Commémoration de la guerre 14-18.

Posté le 18/03/2014 dans Histoire.

250px-Personnalité_Pierre_LOTI_copieA Reims.

Dans le cadre de la commémoration du centième anniversaire de la déclaration de la guerre de 1914, comme nous vous l’avions annoncé dans le numéro précédent des Cahiers de l’Entre-deux-Mers, tout au long de cette année 2014, nous publierons un texte, un témoignage de l’époque.

Dans ce numéro, un récit sur le vif de Pierre Loti !

Pierre Loti était le nom de plume de Louis-Marie Julien Viaud né à Rochefort- sur -Mer le 14 janvier 1850. Il décèdera le 10 juin 1923, aura droit à des funérailles nationales et sera enterré, selon ses vœux, dans le jardin d’une propriété familiale dans l’Ile d’Oléron. Il aura passé 42 ans de sa vie en tant qu’officier de la Marine Nationale, en service actif sur 29 bâtiments et terminera sa prestigieuse carrière le 2 août 1910.

Au moment de la déclaration de la guerre de 1914, il a 64 ans  et demande à reprendre du service actif, en tant que bénévole, dans la Marine Nationale, ce qui lui est refusé. Il s’engagera alors dans l’Armée de terre avec le grade de colonel, sera présent sur les lignes du front pendant la quasi-totalité du conflit puisqu’il sera démobilisé, pour raisons de santé, le 31 mai 1918.

Personnage atypique dont l’œuvre littéraire est essentiellement autobiographique, il sera élu à l’Académie Goncourt en 1883, et en 1891 à l’Académie Française. Toutes distinctions qui ne l’empêchaient nullement de faire preuve d’originalité quant à sa façon d’être et de vivre. Petit, il mesurait 1,65m, il portait d’extravagantes chaussures à talons pour se grandir, se poudrait et se maquillait le visage, tout en portant uniforme et décorations. Il organisait des fêtes à thèmes dans sa maison de Rochefort- sur- Mer aux décors étonnants et éclectiques puisque les invités, d’une pièce à l’autre, quittaient l’époque médiévale  pour entrer dans celle d’un orientalisme particulièrement chéri par le propriétaire des lieux. Devenue un musée, classée en tant que bâtiment historique mais actuellement en cours de réfection elle ne peut être visitée, sinon virtuellement en consultant le site Internet qui lui est consacré.[1]

A Reims, de Pierre Loti. Août 1915.

En auto un beau soir d’août, je me hâte vers une de nos villes martyres, Reims, où je compte demander un gîte pour cette nuit, avant de continuer ma route vers le Quartier Général d’une autre armée ; pour éviter des formalités militaires, je voudrais y entrer avant que s’éteigne le soleil, qui est déjà trop bas à mon gré.

Ce soir, c’est la vraie splendeur d’un de nos étés de France : des limpidités adorables dans l’air, et une bonne chaleur saine, avec un peu de brise vivifiante. Sur les coteaux de Champagne, les belles vignes où le raisin mûrit étendent uniformément leurs tapis verts et il y a tant d’arbres, tant de fleurs partout, des jardins dans tous les villages, des rosiers grimpants sur tous les murs ! Aujourd’hui on n’entend plus le canon, et on serait tenté d’oublier que les Barbares sont là tout près, – s’il n’y avait tant de cimetières improvisés le long du chemin…Toujours ces pareilles petites tombes de soldats, que l’on rencontre maintenant d’un bout à l’autre de notre chère France, le long du front de bataille ; modeste croix de bois, en rang comme à l’exercice, coiffées, les unes d’une couronne, les autres, plus touchantes, d’un pauvre képi rouge ou bleu qui va tomber en lambeaux. Nous leur faisons en passant le salut militaire. Il y en a, des ces glorieux morts, que leurs parents viendront reconnaître pour les ramener dans leur province natale, plus tard, quand les Barbares seront partis ; tandis que d’autres, moins fortunés, resteront là toujours jusqu’au grand oubli final…Mais que de fleurs on a déjà pris soin de planter, pour eux tous ! Autour de leur sommeil, c’est un merveilleux assemblage de nuances éclatantes, des dahlias, des cannas, des marguerites-reines, des roses. Qui donc s’est chargé de ces jolis arrangements ? Ce sont les jeunes filles des plus proches villages ? Ou bien peut- être leurs camarades de combat, qui habitent partout aux abords, comme d’invisibles tribus souterraines, dans ces casemates, ces tranchées-abris, ces trous de toute forme recouverts de branches vertes ?

