisque tous les hommes ne se sont pas encore donné la main, puisque tant d’hommes se tendent encore le poing. Tes mains d’ouvrier. Tes fils devenus médecin et enseignant. Et moi, me croyant artiste ! Sois indulgent envers moi qui n’ai pas connu la faim, même si tu ne me trouves pas assez prosaïque à avoir besoin de rêves, de musique, de rire, de poésie, de gourmandise. Et de couleur. Là, dans ces années trente – quarante, un vent de folie noire parcourt et contamine le monde.

Dans ton milieu ouvrier, tu t’investis, découvres l’engagement politique et participes aux grèves de 36. Tu t’intéresses à tout, lis Zola et « Mein Kampf », traduit en français. En juillet 39, tu deviens trésorier général du syndicat des chocolatiers mais voici qu’en août, journaux et revues communistes sont interdits. Je ne traiterai pas de politique. Je ne m’y aventurerai pas, je ne saurais pas. Je parle juste d’amour trahi par la guerre. La guerre n’est une lumière que pour ceux qui l’ont perdue en eux. Le monde tisse sa toile au milieu des guerres qui viennent du fond des âges ; aucun lieu sur terre n’en est vraiment privé. L’Homme, ce grand déraisonnable, se plaint de partir au front comme on part au travail un lundi matin et pourtant… n’est-ce pas une petite montée d’adrénaline qui surgit là ? Un possible espace de sauvagerie rien qu’a lui ? Une part supplémentaire d’excitation, le départ vers un inconnu où l’on pourrait presque tout se permettre ? Des interdits, légalisés par une armée, régulière ou non, pour s’accorder d’appeler exploit ce qui n’est que meurtre. L’espace semble chaque jour manquer à l’homme qui en oublie d’arrêter son pas, d’arrêter son bras, pour contempler les étoiles sans vouloir aussitôt les posséder. Considère-t-il comme son devoir d’étendre son petit pouvoir mortel le plus loin possible, le plus vite possible ? J’ai, pour me rattraper à quelque espérance, des clichés qui me disent qu’heureusement, l’homme sait encore se trahir en laissant échapper sa douceur, sa tendresse en des gestes spontanés. Il faut croire un peu en l’homme…

Septembre 1939.

La guerre. Un décret prononce la dissolution du Parti communiste. Mobilisé, comme tu as deux jeunes enfants, tu es envoyé en réserve près de la Méditerranée. Drôle de guerre. Peut-on croire que tu vas ainsi éviter le danger : bord de mer, erreur vacancière, lointain front ? Illusion ! 1940 voit la débâcle, l’exode des réfugiés se jetant sur les routes au milieu des soldats. Pas question de te rendre et de travailler pour les Allemands nazis. Démobilisation. Bordeaux est bombardée, tu y retournes et retrouves ta famille, ton emploi. L’été 40 annonce les restrictions. Les stocks alimentaires et vestimentaires s’épuisent. Le pain, précieux jusqu’à l’ultime miette, compte toujours des tartines trop fines, oh tu sais, ton fils mangera plus tard du pain avec tout, avec des nouilles, du riz, un jour sans lui sera difficile, qu’il l’aime ce pain ! Ta femme prépare du café, décoctions de glands grillés mêlés à de la chicorée. Tes enfants passeront de J2 à J3.Terminées les bananes, source de magnésium. Les sabots remplacent les godillots usés et les bottes font la loi. Touchés – coulés, sous-marins et blocus dans le port de Bordeaux La méfiance règne. Communiste et syndicaliste, diffuseur de L’Humanité, tu es repéré par la police talençaise comme un « agent de propagande dangereux pour le régime » et fiché aux Renseignements généraux. Septembre 40, annonce du commandement allemand : « Les otages sont des habitants du pays, qui garantissent de leur vie l’attitude correcte de la population. Leur sort est ainsi entre les mains de leurs compatriotes ». En décembre 40, à la suite d’une recrudescence de distributions de tracts, tu fais partie des hommes que l’on soupçonne d’avoir un lien avec ces événements et les autorités t’arrêtent. Tu es conduit au centre de séjour surveillé, 24 quai de Bacalan. Une enquête s’ouvre. Lors de la perquisition chez toi, la police découvre une broche à la boutonnière de ton manteau. Elle représente le monument présenté par l’URSS à l’Exposition internationale de Paris, en 1937. Par chance, les renseignements recueillis dans ton quartier étant en ta faveur, tu es libéré en janvier 41. Tu demeures cependant astreint à résidence forcée à Talence. Hiver rude, inquiétudes. Se ravitailler… il ne s’agit plus d’aller simplement au marché des Capucins en tram ! Gaz et charbon manquent, se chauffer s’ajoute aux soucis. Les bombardements, visant surtout la base sous-marine et le nœud ferroviaire bordelais, surviennent généralement la nuit. Ils obligent à se réfugier à la cave sous le hurlement terrifié de la sirène qui, elle, ne peut se cacher. Heureusement, au quotidien, le travail scolaire et les corvées familiales absorbent tes fils. Ta belle-mère vous rejoint. Un clan chaleureux, soudé dans les épreuves. Dans cette vie de guerre et de restrictions, tes fils profitent malgré tout de tes savoirs et de ta tendresse. Tu sais allumer des lumières dans le gris de la tourmente et tacher de joie une rigueur imposée par ces années martiales. Tu leur montres que l’on peut s’accorder des vacances sur le fil d’un instant, même au pire d’un moment.

