Le Rue du Cul de plomb

Posté le 16/05/2019 dans Le feuilleton.

Zélie s’éveille, regarde l’heure : 9 heures ! L’esprit embrumé, elle panique : « Elle va être en retard au lycée, elle n’a pas entendu le réveil ! » Et puis tout à fait réveillée mais le cœur battant elle se souvient qu’elle est en vacances depuis la veille. De toute la classe, elle est la seule à rester à Vienne. Tous les autres élèves étrangers sont repartis vers leurs pays d’origine. Sa copine Dany et toute sa fratrie ont déjà du rejoindre Lyon. Elle est restée là, son père étant de service pour les fêtes de fin d ‘année. Quand il l’avait annoncé à  Gilberte, celle-ci s’était recroquevillée encore un peu plus ; elle espérait tellement qu’ils rentreraient en France et là rien.

Zélie décide de se lever, va tirer les doubles rideaux. Le ciel gris si bas crache de gros flocons  de neige, placides, qui prennent leur temps pour venir s’écraser mollement sur les couches glacées qui recouvrent depuis des semaines toits, chaussées, trottoirs. C’est le silence, y compris dans l’appartement, ce qui étonne la fillette. On n’entend pas chantonner Maria qui d’habitude s’active dans la cuisine. Elle s’inquiète. Pourquoi tant de silence ? Et si elle était seule ? Et si Gilberte était partie avec le Gamin ? Elle décide  d’en avoir le cœur net et d’aller voir ; marche pieds nus sans bruit dans le couloir, entrouvre doucement la porte de la chambre des parents. Ils sont là tous les deux, sa mère et son Gamin tout contre elle, comme tous les matins. Le petit garçon guette le départ du Père pour aussitôt retrouver la douceur du giron maternel. Ils sont là, rassurants pour Zélie qui décide d’aller préparer le petit déjeuner.

Mais pourquoi Maria n’est pas là ? Gilberte lui apprendra que le Père lui a donné congé  pour aller passer la fête de Noël dans son pays, en Tchécoslovaquie, auprès de ses enfants. C’est ainsi que Zélie découvre que celle qui les materne quotidiennement a des petits, ailleurs, qu’elle a laissé chez ses parents, pour pouvoir gagner de quoi les faire vivre !

Cela fait deux jours que Maria est partie, deux jours d’ennui dans cet appartement silencieux, abandonné par les soins du ménage ; les désordres s’accumulent dans toutes les pièces, particulièrement dans la cuisine où la vaisselle sale s’entasse et déborde de l’évier. Gilberte émerge de sa chambre pour préparer vite fait les repas, mais manifestement ce deuxième soir d’absence de Maria, elle a oublié de penser au diner ! Zélie est dans sa chambre quand le père revient du travail. Elle l’entend demander : « Qu’est ce qu’on mange ce soir ? » Ne perçoit pas la réponse de sa mère, par contre entend la fureur paternelle et ses hurlements : « Qu’il en a marre, que cet appartement devient une véritable pétaudière, que Gilberte pourrait s’habiller au lieu de passer ses journées au lit ou en robe de chambre, s’occuper des enfants… » Dans sa chambre, Zélie ne bouge pas, tétanisée, jusqu’au moment où elle entend claquer la porte de l’appartement et comprend que le père est parti. Elle sort en larmes, retrouve Gilberte et le Gamin tous les deux en pleurs aussi ! Ce qu’ils ne savent pas alors, c’est que cette Scène n’est que la première d’une longue série « théâtrale » qui durera plusieurs années !

C‘est ce soir là qu’elle a décidé que pendant les vacances de Maria, elle essaierait de la remplacer au ménage, à la vaisselle, à la cuisine. Elle a pensé à sa Mamie Anna, toujours si efficace, organisée, calme, et qui lui avait tant appris alors qu’elle était si jeune : à faire son lit, à ranger ses vêtements, les jouets, à bien se tenir à table…et aujourd’hui elle était bien assez grande avec ses onze ans pour pouvoir  se débrouiller. Ce soir là, Gilberte après avoir déclaré qu’elle était fatiguée, qu’elle n’avait pas faim est partie se recoucher. Zélie et le Gamin ont diné avec un bol de lait et des tartines. Ce soir là, Zélie a remis son réveil à 7 heures, car elle sait que la journée de demain sera laborieuse !

Le lendemain, le soir  venu, elle attend le Père avec un peu d’appréhension et se demande d’ailleurs s’il reviendra.  Elle a tout remis en ordre, a décidé Gilberte à préparer le repas lui assurant qu’elle l’aiderait ; la table est mise et tous les trois sont sur le qui vive ! Vers 20 heures, elles entendent le grincement de la porte de l’ascenseur, celle de l’appartement s’ouvrir, il est là !