La région, bien entendu, n’est pas très sûre, et, quand nous arrivons à un passage trop découvert, une sentinelle, postée là exprès pour avertir, nous indique de quitter un moment la grande route, où nous risquerions d’être aperçus et mitraillés, et de prendre quelque traverse ombreuse, derrières des rideaux de peupliers.

Un des soldats qui conduisent mon auto se retourne tout à coup pour me dire : «  Oh ! Regardez, commandant, un cimetière d’Arabes ! On leur a mis leurs petites cornes de lune, à chacun, en place de croix ! » Ici, en effet, les humbles stèles de bois blanc sont toutes surmontées du croissant de l’islam, et cela détonne, en plein pays français. Pauvres garçons, qui tombèrent pour notre juste cause, si loin de leurs mosquées et de leurs marabouts !…Mais on leur a apporté la même profusion de fleurs qu’aux nôtres et nous leur faisons, il va sans dire, le même salut militaire, – un peu tard peut être car nous passons si vite…

A Reims, nous arrivons tout juste avant le coucher du soleil. Et là, une tristesse soudaine vient nous glacer. Du silence et des rues presque désertes. Les magasins sont fermés, et quelques maisons apparaissent toutes béantes, avec d’énormes trous dans leurs murs.

Un des rares passants nous dit qu’à l’hôtel du Lion d’Or, place de la Cathédrale, nous trouverions peut être quelqu’un pour nous recevoir. Et nous voici bientôt au pied même de l’auguste ruine, qui trône toujours aussi majestueuse au milieu de la ville martyre, dominant tout de ses tours ajourées. J’arrête mon auto, dont le roulement, dans un pareil lieu,  semble un bruit profanateur ; la tristesse des rues devient ici de la vraie angoisse et le silence est tel, que l’on se met à parler bas, instinctivement, comme si l’on était dans la grande église morte…

Le Lion d’Or…mais les carreaux sont brisés, les portes ouvertes, la cour vide. J’y envoie un de mes soldats en lui recommandant d’appeler sans trop élever la voix au milieu de ce recueillement funèbre. Il revient ; il n’a pas reçu de réponse et il a vu des trous dans les murs. La maison est abandonnée il faudra chercher ailleurs.

C’est le crépuscule. Un reflet doré persiste encore au couronnement magnifique des tours, dont la base s’enveloppe d’ombre. Oh ! La cathédrale, la merveilleuse cathédrale, quelle œuvre de destruction les Barbares ont continué d’y accomplir, depuis mon pèlerinage de novembre dernier ! Elle avait été de tout temps une dentelle de pierre, et maintenant ce n’est plus qu’une dentelle déchirée, en loques, percée de mille trous. Par quel miracle tient-elle toujours ? On a le sentiment qu’il suffirait aujourd’hui de la moindre secousse, d’un peu de vent peut être, pour la faire s’écrouler, se dissoudre pour ainsi dire en miettes éparses. Comment la réparer jamais ? Quels échafaudages oserait-on appuyer sur ses instables débris ? Pour essayer encore de la protéger un peu, on a entassé en montagne des sacs de terre contre les piliers des portiques, – de même que l’on a fait pour Saint Marc à Venise, pour Milan, pour tous ces inimitables chefs-d’œuvre du passé, sur quoi menace de s’exercer l’élégante culture allemande.- Vaines précautions, c’est trop tard, la cathédrale est perdue.- Et tant de tristesse indignée nous étreint le cœur, à la regarder ce soir dans son agonie et son abandon, cette relique sacrée de notre passé, de notre art et de notre foi !…Ah ! Les sauvages ! Et sentir qu’ils sont encore là tout près, capables de lui donner, d’une heure à l’autre le coup de grâce.

