Vos petits Cahiers vous invite à suivre Michel Bénézech dans cette promenade insolite du célèbre Cimetière de la Chartreuse de Bordeaux, Promenade qui est aussi un itinéraire historique à la rencontre d’hommes et de femmes célèbres dont vous ignorez, peut-être, leur présence éternelle en ce lieu.
ALORS que je sortais très ému d’une exposition où j’étais tombé amoureux d’un bronze de femme d’une ineffable beauté signé Mathurin Moreau, la douceur de l’air de ce premier jour de l’été me porta tout naturellement à me dégourdir les jambes. Je décidais de rentrer à pied à mon domicile en traversant le cimetière de la Chartreuse. Je me dois de préciser tout de suite que mes pas me portent volontiers vers cette cité des morts que j’arpente en tous sens et en toutes saisons, y trouvant simultanément une leçon de sagesse sur la caducité des choses terrestres et un terrain d’exercice salutaire à ma santé. Tantôt je m’y promène avec un itinéraire bien défini, comme par exemple la tournée des pyramides, des anciens maires ou des architectes de la ville, tantôt j’y vaque au hasard, de ma fantaisie, guidé seulement par la vision d’un élément décoratif que je connais mal, d’une tombale richement fleurie, d’un visiteur endeuillé, d’un convoi dont j’observe les participants, d’une entreprise en activité. Souvent, en effet, je bavarde avec les gazonniers, les fossoyeurs et les restaurateurs de monuments, apprenant mille détails sur les zones humides où les cercueils prennent l’eau, les caves en pierre de Bourg au sol pavé de carreaux de Gironde bien plus saines que les cuves modernes, le ferraillage qui fait éclater les ornements, les racines des tilleuls défonçant les dernières demeures, l’évolution de l’art funéraire depuis l’anonymat du champ commun pour tous jusqu’à l’orgueilleux mausolée …
Au cours de mes flâneries dans ce vaste espace de repos, je n’oublie jamais d’aller saluer respectueusement les restes de quelques anciens patrons de notre Faculté de médecine, selon une terminologie maintenant désuète, tels les Biraben, Portmann, Le Coulant, tous bien placés près de la porte principale de la rue François de Sourdis, ou encore le doyen Tayeau, ancien président de l’Académie Nationale de Médecine, qui repose à proximité du dépositoire. Je dois avouer que je ressens pour ce dernier une tendresse toute particulière dont voici la raison : jeune carabin au sang vif comme tout gascon authentique, j’avais enfermé à clef dans une vaste réserve pour les microscopes un chef des travaux pratiques en anatomo-pathologie. Il est vrai que cette personne arrivait systématiquement en retard aux séances, sa morgue et son pédantisme déplaisant souverainement aux étudiants. Mon geste, blâmable certes, était cependant approuvé par l’ensemble des présents à qui j’avais préalablement demandé leur consentement. La préméditation aggravait le crime collectif dont j’étais toutefois l’unique exécutant.
Je dois encore signaler pour ma défense que cet enfermement dans un placard était sans danger et qu’il avait été très bref puisque, de ma propre autorité, j’avais rouvert la porte après quelques instants. La victime de cette fredaine estudiantine ayant porté plainte auprès du doyen Tayeau, le groupe entier de travaux pratiques fut convoqué devant le Conseil de disciple qu’il présidait. Bien que tous soient au courant, personne ne me dénonça et, grâce à l’indulgence et à la compréhension du doyen, nous nous en tirâmes avec une admonestation générale sans inscription au carnet universitaire.
