La Rue du Cul de Plomb

Posté le 20/01/2014 dans Le feuilleton.

Chapitre 13.

Le train roule à travers la campagne française depuis des heures, traverse des villages avec un sifflement aigu de la locomotive qui les salue au passage. Il s’arrête quelquefois dans quelques gares de villes importantes, c’est alors le tohubohu habituel des voyageurs qui descendent ou montent dans les wagons ; les derniers parcourent les couloirs ouvrent bruyamment la porte des compartiments à la recherche d’une place assise, s’installent avec des éclats de voix, des bruits de valises qu’ils essaient de caser dans les filets. Puis tout se calme, le chef de gare a vérifié et claqué les portes de chaque wagon, a sifflé le départ en agitant un petit drapeau, la machine s’est ébranlée avec un long cri, comme celui d’un adieu.

Personne ne fait attention  à la petite fille, seule, assise sur la banquette en bois dans un coin d’un compartiment de troisième classe, côté couloir, sauf peut être, quand la Dame en uniforme avec sa grande cape bleue vient vérifier si tout va bien, si elle n’a pas soif, ou peut -être faim. Zélie n’a ni faim, ni soif, ni rien ! Elle est tel un escargot en hiver, toute recroquevillée en dedans, ignorant tout de ce qui l’entoure. Seule une question en boucle dans sa tête la tenaille : « Pourquoi, elle est là,, toute seule, dans un train qui va où ? » Elle ne sait. Elle ne se souvient de rien, et ne se souviendra jamais, même plus tard devenue grande, qui l’a conduite et mise dans ce train, et pourquoi ? Certainement pas Augustine, elle n’aurait pas oublié et puis sa grand’mère ne l’aurait pas laissée toute seule pour aller on ne sait où ! La fillette a l’impression d’être tombée dans un trou noir sans fin et pourtant elle n’a pas peur. Le bruit du train roulant la rassure, ce bruit lui est devenu tellement familier depuis qu’elle a quitté la rue du Cul de plomb ! Le train c’est en quelque sorte sa roulotte, elle s’y sent en sécurité, simplement elle voudrait bien savoir pourquoi elle est seule, où elle va et si au bout du voyage elle retrouvera sa grand’mère et Gilberte ?

Pour l’instant il n’y a que la Dame avec sa grande cape bleue qui la relie au monde extérieur, de temps en temps. Elle ne saurait dire qui est dans son compartiment, assis là tout contre ; elle ne ressent rien pas même le froid qui devient de plus en plus prégnant au fur et à mesure que les heures passent. La Dame en bleu est venue avec une couverture pour couvrir Zélie qui n’a pour tout vêtement chaud que le gilet tricoté par Augustine, et aux pieds des socquettes dans des sandales d’été. Par contre, autour du cou, attachée à un lien, pend sa pancarte d’identité, en quelque sorte son document de « traçabilité » où sont inscrits ses nom, prénom, âge, d’où elle vient, où elle va, mais Zélie l’ignore, elle ne sait pas encore lire. Elle sait seulement que la Dame en bleu avec sa grande cape, lui recommande chaque fois, de ne pas y toucher, de ne pas perdre sa pancarte, sinon ce serait Zélie, elle-même, qui serait perdue. Peut être même qu’elle n’existerait plus !

Le train continue sa course ; d’heure en heure le paysage change, le temps également. Fini les couleurs lumineuses et le soleil des terres du midi, le ciel est d’abord devenu gris, puis a pleuré une pluie fine, et puis la campagne a commencé à blanchir, les premières neiges sont apparues avec les premiers contreforts des grandes montagnes, celles des Alpes, le jour a commencé à s’assombrir mais Zélie n’a rien vu de tous ces changements, elle a fini par s’endormir. Le train, lui, imperturbable file, file…avale les kilomètres.

La Dame a réveillé la gamine qui a sursauté, surprise aussi par les bruits d’abord confus, puis par l’agitation des gens du compartiment qui récupèrent leurs valises et paquets dans une excitation presque joyeuse. « Zélie, réveille toi, on arrive ! » dit la Dame en secouant légèrement la gamine hébétée, qu’elle finit par prendre  par la main, qu’elle porte pour l’aider à descendre sur le quai au milieu d’une foule indescriptible. Tout ce monde s’agite, s’exprime bruyamment avec des mots incompréhensibles pour Zélie. Une voix forte et grésillante, celle du haut parleur de la gare, crie « Genève, Genève…douane…attention…les voyageurs…les réfugiés…” Des bribes de phrases sans signification pour elle qui trottine à côté de la Dame à la cape bleue. Celle-ci avance avec assurance jusqu’à un passage où un monsieur à képi contrôle les papiers. Il salue la dame comme une vieille connaissance, lui dit deux mots, caresse les cheveux de Zélie au passage. Zélie ne le sait pas encore mais elle vient tout à coup de changer de pays, de quitter la guerre, d’entrer dans une bulle paradisiaque de paix et d’ordre, d’entrer en Suisse !