Pour notre adieu, peut être le dernier, nous allons en faire le tour, lentement, en marchant à pas discrets, au milieu de ce silence de mort, qui semble augmenter à mesure que baisse la lumière.

Mais brusquement, comme nous passions devant les décombres du palais épiscopal, prélude un énorme bruit caverneux, quelque chose comme le grondement d’un grand orage, qui serait tout proche et ne cesserait pas. Et cependant le ciel du soir est si pur !…Ah ! oui, nous étions avertis, nous savons de quoi il retourne : c’est  le bombardement par notre artillerie lourde, prévu pour une demi-heure après le coucher du soleil, contre les tranchées des Barbares. Cela nous change de ce silence, une telle musique de cataclysme, cela apporte dans notre promenade une tristesse différente, une autre forme d’horreur. Et nous continuons de regarder les admirables découpures de pierre qui nous surplombent, les arceaux si hardis, les immenses ogives si frêles et exquises. Oui, comment cela tient-il encore ? Il y a là-haut des colonnettes qui n’ont plus de base et qui restent comme suspendues en l’air par leur chapiteau ; les vitraux n’existent plus, les belles rosaces ont été enlevées, la nef a de gigantesques déchirures qui vont du sommet jusqu’à la base ; dans le crépuscule toute la cathédrale prend de plus en plus son aspect de fantôme, et ce bruit qui fait tout trembler, s’enfle toujours. C’est à se demander si tant de vibrations ne vont pas déterminer la chute définitive de ces trop fragiles découpures qui persistent à se tenir debout, à de telles hauteurs, au-dessus de nos têtes.

Dans cette solitude, voici le premier passant, un monsieur bien mis. Il se hâte, il court : « Ne restez pas là, nous crie-t-il,  vous ne voyez donc pas qu’on va bombarder ! »

-« Mais c’est nous qui tirons, nous les Français, c’est notre artillerie à nous…Ne courez pas si  vite, allez ! »

– « Je sais bien que c’est nous, mais, chaque fois, ils se vengent les autres, sur la cathédrale. Je vous dis, moi, qu’il va pleuvoir des obus, ici, tout de suite. Garez-vous ! » Il s’en va ; tant mieux : il a été charitable de nous avertir, mais sa jaquette et son chapeau melon s’arrangeaient mal dans la tragique grandeur du décor.- Apparaissent maintenant, au débouché d’une rue, deux jeunes filles qui s’arrêtent hésitantes. Evidemment, elles savent, elles aussi, que les Barbares ont l’habitude de se venger noblement sur la cathédrale et que les obus vont tomber ; mais, sans doute, elles ont besoin de traverser cette place pour rentrer chez elles, descendre dans quelque cave. Auront-elles le temps ?

Elles sont gracieuses et  jolies, blondes, tête nue, les cheveux attachés en simples bandeaux. Elles regardent en l’air, les yeux bien levés vers le ciel, peut être pour voir si la mort commence d’y passer, mais plutôt pour y faire monter une prière. Je ne sais quel dernier éclat du crépuscule, malgré l’ombre envahissante, illumine délicieusement leurs deux visages tournés vers en haut, et on dirait des saintes de vitrail. Un signe de croix toutes deux, et puis elles se décident et se tenant par la main, traversent à la course. Avec leurs gestes religieux, leur figure inquiète, mais cependant courageuse, pleine de défi, elles me semblent des personnifications charmantes de la jeune fille de France : elles se sauvent, oui, mais on devine bien qu’elles resteraient sans peur, s’il y avait quelque blessé à relever, quelque devoir à accomplir. Et leur fuite paraît toute légère, au milieu de ce grand vacarme de fin du monde…

Nous nous en allons, nous aussi, car c’est le plus sage.  Dans les rues, à peine quelques rares passants qui courent pour se mettre à l’abri, qui courent en enflant le dos, bien que rien ne tombe encore, comme font les gens sans parapluie que vient surprendre une averse. L’un d’eux, qui pourtant ne se soucie guère de s’arrêter, nous indique le dernier hôtel ouvert, un hôtel « de toute sureté » dit-il, là-bas, dans un quartier qui ne reçoit jamais d’obus.

