La rue du cul de plomb.

Posté le 18/03/2014 dans Le feuilleton.

Chapitre 14.

Ce soir là, Zélie a découvert qu’il était un pays où dans les maisons on pouvait prendre un bain dans une baignoire avec des robinets magiques qui distribuaient l’eau froide ou miraculeusement chaude. Une baignoire si grande que, semble t-il, elle aurait pu  nager, en tous cas s’étendre de tout son long, tout comme la petite fille aux yeux noirs en amandes qui se baigne avec elle. Celle-ci lui parle dans une langue inconnue qui ressemble tellement à l’Allemand, qu’importe, très vite les fillettes se comprennent, s’amusent, une complicité s’installe. C’est une adoption réciproque, qui durera toute leur vie !  La mère de la petite fille est venue les savonner, leur laver les cheveux, les envelopper dans de grandes serviettes éponges, leur a enfilé des chemises de nuit semblables, roses avec de petites fleurs, et ainsi astiquées, coiffées, les fillettes du même âge, si dissemblables, l’une brune, l’autre blonde, ont soudainement eu un air de famille.

Toutes deux se sont retrouvées dans les bras généreux de celle que Zélie appellera Mamie Anna. C’est ainsi que la fillette a compris  qu’elle était attendue, avait sa place dans cette nouvelle famille, avait trouvé un pôle d’attache fait de paix et d’amour.

Un deuxième lit avait été installé dans la chambre de Gaby la petite fille brune aux yeux de biche, qui spontanément, naturellement a accueilli Zélie dans son domaine, partageant tout : ses jouets poupées et livres (toutes choses qui lui étaient inconnues) mais plus encore, sa mère : Mamie Anna ! Avec le temps, elles deviendront « sœurs » plus liées qu’avec les liens du sang, car ce soir là  elles se sont reconnues et choisies malgré tout ce qui les séparait : la distance de la langue, la guerre…

Le lendemain, le soleil déjà haut dans un ciel de ce bleu  profond des beaux jours d’hiver, face à une fenêtre qui donne sur un paysage de collines couvertes de sapins lourds et scintillants de neige, Zélie découvre que des petites filles peuvent prendre leurs petits déjeuners comme des princesses, assises devant une table mise avec nappe, tasses à déjeuner, chocolatière, petits pains chauds, beurre, confiture, fromages, jus de fruits…Même avant la guerre, même chez Augustine rue du Cul de plomb, Zélie n’aurait pu imaginer qu’il y avait quelque part, ailleurs dans ce monde, des gens qui prenaient leur petit déjeuner autrement que sur une toile cirée, dans un bol ébréché, avec un lait mousseaux fraichement trait, du beurre en baratte, de la cancoillotte et la miche de pain maison, et accroché  à la suspension électrique au dessus de la table, un ruban gluant noir de mouches grésillantes, prises au piège !

Depuis qu’elle a été contrainte de quitter la rue du Cul de plomb pour entrer dans l’enfer et l’insécurité de la guerre, elle a oublié ce qu’était de vivre chaque jour sans la fureur du bruit, la saleté, avec la faim insidieuse et la maladie tapie dans son ventre. Et là aujourd’hui, elle est dans un autre monde qui lui semble paradisiaque et va d’étonnement en étonnement. D’abord la grande maison où elle vit depuis 24 heures, est un énorme chalet, sorte de cocon en bois vieux de plusieurs siècles, mais qui semble construit d’hier tellement il est bien entretenu, peint, décoré de couleurs vives sur sa façade principale. Il comprend un rez de chaussée, deux étages, et un immense grenier. De 8 heures du matin jusqu’à 17 heures, le chalet ronronne du bruit des machines de l’usine de textiles située sur l’ensemble du rez de chaussée, et qui fabrique pyjamas, chemises de nuit pour enfants, adultes hommes et femmes en pilou, ce tissu  si doux, duveteux sur l’envers.

Un large escalier de bois dont les marches brillent dans la pénombre, certaines protestant en grinçant sous le poids des pas, dessert les étages. Il y règne une odeur subtile tout à fait particulière celle d’un mélange d’encaustique, d’huile  des machines, et des  rouleaux de tissus entreposés.

