Lorsqu’apparaît en bord de route un panneau de signalisation signalant « un point de vue », je suis immanquablement projeté par cette simple locution dans le salon de coiffure de mon enfance, où, en attendant que la tondeuse en métal chromé ne civilise mes cheveux rebelles, je choisissais de préférence au Chasseur Français « Point de Vue et Images du Monde ». Chacun connaît ce magazine qui est à la « culture du pauvre », ce que « Esprit » est à celle de l’intelligentsia bien pensante. Le titre même du magazine est éclairant sur ce que signifie, au-delà des apparences ce terme pervers de point de vue. Point de Vue et Images du Monde est comme tous les points de vue, un regard partiel et partial sur un monde réduit à des images qui n’ont rien d’objectif. Point de Vue et Images du Monde n’est pas une fenêtre grande ouverte sur le monde, c’est un trou de serrure par lequel on nous permet de regarder certains épisodes de la vie d’une aristocratie ou d’une ploutocratie porteuse des valeurs d’un monde en voie de disparition.
La part du rêve y est d’autant plus vaste que le public auquel s’adresse la revue est plus populaire : l’abîme qui sépare la ménagère et son panier, de la princesse et son Riva, est l’espace qu’il convient de remplir de sourire et de bouquets de fleurs d’oranger, de gibus et de queues de pie, de filles d’honneur, de « debs » et de noms sortis des pages du Gotha. Rien dans ces images du monde n’appartient à l’environnement immédiat du voyeur (on n’ose écrire lecteur). Aucune trace de chariot Carrefour, pas de Tee-shirt La Redoute, aucune photo de R5 menacée de contrôle technique ou d’aspirateur Tornado au fil auto-enroulable. Le Point de vue sélectionne cette infime portion de l’espace social ou du paysage dont on estime qu’elle doit satisfaire la part de chacun d’entre nous qui s’attache avec nostalgie à la contemplation des valeurs surannées.
Le point de vue récemment aménagé sur la belle terrasse de Bouliac est de ceux là ! Il nous invite à regarder l’horizon infini de la forêt landaise, le cours de la Garonne, la grande ville qui épouse le croissant du « port de la lune ». La table d’orientation indique les directions des vignobles prestigieux du Sauternais et des plages dorées de l’Atlantique. Nulle part nous ne trouvons la suggestion à plonger nos regards vers le premier plan : ni vers les bâtiments de Jean Nouvel, ni vers « le plat de nouilles » que dessinent les enchevêtrements routiers, ni vers la zone commerciale et industrielle qui, inexorablement s’étend vers Latresne.
Ce « point de vue » est un leurre qui tend à nous faire prendre les vessies pour des lanternes, mais comme pour le magazine du salon de coiffure de mon enfance, s’y prête qui veut.
Le « point de vue » peut aussi éveiller la suspicion envers ceux qui orientent le regard. On peut comparer le sort des « debs » et celui de la caissière, celui des palus de Bouliac et des vignobles d’Yquem. C’est de ce regard que peut naître, non pas l’envie qui ronge l’intelligence, ni le désir niais d’un retour aux calèches et au percheron, aux routes blanches et aux échoppes, mais l’ambition d’une politique d’aménagement moins sauvage et plus respectueuse de l’environnement quotidien.
A côté du point de vue –œillère de la signalisation routière, il existe un autre type de point de vue, qui rejoint un autre sens dérivé de la locution : le point de vue comme appréciation personnelle, vision individuelle : « Ceci est mon point de vue », dit-on, pour montrer que l’on fait sienne une opinion. C’est ce discours que semblent tenir les constructions érigées en bordure des coteaux, au sommet des collines, partout où l’espace est dégagé sur le plus grand angle possible ; cette appropriation du regard sur le monde a toujours quelque chose d’un peu agressif et renvoie à ce que l’on a pu désigner, dans l’arrière pays vénitien à propos des grandes villas patriciennes, comme une « architecture de domination ». Le château de Benauges, juché sur son tertre, affirme sa domination sur l’Entre-deux-Mers, celui de Langoiran sur la vallée de la Garonne.
Cette appropriation symbolique de l’espace est l’un des moteurs du saccage des paysages ruraux : c’est le point de vue qui tue le paysage après l’avoir façonné, car si Benauges, Langoiran, Puygeraud à Baurech ou les ruines du Cros à Loupiac ou de Roquefort à Lugasson ont contribué à structurer l’espace visuel de l’Entre-deux-Mers en donnant des points de repères et d’orientation, on ne peut malheureusement pas attribuer la même vertu aux multiples maisons –pavillons-villas-chalets qui ont en quelques décennies ravagé la plupart des points de vues de France et de Navarre, pour ne parler que de notre pays.