Mais les sépultures des médecins que j’ai connus ne sont pas les seules devant lesquelles j’éprouve un petit pincement au cœur. Mes promenades à la Chartreuse me font souvent aller à la rencontre, à la découverte parfois, d’inscriptions originales, discrètes ou émouvantes, écrites en Français, Latin, Espagnol, Anglais : ”Là, dans un froid cercueil recouvert de poussière, un honnête homme dort. Passant une prière.” Mes épitaphes préférées sont cepen¬dant les plus simples: “Tout est là” ou encore : “Ici j’attends” , J’ai préféré l’état les mords a celui des vivants, « Réfléchis, toi qui lis ces lignes» «Il n’est plus». Celle du célèbre professeur Bergonié, décédé en 1925, est d’une sobriété remarquable puisqu’elle se limite à un mot : ”Laboremus” (travaillons). Je suis encore tout rêveur devant le tombeau Piquemal, qui n’a jamais recueilli aucun corps, la simple dalle de Charles Higounet, allée des Sapeurs- Pompiers, ou la sépulture de la famille Mauriac dont François, inhumé loin des siens à Vemars, écrivait dans La Robe prétexte : ”Nous avions fait dans l’après-midi un exténuant pèlerinage à la Chartreuse, qui est le cimetière de Bordeaux. La fade odeur me poursuivait des chrysanthèmes abandonnés sur les pierres tombales, comme de belles têtes échevelées et souillées de boue. “
Mais revenons sans plus tarder à notre promenade insolite de ce premier jour de l’été. Il était 17 h 10 quand je pénétrais dans la Chartreuse par la porte principale. La traversée étant longue, je pressais le pas sachant la fermeture proche, l’une des deux cloches de la porte Gaviniès n’allant pas tarder à sonner pour éloigner les visiteurs. Prenant au plus court, j’empruntais l’allée Saint Bruno puis tournais sur la gauche pour rejoindre l’allée de Carayon Latour via la grande Croix. La température était suave, je l’ai dit, mais le ciel se couvrait rapidement de nuages noirs et l’orage menaçait. Je marchais à grandes enjambées face au vent venant de l’Ouest quand, arrivé au niveau de la 45ème série, les premières gouttes me frappèrent. Je me réfugiais dans une modeste chapelle entrouverte pour échapper à l’averse, espérant reprendre bientôt mon parcours pour déboucher sur le boulevard Antoine Gautier. Me serrant vers le fond, j’entendis un petit cri suivi d’une interjection : Attention maladroit!” Regardant à mes pieds, je découvris un chat blotti contre l’autel. Devant ma stupéfaction, le petit animal ajouta : “Et oui, je parle, qu’y a-t-il de si extraordinaire à cela! Chacun sait depuis Ésope que les animaux peuvent dialoguer entre eux et avec les humains. N’avez-vous pas lu La Fontaine et même récemment à Bordeaux William Margolis qui s’entretient au Jardin public avec l’oie Couvertine et le chat-guru Roméo? Demandez donc à Raymond Devos si son chien ne discute pas avec lui ? Quel temps affreux tout d’un coup. Vous aussi vous craignez la pluie, n’est ce pas? Mon nom est Béatrice.”
Je me présentais à mon tour mais j’étais surtout curieux de mieux connaître ce chat remarquable. J’appris ainsi qu’il s’agissait d’une demoiselle appartenant à la race renommée des Chartreux et qui fit ses humanités dans une excellente famille de négociants bordelais où elle se familiarisa avec les langues anciennes, l’histoire et la philosophie. À la suite d’une crise mystique au cours de laquelle son âme singulière traversa une nuit obscure de la foi, Béatrice décida de mener une existence érémitique vouée à l’ascèse et à la chasteté. Abandonnant son luxueux hôtel particulier du cours Xavier Arnozan malgré les supplications de ses maîtres, elle s’installa au cimetière de la Chartreuse dans le but de se souvenir sans répit de sa triste condition de mortelle, à l’exemple des moines bouddhistes qui ont le devoir de méditer sur la décomposition des corps.
Cela faisait maintenant trois ans qu’elle vivait ainsi, couchant dans la fosse d’une sépulture abandonnée, se nourrissant frugalement de ce qui lui tombait sous la dent ou des dons de quelques vieilles dames charitables. Elle ne se livrait plus à d’austères études mais continuait cependant à assister aux réunions de l’Académie bordelaise des chats dont elle était membre depuis l’âge de cinq ans. “j’ignorais, lui dis-je, qu’il existait une Académie féline à Bordeaux. Est-il difficile d’y entrer ?” “Très, répondit Béatrice, car c’est une compagnie ancienne fondée par un illustre roi des chats dont on a perdu le nom et qui n’accepte que les savants les plus distingués.” Je me hasardais à lui demander si son élection avait été difficile. “Oh oui ! dit-elle, j’avais pour moi les chats de bibliothèque et de cimetière et contre les chats de gouttière. Ce qui m’a sauvée, c’est que ces derniers, vieux et perdus de rhumatismes à cause des intempéries, ont brillé par leur absence.” “Vous êtes bien peu indulgente pour certains de vos collègues“, remarquais-je perfidement. “C’est presque de tradition, rétorqua-t-elle, regardez Montesquieu qui se moqua de l’Académie française dans les Lettres persanes avant d’y être accueilli malgré son apparent mauvais esprit. JI est vrai que le commentaire du médiocre confrère chargé de le recevoir a été peu flatteur.”