Au premier étage loge la famille du contremaître de l’usine. Au second c’est le domaine de  la famille de Gaby, donc dorénavant celui de Zélie. Une famille que la petite fille va apprendre à connaître petit à petit. Il y a là, outre Mamie Anna , son mari , chef de l’entreprise de textiles mais aussi très gravement malade et Gaby. Celle-ci est la dernière d’une fratrie composée de deux frères et une sœur beaucoup plus âgés qu’elle, puisqu’il y a 20 ans de différence entre Robert son frère ainé et elle. Ce dernier  seconde,  voire remplace dans l’entreprise son père de plus en plus affaibli ; quant à Eugen, le second frère, moine bénédictin au Couvent de Disentis (canton des Grisons) il a pris nom de Pâtre Otmar. Anne-Marie, la grande sœur est mariée et vit également dans un autre canton.

Les jours suivants Mamie Anna a emmené Zélie chez le médecin, le dentiste, le coiffeur. Elles ont été dans les magasins de la petite ville pour lui acheter un trousseau complet, adapté au climat ambiant. C’est l’hiver. Le thermomètre est largement en dessous de zéro°.

Il y a de la neige partout, repoussée en hauts murs le long des trottoirs par les chasse-neige qui dégagent les rues. Mamie Anna l’a présentée à son boulanger dans la boutique duquel Zélie  n’avait jamais vu autant de pains, croissants, brioches différents, puis chez le charcutier où les saucisses de toutes sortes, mortadelles, pâtés participent au décor, puis chez le fromager où sont alignés bien en rang les meules de gruyère, d’appenzeller, et enfin le fabuleux magasin du chocolat avec ses rayons garnis de plaques aux papiers multicolores, des chocolats noir, au lait, praliné, fourrés aux amandes, aux noisettes, aux raisins secs, aux fruits, à la ganache, avec ou sans alcool…D’une boutique l’autre, Zélie hume les odeurs de pains chauds, des saucisses fumées, de lait et crème, de chocolat. Elle s’en imprègne, elle sait qu’elle n’oubliera jamais cette immersion dans ce monde de saveurs. Parmi les commerçants qui l’accueillent nombreux sont ceux qui lui souhaitent la bienvenue en français en lui donnant qui une brioche, qui un moreau de saucisse, de fromage, de chocolat. Des instants de pur bonheur pour la petite fille.

Mamie Anna lui a fait découvrir sa ville Rheineck[1] (canton de Saint Gall) ses maisons colorées, peintes comme des livres d’images et qui racontent l’histoire du pays. Elle lui montre les deux lieux de cultes. Lui explique qu’il y a une église pour les catholiques où elle va à la messe et un temple pour les protestants  où va son mari quand il n’est pas malade. Elle lui dit que Gaby a choisi d’aller à l’église avec elle tout comme son fils moine bénédictin, mais que, par contre, Robert et Anne-Marie ont préféré être protestants. C’est comme cela que Zélie a appris qu’il pouvait y avoir plusieurs religions. Jusqu’à présent elle ne connaissait que celle que pratiquait Augustine avec ses neuvaines et son amour immodéré pour la Vierge Marie. Alors elle s’est dit qu’elle suivrait Mamie Anna et Gaby  à l’église et qu’elle déciderait, peut être, plus tard d’aller au temple, pour voir, et peut être changer ? Mamie Anna lui a dit que tout cela était très possible !

Ce jour là, Mamie Anna lui a acheté aussi un cartable comme elle n’en avait jamais vu : un cartable avec des bretelles, à porter sur le dos, avec un grand rabat en fourrure pour que la neige puisse glisser sur le poil !

Un cartable, car la semaine suivante elle irait à l’école avec Gaby, dans la même classe. Le docteur a donné un avis favorable ! (à suivre…)

 



[1] Rheineck qui signifie « le coin du Rhin », c’est effectivement là que le Rhin se jette dans le lac de Constance, constituant une ligne de frontière entre la Suisse et l’Autriche, le Voralberg .


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