Dans le cadre de la Commémoration du Centenaire de la guerre 14-18, vos petits Cahiers continuent à vous présenter des situations « insoupçonnées » générées au cours de cette guerre de 14-18, en reprenant des articles parus dans la revue Illustration –le Paris Match de l’époque- Dans ce numéro 118 de votre revue un article de Myriam Harry paru dans le numéro 3786, de l’Illustration du 25 septembre 1915 bien entendu dans le style de l’époque !
Nous ne sommes pas allés en Orient, cette année ; mais l’Orient est venu vers nous. Il est venu dans ce qu’il a de plus touchant et de plus magnifique ; ses blessés qui ont combattu pour nous.
C’est à Royan que nous les retrouvons : tirailleurs bleus d’Algérie et de Tunisie ; spahis rouges, au turban blond comme le sable de la plage ; goumiers au burnous blanc ; Marocains, sveltes Marocains aux touffes de cheveux hébreux, à la barbe assyrienne, et dont l’uniforme couleur poil de chameau se confond avec leur visage couleur pain d’épices.
Ils sont bien, ici, entre cette mer si douce qui leur rappelle la Méditerranée et la forêt de pins d’où s’évapore comme d’innombrables cassolettes la chaude et résineuse senteur. Ils pourraient presque se croire chez eux devant les figuiers des jardins et près de ce « oued cacahouètes » bordé de roseaux fous dans lesquels ils se taillent des flûtes bédouines. Ils le peuvent croire tout à fait-du moins pour quelques heures de la journée- dans l’ancien collège, niché à l’entrée du parc, et aménagé pour leur convalescence par le bon docteur B…, musulman comme eux.
Car leur pays est loin, le voyage est difficile, et il semblait qu’on ne pourrait guère les envoyer, comme leurs frères d’armes, achever leur guérison chez eux avant de retourner au front.
Pourtant ils imploraient : « Ah ! disait un Kabyle, si seulement la plante de mes pieds pouvait toucher le sol natal d’une aube à l’autre, je bondirais comme une gazelle de tranchée en tranchée allemande… »
Et, en effet , lorsque quelques congés furent accordés, d’abord à titre exceptionnel, l’effet fut prodigieux.
Pour chaque blessé qui se montrait dans la tribu, il y eu dix engagements volontaires. On s’était figuré, tant de choses pires ! On était si sûr qu’aucun des volontaires ne reviendrait vivant jamais ! Et les voilà gras, heureux, fiers, portant des galons et des médailles sur leur veste, dans leur bouche des récits d’héroïsme et dans leur cœur l’amour ému de la France ! Et, quand les listes de souscription s’ouvraient dans les caïdats, les familles arabes y portaient leur cruche remplie de « douros », et celles qui n’avaient pas de douros offraient un mouton ou une paire de colombes.
Alors on a multiplié les congés de convalescence ; mais il faut beaucoup de temps pour qu’arrivent ces billets d’hébergement si compliqués pour les gens de la tente, et tant de lettres se perdent aussi à cause de leur adresse estropiée.(J’assistais l’autre jour à l’expédition d’une dépêche. Elle était adressée à Lucy, dans la tribu des Doukhalas, et réclamait de l’argent : « Hé, hé ! pensais-je, quelque aventure romanesque qui manque de délicatesse » Mais vite, je compris, que cette Lucy était tout prosaïquement l’huissier, prononcé à l’arabe.”
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Donc, je disais qu’en attendant ces longues formalités les musulmans restent dans les dépôts de convalescence, et je vous assure que le docteur B… fait tout ce qu’il peut pour qu’ils retrouvent un peu de leur patrie en pays étranger.
Aussi l’ancien collège a-t-il pris tout de suite un petit air de caravansérail. Voici d’abord le maghzen bondé de choses de là-bas : de couscous, de pois chiches, de figues, de dattes, de tabac d’Orient, de chapelets, de piments et même de primitifs instruments de musique, bendir, gasba, galat. Et, voici installé dans un coin du préau, le café maure avec ses banquettes, ses nattes, son fourneau, ses groupes pittoresques assis ou
accroupis autour de jeux de dominos ou de cartes, cependant qu’à l’écart un jeune tirailleur -ancien berger sans doute- module sur sa flûte une de ces ritournelles aigres, hachées et si indiciblement nostalgiques. Dans la cour, parsemées de- ci de- là, des formes dorment roulées dans la djelaba natale qui leur donne des tournures de manchots.
Notre arrivée n’a rien troublé. Ici, le toubib, malgré son galon d’officier est un ami. Le cafetier délaisse les tomates qu’il coupait pour une chouk-chouka, et nous apporte le breuvage traditionnel que désormais, hélas! l’Orient lui-même n’appelera plus que li ji. C’est un spahi de Gabès ( par Allah! nous le reconnaissons!), un spahi de l’oasis de Chemini- ah! le calembour des jeunes lieutenants!…où sont-ils maintenant les impatients guerriers?…ont-ils atteint leur rêve?– qui a fréquent l’hôtel des Lotophages et connu l’illustre Bonaventure?