Les promoteurs qui assiègent les élus pour obtenir des révisions du P-O-S susceptibles de faciliter l’installation de nouveaux rurbains alléchés par les promesses de points de vue, ont la vue courte : tout lotissement jouissant d’un point de vue constitue une verrue que rien ne pourra masquer pour des générations. Les responsables de l’aménagement qui se laissent convaincre par des arguments financiers n’ignorent pas ce phénomène de dégradation, mais la tyrannie du point de vue finit souvent par avoir raison de leur résistance : que l’on juge l’effet du lotissement de Pomarède à Langoiran depuis Haux, Le Tourne, ou Tabanac. Et que l’on n’aille pas taxer cette opinion d’élitisme et de manifestation du souci de conserver les bénéfices du point de vue à quelques rares privilégiés au nom d’une critique de la modernité : on peut aussi apprécier des lotissements H.L.M., lorsqu’ils sont discrets et intégrés de la meilleure manière possible à un environnement pourtant particulièrement fragile, comme à Rions. Qu’en eut-il été si ce lotissement avait été placé de manière à jouir d’un point de vue, sur les coteaux voisins ?
A quand le goût de l’espace clos, du vallon ombreux, de la maison tapie dans un recoin de campagne, des haies qui isolent et découpent des carrés de ciel, des villages abrités des grandes tempêtes par un cirque de collines. A quand le publicitaire qui saura vanter le charme du jardin de curé entouré de hauts murs, de l’horizon limité de clématites, glycines et de lauriers-thyms.
Il serait temps de bannir les points de vue des arguments de vente de terrains à bâtir…c’est du moins mon point de vue.
Philippe Araguas.
Nota : Cet article est paru dans le numéro 15 des Cahiers de l’Entre-deux-Mers en juillet 1996, soit il y a dix huit ans ! Depuis les choses n’ont pas changé bien au contraire…A Bouliac, La zone commerciale s’est encore agrandie avec son cortège de panneaux publicitaires; la plaine de Bouliac , qui est en fait une des zones humides de la Garonne donc potentiellement inondable, est devenue un véritable dépotoir où se côtoient « Casse de voitures » guimbardes d’occasion etc… toutes choses qui ne laissent en rien présager de la beauté des paysages de l’Entre-deux-Mers, alors même qu’elle en est une des portes d’entrée.
Quant à l’aménagement du territoire tous les villages ont été impactés par des lotissements, tel celui de Carreyre au Tourne situé sur ce qui était l’un des plus beaux coteaux de l’Entre-deux- Mers avec en points de vue l’église de Tabanac dont le clocher est visible à 180° de plusieurs kilomètres alentours et le Château de Pic avec son vignoble, et qui répond en miroir au lotissement Pomarède de Langoiran.
L’ambivalence de la signification du mot « point de vue » permet de rappeler qu’au moment du projet de ce lotissement, quelques voix s’étaient élevées pour faire entendre leurs points de vue qui furent d’emblée jugés contestataires et pour tout dire le fait « d’emmerdeurs » patentés ! Ces derniers rappelaient qu’outre l’atteinte à un paysage emblématique de l’Entre-deux-Mers, il s’agissait là d’un des plus importants talwegs du territoire ; que le défrichement intensif du coteau allait faciliter l’érosion et le lessivage d’un terrain argilo-calcaire pouvant provoquer des éboulements et coulées de boue, si fréquents dans la région ; permettrait un déferlement d’eau susceptible d’inonder les habitations situées au plus bas. Bien que les instances politico-administratives aient été alertées, naturellement l’aménageur aménagea !
Et…ce 15 juillet dernier arriva ce qui ne constitue encore qu’un avertissement. Donc le 15 juillet 2014, les trois communes du Tourne, de Langoiran et de Paillet ont été sujettes à un orage, d’une violence inouïe avec des trombes d’eau, qui provoquèrent le sinistre de 230 maisons du village de Paillet, dû à l’éboulement de plusieurs tonnes de boue provenant du coteau, alors qu’à Langoiran, au Tourne, les habitations étaient inondées par un déferlement d’eau, dévalant entre autre, du coteau de Carreyre. Les élus débordés par l’ampleur des sinistres, les média rendant compte de l’évènement le qualifièrent d’exceptionnel ! Hélas, compte tenu des changements climatiques, il est à peu près certain que malheureusement de tels évènements « exceptionnels » se renouvelleront, d’autant plus aggravés par l’impéritie de ceux qui se targuent d’aménagement du territoire.
Colette Lièvre.
BIEN VU , DE LA PART D’UN PROCHAIN VOISIN .
A BIENTOT
Bonjour Madame, je communique par courriel votre publication à plus de 100 personnes et je vous en remercie chaleureusement , parfois j’ai des commentaires oraux sur les thèmes que vous abordez.
La tragédie du Paillet etdu Tourne, a certainement été analysée quant aux causes et aux mesures de précaution.
Pourriez(vous me dire à qui faut-il s’adresser pour avoir cette information. Merci de votre réponse.