Ton répit en famille est de courte durée. Début juin 41, un poste de transformateurs saute à Pessac, sabotage ! Tu fais partie des hommes que l’on vient chercher et enfermer dans le camp de Mérignac. Mis en sursis sur terre battue. Au milieu de la lande, Pichey- Beaudésert est entouré d’une grande clôture en bois. Des barbelés s’y ajouteront. Ce centre de séjour surveillé, construit en octobre 40 sur ordre des autorités allemandes, est gardé par les forces de police française et des gardes civils. Une sentinelle sur mirador veille. Appel du soir, fermeture des cabanes, rondes, contrôles nocturnes. Tu ne peux t’abreuver qu’à l’incertitude, les non-réponses de tes gardiens à tes interrogations. Les interrogatoires, ce seront eux qui les pousseront, non, je crois que je n’ai pas vraiment envie de savoir… Les prisonniers participent à l’aménagement et l’entretien du camp, une vingtaine de baraquements sommaires dont celui des otages, à part. Correspondance censurée, colis et visiteurs fouillés. Quel maigre réconfort que les rares venues autorisées des proches ! Lors d’une visite, ton fils aîné, malade, reçoit une consultation du docteur Nancel- Pénard, dans la cabane où vous dormez. Avec un lavabo pour quarante hommes, peut-on parler de propreté et de santé ? Un rapport de 1941 évoque les questions sanitaires : « Le matériel professionnel est inexistant… ». Local coiffeur, atelier de cordonnerie et de menuiserie, salle d’odontologie, ces détails évoquent pourtant l’humanité ; ils ont sûrement envie d’y croire, ceux qui sont « en attente »… L’espoir, une certaine solidarité, des complicités internes lors d’évasions réussies, tout cela fait s’adapter et supporter l’enfermement, l’inquiétude concernant la survie, l’alimentation médiocre, les risques de bombardement des Alliés. Apprenant que des immeubles effondrés ont enseveli des gens, ta femme et tes enfants se précipiteront finalement à la fenêtre, lors d’une alerte, pour un spectacle son et lumière sur sol français, orchestré par les Alliés, avec la participation de la défense antiaérienne allemande ! Les objectifs paraissent loin… jusqu’à ce que le quartier Saint-Michel soit touché et compte ses morts. La famille de ta femme en réchappe.

Il faut rester fort, le plus longtemps possible, et voler au présent la moindre joie. Les petits riens montrent que la vie n’est faite que de petits riens, parfois très importants. Te raser ? Dans la glace, ne surgit plus une frimousse de gamin, qui te manque incroyablement, là, dans ce camp où vous êtes parqués, où tu n’as même plus la possibilité de t’isoler un peu pour céder à ta peine.

Tes parents ont l’intention de vendre leur maison. Sur un  acte, il est précisé qu’ils sont tous deux de nationalité française, non juifs. Ils ont besoin de ta signature. Pour aller chez le notaire, tu reçois une permission exceptionnelle et peux passer chez toi pour embrasser les tiens. Des personnes s’y trouvent… disons, de façon providentielle : « C’est le moment, on connaît les filières, tu rentres dans la clandestinité ! ». Tu hésites… ils insistent : cette occasion ne va pas se reproduire, pas de temps à perdre ! Tu leur déclares : « J’ai promis que je rentrerai. Ils vont se retourner contre ma famille si je disparais… ». Les menaces contre les proches dissuadent de s’évader. Tu choisis de rentrer au camp d’internement au lieu de partir pour le maquis. Pour les tiens. Pour qu’ils aient la vie sauve.