A Dieu ne plaise que j’aie la pensée de me moquer d’eux et que je n’admire pas comme il le mérite leur si persistant et si calme héroïsme, à rester ici, envers et contre tout, dans leur chère ville de plus en plus mutilée. Mais comment ne pas trouver drôle cet instinct qui pousse la plupart des créatures humaines à enfler le dos pour n’importe quelle sorte de grêle. Et puis, est-ce parce que l’air est vif et doux, et parce qu’il fait bon vivre ? Après cet indicible serrement de cœur auprès de la cathédrale, après cette rage à pleurer, il y a détente, et en ce moment tout m’amuse.

Au bout d’une rue calme, où le bruit de la canonnade s’assourdit dans le lointain, nous trouvons l’hôtel indiqué.- « Des chambres- dit le patron, très avenant sur le pas de sa porte- oh ! Tant que vous voudrez, même tout l’hôtel, car vous pensez bien que les voyageurs par le temps qui court…et cependant pour ce qui est des obus, ici, vous savez… »

Fracas épouvantable qui lui coupe sa phrase ! Toutes les vitres de la façade volent en éclats, avec des tuiles, du plâtre, des branches d’arbre. Dans sa hâte pour aller se cacher, il manque la marche du seuil et tombe à plat ventre. Passait un chien qui se précipite sur lui, très important, comme pour le rappeler à l’ordre, d’une grosse voix. Un chat, sauté je ne sais d’où, traverse l’espace à la façon d’un bolide, prend point d’appui sur mon épaule pour rebondir, et s’engouffrer dans une bouche de cave…Mais les mots sont trop long pour cette série de catastrophes, qui dure à peine le temps de deux éclairs…Et cela continue, on nous bombarde avec une belle régularité, comme au métronome, déjà le mur de la maison est criblé de cicatrices.

C’est très mal, j’en conviens, de prendre ces choses avec gaité et on pense bien que chez moi l’impression n’est que superficielle, physique, pourrais-je dire ; au fond de mon âme n’en persiste pas moins l’indignation, l’angoisse et la pitié. Mais cette entrée à grand orchestre que les Allemands nous font dans l’hôtel « de tout repos » en présence d’une si comique ironie, comment rester grave ? D’assez petits obus, à ce qu’il semble, certes, pas des marmites ; ils passent avec leur long sifflement et éclatent en un coup de formidable tamtam : zing boum ! zing boum !

-« Dans la cave, Messieurs ! »- nous crie l’hôtelier, qui s’est relevé sans avoir de mal. Evidemment, il n’y a que ça à faire, je l’aurais trouvé tout seul. Et je me retourne pour leur dire de rentrer eux aussi, mes trois soldats, restés dehors à regarder un trou de mitraille dans notre auto…Mais c’est que je crois vraiment qu’ils rient, les sans cœur !…Alors non, je ne peux plus et j’éclate de rire comme eux.

Oui, c’est très mal, car il y aura du sang, des morts tout à l’heure…Mais comment résister, devant ce bonhomme tombé à plat ventre- et l’importance de ce chien qui s’est figuré mettre le holà dans la situation- et ce chat surtout, ce chat avalé par un soupirail, après nous avoir montré, pour suprême exhibition de fuite, son petit arrière train la queue en l’air !…

Pierre Loti (article paru le 18 septembre 1915 dans le n° 3785 de L’ILLUSTRATION)



[1] Sources Wikipédia.

 


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