La rue du Cul de plomb

Posté le 07/12/2020 dans Le feuilleton.

Chapitre 43.

Il semblait à Zélie que les jours passaient si vite. Il y avait eu les prémices du printemps. La neige fondait en laissant de grandes flaques d’eau grise, les arbres se toilettaient en se débarrassant des gangues de glace pour préparer le terrain à leur future tenue verte de printemps, le lac paraissait frémir de plaisir ; il avait retrouvé sa cohorte de canards et de cygnes, tous très affairés à préparer dans les roseaux les nids de leurs futures couvées. D’un trait argenté, les mouettes se laissaient tomber jusqu’à la surface de l’eau, qu’elles effleuraient pour ensuite se balancer  mollement au rythme des vaguelettes. De temps en temps, brutalement, elles plongeaient tête la première, croupion en l’air, remontant très vite à la surface  avec un poisson frétillant de désespoir dans le bec. L’air sentait la marée.  On entendait le bruit assourdi de la corne d’un  des deux gros bateaux-bus qui se saluaient en se croisant au loin. Oui, les jours passaient si vite, trop vite pour Zélie qui se savait en sursis bienheureux pour un temps indéterminé mais qu’elle savait forcément être de courte durée.

Il y eu encore quelques semaines ou le froid était  toujours relativement vif, mais les jours devenaient plus longs et la nature s’ébrouait chaque fois un peu plus. Dans la montagne, où Robert l’emmenait très régulièrement faire des randonnées, dans la montagne, c’était un éblouissement de couleurs, à croire que  toutes les prairies avaient été recouvertes par  quelque magicien d’un tapis aux mille fleurs, en fait une œuvre d’art comme seule la nature sait en produire. Zélie regardait, observait, écoutait tous les bruits  ceux des oiseaux tellement occupés, des bêtes furtives  qui froufroutent en s’enfuyant ; elle humait toutes les odeurs d’eau, de fleurs, d’herbe fraiche, elle  engrangeait  des souvenirs car elle savait qu’elle en aurait besoin quand elle serait à nouveau ailleurs.

L’été s’était installé tranquillement en apportant ses propres trésors dont les fabuleux couchers de soleil sur le lac situés précisément dans l’axe longitudinal de ce dernier, comme s’ils voulaient en faire profiter les trois pays riverains. Le moment venu, comme par magie, le soleil semblait s’engloutir tout doucement dans l’eau qui ressemblait alors à une nappe d’or liquide.

Oui, le temps passait trop vite et Zélie savait bien qu’à la fin de l’année scolaire, c’est-à-dire dans quelques semaines, elle devrait repartir, peut-être à Vienne (en Autriche) ou alors quelque part en France ? Elle savait qu’elle était à peu près guérie, les visites à l’hôpital s’étaient estompées, le docteur était très satisfait des résultats du traitement. Surtout Zélie ne ressentait plus cette fatigue permanente qui l’accablait, elle pouvait à nouveau courir, sauter à la corde, et suivre Robert dans ces merveilleuses randonnées montagnardes, également véritable leçons de choses car chaque fois il lui en faisait découvrir  de nouveaux aspects, c’était comme des secrets qu’il lui confiait, heureux de partager son savoir de montagnard.

Cependant aujourd’hui, dans le temps présent, c’est le dernier jour de classe, demain les vacances d’été commencent. Zélie, comme Gaby, comme Ruth et les autres, attendent sagement dans leur classe assises à leur place que leur soit communiqué les résultats scolaires de fin d’année et surtout savoir qu’elles seront celles aptes à passer en cinquième. Appelées les unes après les autres par ordre de mérite, debout chacune écoute la notification de ses résultats ; pour les premières de la classe les félicitations, pour les autres, c’est selon, les recommandations voire quelquefois des remarques sur le manque d’attention, de discipline, d’assiduité…Les noms défilent et Zélie commence à se convaincre qu’elle sera appelée la dernière. Et effectivement, après une longue litanie  elle entend un « Fräulein Zélie… ». Elle se lève, prête à entendre le pire car elle sait et elle connait bien ses lacunes compte tenu du parcours chaotique qu’a été pour elle cette année. A sa  grande surprise elle s’entend dire qu’elle reçoit les encouragements pour l’ensemble de ses résultats, à l’exception toutefois en mathématiques où elle a des efforts à faire, mais toute l’équipe pédagogique est d’accord pour qu’elle intègre une 5ème l’année prochaine, lui recommandant de travailler comme elle l’a fait cette année et ainsi elle comblera rapidement les quelques retards qu’elle a dans certaines matières, cela ne dépendra que d’elle. Elle est tellement sidérée qu’elle reste debout bredouillant un merci, fini par se rasseoir  sur l’injonction de Gaby, submergée par l’émotion. La joie de se savoir admise devrait être totale, elle  est malheureusement gâtée par un filet d’angoisse amer comme un filet de fiel venu s’insinuer là pour lui rappeler qu’elle ne sait pas où elle sera à la prochaine rentrée scolaire ! Cette pensée la taraude, l’envahit, et l’empêche d’être en phase avec Gaby et Ruth tellement heureuses de savoir qu’elles seront toujours ensemble dans la même classe. Quant à elle, Zélie, elle se dit qu’il faut qu’elle fasse un effort pour ne pas se laisser enliser dans un entre-deux  sans perspective , sans point d’appuis et que l’essentiel pour l’instant est de profiter au maximum de ce bonheur de vivre là avec ceux et celles qui l’aiment et qu’elle aime. Toutefois ce soir là elle ne peut s’empêcher de dire à Gaby combien elle se sent en quelque sorte désorientée et incapable de se projeter dans cette prochaine année car elle ne sait pas où elle sera alors. « En voilà une idée « so blöde » (si bête) tu seras ici bien évidemment, Mamie Anna ne te laissera pas partir tant que tu ne seras pas complètement guérie !  Demain c’est les vacances, en attendant tu dors…,  » Cette simple phrase c’était comme une fenêtre ouverte laissant entrer un filet d’air frais qui d’un coup lui lavait le cerveau…