Maintenant elle écoute la Dame qui lui explique qu’elles vont bientôt se quitter, mais qu’elle,  Zélie, devra continuer à être très sage, que bientôt elle sera accueillie par une famille très gentille qui s’occupera d’elle. Puis la Dame lui a claqué deux baisers sonores sur les joues, a tourné les talons et la petite fille a été prise en charge par une autre Dame mais cette fois habillée tout en blanc.

Il semble bien que ce soit le début d’une matinée. Le ciel a cette couleur grise et laiteuse annonciatrice de chutes de neige , Zélie n’en a cure , pour le moment elle hume un bol de lait fumant au goût inconnu mais ineffable, mélange de miel, de chocolat et autres, en fait un  bol d’Ovomaltine, dont elle gardera le souvenir sa vie durant ! …Maintenant, Zélie dépouillée de ses vêtements, en petite culotte, entend le docteur qui l’examine faire ses commentaires  sur son ventre trop gros, ses membres trop maigres, ses côtes trop visibles, ses ganglions du cou trop apparents ; une revue de détails de son corps de petite fille, soigneusement reprise par écrit par la Dame en Blanc. Avant cette visite médicale, Zélie a été douchée, les cheveux soigneusement inspectés pour déceler la présence éventuelle de poux, ses vêtements kidnappés pour être désinfectés. La visite terminée, enveloppée dans une couverture, couchée tel un gisant sur un matelas posé à terre, la fillette ne bouge pas comme lui a bien recommandé la Dame, d’être aussi, toujours et encore bien sage, et d’attendre, toujours et encore que l’on vienne s’occuper d’elle. Depuis qu’elle a quitté la Rue du Cul de plomb, Zélie a appris la patience ; en vérité, la patience l’habite maintenant toute entière c’est comme si elle avait compris que c’était une condition de survie. Couchée, elle voit juste le haut d’une fenêtre située sur le mur d’en face.  La neige s’est mise à tomber en gros flocons, qui s’écrasent mollement contre la vitre, fondent aussitôt à son contact en laissant de petites rigoles d’eau qui cheminent artistiquement sur le verre constituant une distraction pour Zélie qui les suit du regard jusqu’au moment où la Dame en blanc est revenue avec ses vêtements froissés mais sans microbes. Rhabillée elle se tient prête. C’est en début d’après midi qu’elle est repartie avec la Dame en blanc qui la installée dans un nouveau train, dans une place du compartiment près du couloir, comme si dorénavant, dans tous les trains, cette place lui était réservée ! Et le convoi a démarré puis filé à travers des paysages tout blancs, comme Zélie n’en avait jamais vus, à travers des montagnes, bordant d’immenses étendues d’eau, s’arrêtant dans des villes avec des maisons en bois comme on en voit dans les livres de contes. Au fur et à mesure que les heures passaient, la lumière du jour s’est estompée, il n’y avait plus rien à voir, la nuit était si noire et le train roulait toujours vers une destination inconnue, une autre famille, une autre vie.

La nuit était déjà bien avancée quand la Dame en blanc est venue dire à Zélie qu’elles étaient bientôt arrivées. Effectivement, le train a commencé à ralentir, s’est arrêté. La portière du wagon s’est ouverte ; Zélie a entendu des voix qui parlaient dans une langue qu’elle reconnaissait, c’était celle des Allemands ! Elle restait là, tétanisée, quand la Dame en blanc lui a dit : « Zélie, voilà ta famille » Sa famille ?

Elle a entendu « Oh, mein Gott[1] » a été soulevée par de solides bras, s’est retrouvée enserrée contre la poitrine de la femme qui lui parlait tendrement avec des mots qu’elle ne comprenait pas et pour la première fois depuis bien longtemps Zélie s’est mise à pleurer. Pleurer non pas silencieusement, non pas de peur, ni de chagrin, mais à pleurer comme un torrent, comme un exutoire, une purge de tous ces mois passés dans le bruit et la fureur, avec des larmes qui coulaient comme un ruisseau en crue, qui, semble-t-il, ne pouvait tarir.

Aux côtés de la femme aux mots si doux, aux seins si accueillants, aux bras si forts, il y avait une petite fille de l’âge de Zélie qui la regardait de ses grands yeux noirs, avec étonnement !

(à suivre)



[1] Oh, mon Dieu !


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