Nous en étions là de notre discussion quand la tempête redoubla. Il faisait maintenant assez sombre et un vrai déluge tombait sur la Chartreuse. Malgré moi je frisson¬nais, maudissant mon imprévoyance et mon idée d’avoir choisi le chemin des écoliers pour rentrer à la maison. Fine psychologue, Béatrice remarqua mon inquiétude et fit observer négligemment que même pour un taphophile endurci il n’est pas facile de se sentir enfermé dans un cimetière en pleine pénombre alors que l’orage gronde. Jouant avec mes nerfs, elle me rappela malicieusement que ‘‘Nuit enfanta l’odieuse Mort, et la noire Kère, et Trépas” selon l’expression même de la Théogonie et que l’un des plus anciens monuments littéraires de l’humanité, l’Épopée de Gilgamesh, déplore la mort cruelle qui brise les hommes et sépare les amis : “Six jours et sept nuits je l’ai pleuré et refusé à la tombe, ;jusqu’à ce que les vers lui soient tombés du nez.” “Il faut vous distraire, ajouta la malicieuse bête, venez avec moi, je vais vous faire visiter un lieu de la Chartreuse que vous ne connaissez pas mais que les chats fréquentent après le coucher du soleil.”
Béatrice m’indiqua alors une trappe de marbre dissimulée dans le sol de la chapelle et par un étroit escalier de pierre nous descendîmes ensemble dans l’antre secret des ombres immatérielles. “Ici, me dit mon guide, seuls les yeux et les oreilles de l’âme sont utiles car tout ce que vous allez découvrir échappe aux sens communs des mortels.” Dans la crypte, au bas des marches, se dressaient les majestueux vestiges d’une porte fortifiée dont le pilier droit portait gravée l’inscription suivante :
“0 mon âme,
Sors! Dieu, entre! Sombre tout mon être
En Dieu qui est non-être, sombre en ce fleuve sans fond !
Si je te fuis
Tu viens à moi.
Si je me perds, Toi, je te trouve,
Ô bien suressentiel”
À l’opposé, sur le pilier gauche, lui répondait cette stance :
“Et toi, ô mon âme, là où tu te tiens,
Entourée, détachée, dans des océans infinis d’espace, Sans fin méditant, te hasardant, lançant, cherchant
[ les sphères à quoi te rattacher,
Jusqu’à ce que le pont dont tu auras besoin soit jeté, [jusqu’à ce que l’ancre ductile tienne bon,
Jusqu’à ce que le fil soyeux que tu lances s’accroche [ quelque part, ô mon âme. “
Un ange de haute taille et d’aspect féminin était assis au sommet de la voûte, dégageant de toute sa personne un rayonnement doré. Les ailes repliées, la tête baissée, les mains jointes sur un drapé lui couvrant les jambes, la créature surnaturelle me regarda pensivement. “Ceci est la Porte de la Mort avec son gardien, m’expliqua Béatrice. Grâce à son allié le temps, la mort, sourde et muette à la pitié, ne nous quitte pas des yeux car sans que nous le sachions l’heure présente est peut-être notre heure ultime. Rappelez-vous Thomas A Kempis : “Le matin, pensez que vous n’atteindrez pas le soir; le soir n’osez pas vous promettre de voir le matin.” Avançons maintenant. Au-delà de ce seuil, vous rencontrerez les mânes de personnes enterrées à la Chartreuse où celles, errantes, d’ancêtres appartenant à l’histoire de Bordeaux.” Encouragé par mon guide, je franchis hardiment l’impressionnante porte. Nous débouchâmes sur une route de terre battue dont le bord droit était resplendissant alors que le gauche semblait plongé dans un demi-jour blafard et angoissant. Autant qu’on pouvait le percevoir, cette allée paraissait s’enrouler sur elle-même vers la droite en deux cercles concentriques, comme un gigantesque colimaçon.
Serrant sur notre gauche et cheminant dans le sens des aiguilles d’une montre, nous passâmes devant d’innombrables formes fugitives. La terre de ce côté obscur du chemin semblait noire et stérile. Quelques édifices aux trois quarts écroulés en rompaient seulement la sinistre monotonie, ruines qui n’étaient plus que les pierres tombales de la mémoire de l’antique Burdigala. Portant dignement la toge, une ombre plus téméraire que les autres m’interpella en ces termes: “Que fais-tu ici au pays des morts, étranger si curieusement vêtu’! Prend garde à l’âme immortelle que t’a confiée le Miséricordieux. Que ton corps qui l’emprisonne ne la souille pas définitivement afin qu’à ton trépas, se repentant, elle puisse partager les magnificences de la gloire divine. Moi, Ausone, qui fus précepteur du prince impérial, préfet du prétoire et consul, je suis encore privé de la lumière des réalités supérieures car lorsque j’étais professeur d’éloquence j’ai préféré le style à l’invention, le brillant de l’esprit à la recherche de la pureté. Mais ma ténèbre est finie, je traverserai bientôt cette allée sépulcrale vers la clarté céleste. Porte-toi bien.” Un peu plus loin, deux autres spectres richement vêtus et étrangement liés ensemble sanglotaient passionnément. L’un répétait “Pourquoi l’ai-je frappé ‘!”, l’autre “Pourquoi l’ai-je excommunié ‘!” .l’interrogeais Béatrice sur ce pathétique duo : “II s’agit de l’orgueilleux Due d’Epernon et du non moins arrogant cardinal Henry de Sourdis, m’informa mon guide, le premier a colleté publiquement le second qui l’a immédiatement mis au ban de l’Eglise, tous deux ayant gravement manqué à la charité chrétienne. Bien que leurs cendres ne reposent pas à la Chartreuse, leurs âmes demeurent ici en résidence surveillée et elles y resteront longtemps à se lamenter hors de la présence de l’Unique.”