Il est là, sifflotant, déposant sa casquette et sa vareuse d’aviateur sur le porte-manteau du couloir. Il entre et comme tous les jours envoie une bise à la volée sur chacune des joues des enfants, s’assoie à table visiblement satisfait et demande, comme chaque soir « Qu’est-ce qu’on mange ? » Gilberte ne répond pas, mais va dans la cuisine chercher la soupière, sert la soupe à chacun et le silence s’invite. On n’entend que le cliquetis des cuillères dans les assiettes et le léger bruit de succion que le Père fait à chaque cuillérée de soupe avalée.

C’est à ce moment là que l’on a frappé à la porte. « Zélie, va voir qui c’est ? » lui a enjoint le Père .La porte ouverte, elle reconnait de suite le marchand de jouets qui tient boutique au rez de chaussée de l’immeuble… celui qui lui claque la porte de l’ascenseur au nez quand par hasard ils l’attendent ensemble et qui, une fois même, les avait enfermés, le Gamin et elle, dans la petite cour intérieure où ils jouaient, en les traitant de : « Sales cochons d’enfants de Français ! »  C’était la vieille Dame du premier étage qui les avait délivrés en entendant Zélie crier « Au secours » De tous ces incidents, Zélie n’en avait jamais parlé ni aux parents, ni à Maria. Cela fait déjà longtemps qu’elle a compris que cela aussi faisait partie de la guerre quand bien même maintenant c’est la paix… en France… ici c’est l’occupation et les restrictions!

Mais là, Monsieur Schmidt est tout sourire, un peu embarrassé peut être, il tient d’une main une luge en bois pour enfant. « Qui c’est ? » Crie le père– « Monsieur Schmidt, le marchand de jouets, il veut te parler. » Revenue à sa place à table elle n’entend que des bribes de conversation en Allemand, jusqu’à moment où le père revient tenant la luge à la main « Tiens Zélie c’est pour toi. Le cadeau de Herr Schmidt…en échange il m’a demandé si je pouvais lui fournir de la farine, du beurre, des œufs, de quoi faire les « Butterbredle » (petits gâteaux de Noël)  pour ses gamins, parce qu’avec les restrictions.!..Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de problème. Demain j’irai à la coopérative, j’en profiterai pour faire les courses de la maison. »- Le lendemain, Zélie a été missionnée pour porter la commande chez Herr Schmidt, elle en a profité pour le remercier pour la luge en ajoutant que cela lui avait fait très plaisir. A sa grande surprise, Fraue Schmidt est venue et l’a embrassée… elle avait les larmes aux yeux !

Depuis, chaque après-midi, quand le temps le permet, Zélie part avec sa luge jusqu’au square le plus proche du 14 Hütteldorferstrasse. Celui-ci présente l’avantage d’avoir un terrain accidenté, ce qui permet aux enfants de venir soit miniskis aux pieds, soit avec leur luge et de descendre et remonter sans cesse les allées qui ont plusieurs centimètres d’épaisseur de glace et sont ainsi transformées en pistes. Le froid étant si vif (cet hiver là, la température varie entre -25° et -30°) que  personne ne reste beaucoup plus longtemps qu’une heure et demie à deux heures, et d’ ailleurs le jour commence à décliner vers 16 heures. Zélie, tout comme les autres, enfants et grandes personnes, rentre alors retrouver Gilberte et l’aider à préparer le repas du soir … Ainsi s’écoulent les vacances pour Zélie, entre ménage, cuisine, intermède luge, lecture le soir au lit et les jours passent , cependant deux jours avant Noël il y a eu cet après-midi là !

Zélie vient de descendre la pente à plat ventre sur sa luge, elle se dit qu’il va falloir qu’elle rentre, le ciel s’assombrit de plus en plus, d’ailleurs il n’y a pratiquement plus personne dans le parc. En fin de course, sur le plat, elle s’aperçoit que la corde qui sert à traîner la luge est emmêlée et de plus gelée. Elle souffle dessus pour la réchauffer, essaie de la démêler mais avec ses moufles fourrées cela est impossible. Elle en enlève une, la jette par terre, se rend compte rapidement qu’il faut qu’elle la remette sinon ses doigts vont geler. Il fait de plus en plus sombre, elle voit de moins en moins bien, difficile de retrouver cette moufle qu’il lui semblait avoir laissée tout près. Préoccupée par cette recherche elle ne fait pas attention  au brouhaha qui s’amplifie, devient  cris et rires ceux d’une bande de quatre à cinq adolescents qui arrive en courant. Voyant Zélie, ils s’arrêtent, rigolent, et l’un d’entre eux s’empare de la luge en, déclarant que maintenant elle est à lui ! Zélie sidérée,  se met à crier, en Français « Voleur, mais c’est ma luge » ce qui a pour effet de les faire ricaner  « Ach so, Française ! » L’un d’eux la bouscule, elle tombe sur les genoux,  terrifiée et impuissante une peur panique l’envahit, elle veut hurler mais il y a l’ instant où elle sent autour du cou deux mains puissantes  qui serrent, serrent… Zélie étouffe… rapidement  elle entre dans une nuit noire peuplée d’étoiles…