C’est en août 41 que ta « libération avec maintien en résidence forcée » est envisagée dans un rapport de police… mais il est transmis aux autorités allemandes avec « avis de maintenir l’interne-ment » ! Ta vie tiendrait-elle sur le fil incertain de ces mots ? En septembre 41, le maréchal Keitel déclare : « En représailles à la mort d’un soldat allemand, la peine de mort sera infligée à cinquante ou cent communistes. Seront considérés comme otages l’ensemble des Français détenus par un service allemand ou par un service français pour relations communistes ainsi que les personnes qui ont participé à la distribution de tracts ». Le 21 octobre, Hans Reimers, officier de la Feldkommandantur de Bordeaux est abattu sur le boulevard Georges-V. Tes compagnons et toi apprenez que cinquante otages seront exécutés si les auteurs de l’attentat ne sont pas découverts dans les vingt-quatre heures. Tout va très vite. Les cercueils sont rapidement commandés. Pour dresser une liste, la police utilise les fiches individuelles déjà établies au cours des arrestations, il suffit de piocher, de choisir cinquante hommes considérés comme « dangereux » pour le régime en place. Toi, membre de la cellule Vaillant-Couturier et ayant adhéré au mouvement Paix et Liberté, tu cumules forcément les atouts ! Éprouves-tu cette impuissance, de ne pas pouvoir blâmer le déclencheur de ce drame puisqu’il aurait agi « pour la France » ? Il va vous tuer aussi, mécanisme irréversible, par nazis et gendarmerie française interposés. Jusqu’au dernier moment, s’exerce la pression d’un chantage à la liberté, proposition de signer un papier de reniement, de donner des noms de dirigeants communistes supposés se trouver au sein du camp. La consigne passée ? Ne jamais parler : « Recommandations et directives aux militants : un militant arrêté ne doit rien dire, ni à la police, ni aux juges, de son travail et de son organisation ». Tu es responsable syndical. Tu es réfléchi. On peut compter sur toi.

Ayant appris par affiche l’avis d’exécution, des familles se rendent au camp. Tu es derrière des barbelés avec les autres otages, les gendarmes interdisent d’approcher. Tu vois ta femme très inquiète, tes fils, tu les appelles « Avancez-vous quand même ! … que je vous fasse la bise ! ». Ils n’osent pas, craignent que tu soies sanctionné s’ils désobéissent, d’ailleurs les gardiens refoulent ceux qui essaient. Ils te font des signes de loin, oui, dix mètres peuvent être le bout du monde… Peu à peu les familles sont évacuées. La tienne ne te reverra plus.

Prisonnier et otage politique. Mon cœur bat à l’envers du temps. Tant de temps pour bâtir un être. Des années pour le peaufiner, pour consolider, rattraper des erreurs, des imperfections, pour le voir grandir, s’épanouir. Si peu de temps nécessaire pour capturer une vie et la détruire. Ce que l’homme est capable de faire à l’homme ! Vouloir être le maître d’autres êtres conduit loin… Qu’y a-t-il à y comprendre, à cette folie s’emparant du monde dans des tueries s’additionnant ?

Ta nuit précédant l’exécution, quelle couleur a-t-elle ? Quels rêves sont les tiens ? Je te questionne et tu garderas des secrets. Entre bleu et vert, la vérité est pers. Et personnelle.

Vivre ! Je voudrais déchirer ce bout de film. Le lever automnal des condamnés. La dernière lettre à écrire. Aucune bise matinale aux êtres aimés. L’empressement des pas qui s’annoncent pour tuer. L’appel nominal éteignant tout espoir, la montée forcée dans les camions militaires. Le trajet de l’horreur, du camp de Beaudésert jusqu’au lieu du supplice, à Souge. Voyage en aller simple pour l’indicible, ce chagrin irréparable. Quelle attitude ont ceux te voyant partir vers les véhicules, puis marcher vers le poteau ? L’air devient parfois plus respirable après de grands cris, de grandes larmes pour laver les souillures sans nom... mais loin des pleureuses désignées d’Égypte, comment alléger, soulager ? En groupe, vous vous dirigez vers le lieu d’exécution, soutenant les plus jeunes. Je frissonne aux vingt ans de mon fils et je souris à sa liberté.

Quel visage, quelle lumière voient tes yeux tandis que tu avances ? Avancer vers sa fin, vers l’infini qu’on ne verra pas. C’est à ton tour, tu le sais bien, rien ne pourra arrêter l’horloge… le temps va s’arrêter pour toi. Tu n’as plus de droits sur ta propre existence. Tes pas s’ajoutent pour bientôt te soustraire à la vie qui t’entoure. Que veut dire une journée qui, à peine commencée, te fermera déjà sa porte ? L’instant dix heures, pour toi, ne peut pas exister ce jour.