Comme cette Afrique si lointaine déjà dans notre mémoire s’est subitement rapprochée de nous!…Et voilà d’autres Tunisiens qui reviennent de la promenade, – nous les distinguons à leurs tatouages,- voilà, avec une étoile sur le front et une autre sur la joue droite, les Kroumirs de Soukelarba et Aïn Draham, la Fontaine d’Argent; avec une croix entre les deux yeux, ceux des régions sahariennes, de Tozeur la désertique, de Nefta la suspendue; et voici un troglodyte des Matmatas qui nous affirme que “li franchi c’est kif-kif son pays”.
Du fourneau à côté de nous se dégage aussi une étrange et pourtant familière odeur, et nous voyons un grand diable noir à l’angélique sourire remuer dans une casserole une pâte épaisse et verte, pendant que les soldats viennent s’accroupir autour de lui et humer l’arôme, narines écarquillées et face béate. “Qu’est-ce donc?” -” C’est du henné -dit le toubib en riant- Que voulez-vous ? Je respecte leurs superstitions. Avant de partir pour le front ils se font appliquer une main de fatma au henné dans le creux de leur paume droite. cela les préserve du mauvais oeil et des balles boches. Et tenez! regardez ce gaillard qui fait la pâte, il y croit le premier! C’est tout un personnage, un héros presque. D’ailleurs, vous voyez, il a la croix de guerre. Désarmé dans un combat à la baïonnette il se trouve devant un officier allemand; il lui saute dessus, lui arrache le nez avec les dents, lui barbouille les yeux de sang et le tue avec son propre révolver. Mais on le fait prisonnier et on l’oblige à travailler dans les tranchées ennemies. Une nuit, il se traîne près de la sentinelle, l’étrangle de ses mains et s’évade nu et le corps enduit de graisse en rampant comme un serpent. Il arrive à un camp anglais où on le prend pour un espion et le veut fusiller. Mais lui de crier: – “Moi , Francis-” Tu es trop noir pour être Français,” répond un Tommy; “que sais-tu de la France? – Moi, connaître Paris, moi connaître “vive la France” et “Marseillaise”. Alors on lui donne un kilt d’Ecossais et on le renvoie chez les tirailleurs où il continue à embrocher des “Bouches” jusqu’à ce qu’un obus lui fracasse la cuisse et lui raccourcisse la jambes de 9 centimètres. Voyez comme il boite! Mais cela lui est bien égal, et il demande à retourner au front.”
-“Seulement, dis-je, il ne voudrait pas y aller s’il n’avait une main de henné au creux de la paume….et ceux là, assis sur la natte et qui jouent aux cartes avec une si grave frénésie?”
– ” Ce sont des Marocains. Le type diffère. Ils ont le teint plus foncé; point de tatouages, mais de chaque côté de la tempe, cette touffe de cheveux qui leur donne un air sémite, ne trouvez-vous pas ?”
-“Oui, ou encore l’air d’un chevreau folâtre, ce qui contraste avec la douce sévérité de leur visage et leur collier de barbe noire…Mais cet imberbe aux grands yeux d’Andalouse ?”
-” C’est Rabbat…Rabbat, viens ici! C’est le fils du caïd de Marrakech, un engagé volontaire, naturellement, comme tous les Marocains! Il n’a que dix sept ans et il a déjà été blessé à deux reprises.”
-“On dirait une jeune fille avec ses boucles d’oreilles!”
-“Oui, et c’est précisément pour tricher avec le destin et le faire passer pour une fille que sa mère a dû les lui mettre, alors qu’il était petit. C’est l’usage pour les fils uniques!”
Nous l’examinons. Qu’il est fin et fier, cet adolescent guerrier avec ses anneaux d’or sous ses mèches de dieu panique! Et je songe à sa mère, enfermée dans le harem de Marrakech et qui pleure l’absence de son unique fils. Mon Dieu! est-ce que les boucles d’oreilles suffiront pour tromper les balles prussiennes? Hélas, les balles prussiennes n’épargnent pas les jeunes filles!…”Mais qu’est ce qui a poussé ce fils de caïd à venir combattre pour nous?”
-” C’est fréquent, me dit le docteur, parmi les familles de grande tente où la bravoure et la magnanimité sont des vertus héréditaires. Les meilleurs effectifs musulmans viennent du Maroc, et ce sont justement ces derniers venus, ceux dont on s’est le plus méfié, qui donnent à la France la plus belle preuve de loyalisme et d’attachement. Si vous saviez comme les races islamiques sont sensibles à la bonté et à la générosité du cœur! Et, par bonheur, ces vaincus d’hier n’ont pas eu encore à souffrir des tracasseries et des humiliations que certains arabophores importent dans les colonies africaines. Pas un de ceux là ne doutent de la victoire de la France, et ils préfèreraient mourir que de passer aux mains des Allemands dont ils devinent d’instinct, eux les chevaleresques, la profonde muflerie. Interrogez-les! Et vous verrez comme ils aiment la France. Mais ce qu’ils admirent encore plus que la France, ce sont les femmes françaises! Pas un qui n’ai été soigné par elles, qui n’ait connu leur charitable douceur, et la femme française sera pour beaucoup dans le pacte sacré qui reliera l’Orient à l’Occident!..”
Myriam Harry. Illustration d’après nature de J.Simont.
Extrait de l’Illustration n° 3786 pages 325/326.