Sauvée, elle a été sauvée par une patrouille américaine qui, comme chaque fin d’après midi, passait avant la fermeture du square. Les soldats  l’ont retrouvée inanimée et conduite en urgence à l’hôpital militaire. C’est là, où le Père, tard dans la soirée, la retrouve choquée, douloureuse avec un carcan autour du cou pour immobiliser ses vertèbres mises à mal. Elle restera là  deux jours en observation, « coucougnée » par l’ensemble du personnel médical; elle rentrera en ambulance militaire américaine dans l’après-midi de Noël ce qui créera l’émoi dans le quartier. Tout le monde sait maintenant que « la petite française » a été attaquée et tous les locataires de l’immeuble font leurs commentaires. Zélie ne pense qu’à une chose dormir, elle se sent si fatiguée …Gilberte pleure et prie la Sainte Vierge qui est son recours absolu- Elle a décidé le père à l’accompagner à la messe de minuit dans la Cathédrale Saint Etienne où elle a été mettre un cierge à sa dévotion en la priant de les protéger et de faire en sorte qu’ils retournent tous les quatre en France !

Le lendemain de Noël, on a frappé à la porte, c’est Gilberte qui a été ouvrir, le père  absent étant d’astreinte. Elle s’est trouvée nez à nez avec Fraue Schmidt qui en larmes lui donnait un petit paquet de « Butterbredle » les célèbres petits gâteaux de Noël que l’on s’offre en guise d’amour et d’amitié. Il n’en fallait pas davantage pour que Gilberte éclate en sanglots et c’est ainsi qu’une connivence inattendue s’est installée entre ces deux femmes, qui a fait que petit à petit et de plus en plus souvent elles se retrouvent à la maison, autour d’un café discutant  dans un sabir franco-allemand, mais finalement se comprenant ; ce qui fut aussi une excellente thérapie pour sortir Gilberte de sa torpeur, de son lit, de sa robe de chambre, bref, elle semble reprendre goût à la vie.

Il reste encore une semaine de vacances avant de retourner au lycée. Zélie est consignée au repos, mais espère bien pouvoir faire la rentrée, et surtout auparavant pouvoir aller à la « fête des armées » qui est organisée ce jour de l’an et prévue pour les familles de militaires restées sur place. Pour l’occasion Gilberte a été chez le coiffeur, et le jour venu elle est si belle et élégante que Zélie n’en doute pas, elle sera la plus remarquée de toutes les dames. Le Gamin a été mis sur son 31 et prié d’être sage lui assurant qu’il y aurait un arbre de Noêl avec distribution de friandises et jouets, toutes choses qu’il n’a jamais connu  étant né pendant la guerre,  c’est donc la première fois  qu’il va assister à un tel évènement ! Quant à Zélie, elle est malheureusement obligée de conserver ce carcan qui lui enserre le cou et que Gilberte a essayé de cacher avec une lavallière. Qu’importe, elle espère surtout ne pas être trop fatiguée et pouvoir s’amuser.

Ce fut une belle fête, avec un immense sapin, un somptueux goûter comme Zélie n’en avait  jamais vu, puis une distribution de jouets. Le Gamin a reçu un petit train en bois, et elle une jolie petite armoire de poupée copie des armoires autrichiennes , le tout confectionnés par les soldats artisans. Il y eut de la musique et les grandes personnes se sont mises à danser. Zélie a remarqué que Gilberte était souvent sollicitée, il est vrai aussi, qu’elle danse merveilleusement, particulièrement la valse. (D’ailleurs, elle lui avait raconté, que lorsqu’elle était jeune fille elle gagnait tous les concours de danses organisés dans les villages !) Elle paraissait enfin heureuse, cela faisait si longtemps que la fillette n’avait pas vu sa mère rire, ni même sourire !

A Suivre.


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