Dès le lendemain pendant le petit déjeuner Gaby a commencé à établir le programme de vacances. Il est question naturellement d’aller se baigner au lac, mais aussi à Walzenhause (Canton d’Appenzell)  où il y a une cascade qui chute dans une grande vasque rocheuse constituant une piscine naturelle ; il est question de faire du canoë avec Walter sur « Alten Rhein »un de ces bras du Rhin qui se déverse dans le lac et puis on pourra aller randonner et pique niquer en montagne avec Robert.  Mamie Anna est alors intervenue dans la conversation pour dire qu’il était prévu aussi d’aller passer deux ou trois jours  dans le monastère bénédictin de Disentis (Canton des Grisons) pour aller voir son fils ainé Eugen devenu « Pâtre Otmar ». Mais auparavant ajoute –t-elle : « Zélie nous devons aller demain à l’hôpital pour faire une visite de contrôle avec radios et voir le médecin pour vérifier ton état de santé et avoir ses recommandations pour les vacances ! » Le ciel a paru s’assombrir brutalement,  aussitôt les pensées tristes, les idées grises sont revenues au galop : « Et si le bon docteur lui interdisait de se baigner, ou de faire du canoë, ou toutes autres choses jugées trop fatigantes ! Ou bien alors, peut être décidera t-il qu’elle est complètement guérie et doit maintenant rentrer  en France ? En Autriche ? Ou encore ailleurs ? » Il fait pourtant un si beau soleil, là, sur la terrasse où elles prennent le petit déjeuner. Tout est harmonie : sur la nappe, dans le petit vase bleu les fleurs du jardin, les tasses, le pot à lait en porcelaine blanche, les couverts en argent, les petits pains grillés qui embaument, le pot de miel couleur d’ambre avec à ses côtés le pot de confiture de groseilles fait maison, les coupelles de fromage blanc, et l’indispensable boite d’Ovomaltine…Il y a le lilas tout proche qui exhale, les oiseaux qui s’expriment, le temps est suspendu …surtout il ne faut pas qu’elle oublie ces menus instants.

Ruisselantes d’eau, elles étalent leurs serviettes de bains. Un peu frissonnantes, elles s’allongent toutes proches l’une de l’autre offrant au bienheureux soleil leur corps de petites filles, quand Gaby lui prend la main : « Et bien, tu vois Chatsie, tu n’avais pas de souci à te faire, tu seras encore là toute l’année prochaine…et puis maintenant la guerre est finie, nous on grandit donc on pourra se voir quand on voudra : tu reviendras, et, moi je pourrai aller en France, on ne se quittera plus n’est-ce pas ?… »

La semaine précédente, elle avait bien été en consultation à l’hôpital,  et là, comme toujours radio, auscultation et longue discussion entre Mamie Anna et le bon docteur, et puis le verdict était tombé : « Naturellement il serait préférable que Zélie reste encore quelques mois en Suisse ; elle va bien mais reste fragile.  Les problèmes en France perdurent, bien que la guerre soit terminée, ce sont toujours les restrictions alimentaires, les difficultés sanitaires multiples dans ce pays dévasté, …Oui, il serait souhaitable qu’elle reste quelques temps encore sous notre surveillance médicale ! » – Sur le chemin du retour, Mamie Anna lui a appris qu’elle avait eu des nouvelles de son père, que ce dernier était toujours en poste à Vienne, par contre Gilberte, sa mère et son Gamin, étaient revenus en France à Clermont –Ferrand. Elle lui a demandé si elle ne s’ennuyait pas d’eux car cela faisait déjà plus de six mois qu’elle était partie, Zélie a juste répondu « Non, tu sais mamie j’ai eu tellement l’habitude de les quitter …et puis, pour moi, dans ma tête, ma vraie maison c’est avec toi et Gaby ! »

(à suivre)


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