On en a raconté, de belles attitudes, des regards de dernier défi ! Comment y croire vraiment, plus qu’à l’angoisse qui monte, la peur de la souffrance et puis du rien, l’effroi, le vide total face à cette bascule du temps pour soi, le temps qui perd sa signification, l’horreur, le déni, le dénuement, le cauchemar, l’ahurissante réalité qui gifle et rit fort et vous fait taire. Le silence. Qui s’insinue puis s’impose telle une plaie béante. Le silence. Qui prend même les bourreaux à part. L’incommunicable. Le « non- discible ». Ce n’est pas un film. S’avance une vie. Poussée. Ôtée. Pour rien. Soufflée. Éteinte. Pour l’exemple. Pour arriver au bon compte sur une longue liste. Pour se venger. Ça n’apportera rien. À personne. La terre même refuse de s’y abreuver davantage et dégorge la couleur. La terre refuse désormais de s’habiller en rouge. Un prêtre. Tu ne souhaites pas égarer tes instants fragiles en des espoirs que tu estimes futiles. Tu ne peux savourer ce ciel d’automne et les senteurs mouillées, des joues encore douces d’enfants vont tellement te regretter et partir en dégoulinades ! Cèdes-tu, par-delà une bravade – carapace, au profond et terrible désespoir de non retour, et de nuit tout au bout ? Ou, pour ne pas y perdre la raison, pour ne pas soudain crier, pleurer, supplier que la vie ne t’abandonne pas, est-ce que tu ne décides pas alors, au tout dernier moment, de te considérer tel un exemple, un modèle au milieu de cette folie qui veut t’atteindre ? Tu veux conserver ta dignité. T’appliques-tu à ne pas montrer ta terreur intime ? Qui es-tu, au fond, pour garder cette volonté jusqu’au bout ? Pour ne pas t’effondrer au dernier moment. Tu jettes encore un sourire dans la vie, vers les témoins. Court instant en suspension. Aucune échappatoire ! Et le chant s’évade de ta gorge. Le chant face à la peur. Ceux qui ne craquent pas, ceux qui n’ont pas le regard déjà ailleurs et plein d’une étrange certitude, entonnent eux aussi à pleins poumons ce chant libérateur. Le chant ne mourra pas. Tu l’as sauvé, il s’est échappé. Tu refuses le bandeau sur les yeux, le corps se préparant à l’inévitable, le front haut face aux fusils pointés.

Ils ont tiré. Je suis ta petite-fille mais tu n’as jamais pu être mon grand-père. Ta vie a basculé dans l’horreur quand le monde basculait dans l’absurde.

La guerre. L’occupation. L’échine courbée. Les combats souterrains. Manger. Survivre, survivre, survivre ! Qu’aurais-je fait ? Il y avait des courageux, il y avait des inconscients, des déterminés et des cas de conscience. Et des personnes sympathiques dans chaque camp ; période troublante, ambivalente. Les historiens eux-mêmes ne semblent pas tous d’accord… je ne fais que constater : que d’hommes brisés, même par les Alliés, pour récupérer cette fichue liberté ! De cette guerre, les films ont capté le glorieux, les documentaires l’ignominie. Moi, je me souviens que tu es tombé pour rien dans un coin de lande au cœur d’une clairière. La descendante d’un descendu. Quel irrespect ! De toute façon, tu sais que je t’aime. Et puis le rire, comme le chant, est une liberté. Ton délit était de vouloir la protéger. Ton absence est une injustice. Tu es absent, seulement absent. Parce que tu as ta place en creux, là. Les coussins de la mémoire se souviennent. Tu es juste allé faire quelque pas au dehors, mais trop loin, entre les pages de mes livres d’histoire, ceux qui parlent de guerres à ne jamais refaire… Pourquoi un hommage particulier à Guy Môquet, encenser un adolescent « mort pour la patrie » ? Je préfère ces derniers mots tracés au dos d’une photographie de tes enfants : « Ma dernière pensée est pour toi et mes fils chéris je viens d’entendre les fusils c’est mon tour adieu sois courageuse ». Trente-sept ans. Entré dans une légende familiale de la Seconde Guerre mondiale, tu demeures un très cher fantôme. Un héraut portant haut la couleur d’une rébellion contre un ordre établi sur la peur, gardant ton intégrité et tes idées jusque devant les fusils qui, seuls, ont pu te faire plier. Un doux héros au cœur- tendresse pour tes enfants. Comment aurais-je pu t’éviter dans ce cadre si poignant ? Ma vie aurait-elle eu le même goût, parfum passion, si tu avais survécu à cette guerre ? Ton parcours a conforté mon désir de lutte contre toute injustice. Mais il faut se dire au revoir.

Lydie Balloux.

Sources :

Bibliographie et sitographie :

Lydie Balloux, Il faut se dire au revoir, 2012.

Henri Balloux, Je ne me suis jamais ennuyé, faut le faire !, manuscrit, 2009.

Christophe Dabitch, que je remercie, Les 50 otages : un assassinat politique, Editions C.M.D., 1999.

Peter Gaïda, docteur en histoire, que je remercie, www.petergaida.de

René Terrisse, Bordeaux 1940-1944, Perrin, 1993.

– La Gironde Populaire.

http://www.fusilles-souge.asso.fr/cadres/cadre_liste_alpha.html (consulté en 2012).

 

 


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