Des cris déchirants attirèrent mon attention alors que nous avancions péniblement. Béatrice et moi, en raison de l’état de la chaussée. Grinçant des dents et les ossements cliquetants, une évanescence obscure enfermée dans une cage en fer poussait par instants des hurlements de douleur. Pris de pitié, je l’observais attentivement puis, croyant la reconnaître, me tournais vers mon guide. “Oui, me dit -elle, c’est bien l’âme noire de Laari Cnacai. Ce méprisable reclus posthume ne peut se libérer en raison de ses torts à votre égard et à celui d’autres confrères. Comme haut fonct ionnaire tyrannique, il n’a pas hésité à vous déshonorer sur de fausses preuves alors qu’il connaissait votre innocence. Maintenant qu’il est dans la main d’Hadès, il paie pour ses grandes fautes. Abandonnons-le au sort qu’il a mérité, pardonnons et faisons confiance à la clémence de l’Inconnaissable.” Comme nous croisions un peu plus loin des ombres difformes, Béatrice m’expliqua que c’était celles de condamnés à mort guillotinés au Fort du Hâ et inhumés en pleine terre afin qu’aucune trace ne subsiste de ces malheureux criminels. Près de là, une âme blême rôdait en proie à une indicible frayeur. “Ne vous approchez surtout pas, m’ordonna mon guide, ce misérable fut un administrateur et un urbaniste actif avant d’être incarcéré et frappé d’indignité nationale. Il sera finalement amnistié et ses funérailles rassembleront nombre de parlementaires et d’élus locaux. Son successeur, qui en des temps difficiles avait fait de meilleurs choix politiques et moraux, dort d’un paisible sommeil dans le dernier sarcophage élevé à la Chartreuse. “
Continuant à cheminer sur la gauche, nous traversâmes un petit ruisseau avant d’arriver dans une zone moins déshéritée et même légèrement boisée. Béatrice me dit alors : “Nous voilà arrivés dans le second cercle de cette demeure post mortem de l’esprit. Dites-moi! N’êtes-vous pas étonné d’entendre les âmes parler ?” “Pas du tout, lui rétorquais-je, je sais depuis longtemps que les morts conversent comme les vivants, les preuves en sont innombrables. Prenez les saints céphalophores qui portaient leur tête dans leurs mains après avoir été décapités, priant à haute voix en marchant. Relisez Homère qui dialogue aux Enfers avec Elpénor, son jeune compagnon, et, sans chercher aussi loin, vous en trouverez encore des preuves chez Poe dans Petite Discussion avec une Momie, Dostoïevski dans Bobok, Fesquet dans Expecto ou Les Réflexions d’un Enseveli, et même récemment en Angleterre chez Will Self dans”Ainsi vivent les Morts”, aux États-Unis chez Philip Roth dans La Tache et en France chez Jean Echenoz dans Au Piano. Henri Michaux soutenait pour sa part qu’il y a des trépassés malades, fous et que psychiatre pour morts est une profession qui demande beaucoup de délicatesse. Encore, ajoutai-je avec un brin de suffisance, je passe sous silence les fantômes, revenants, ectoplasmes, vampires, zombies, loups-garous et autres morts-vivants peu ou prou bavards qui hantent l’histoire des civilisations.”
Le ciel semblait dans ce cercle moins menaçant et les âmes que nous y rencontrions moins abattues. La forme nébuleuse d’un jeune homme de belle apparence se profila soudain devant nous. Enveloppé de son linceul, il m’adressa la parole ainsi: “Je me nomme Julius Quintus et je suis le fils aîné d’une noble famille praticienne originaire de Trieste. Alors qu’âgé de vingt-et-un ans je voyageais à Burdigala, l’emporion des Bituriges Vivisques, je perdis imprudemment le chaton de ma bague représentant Apollon tenant un roseau. Je décidai immédiatement de me rendre au temple dédié à la déesse Tutèle, pour honorer les dieux et solliciter leur indulgence, quand je rencontrai en chemin une connaissance qui m’invita manger des huîtres dont nous, les Romains, sommes friands. Mal m’en a pris car quelques jours après une fièvre maligne s’empara de moi et me conduisit sûrement au trépas. Je compris alors que jeunesse et vieillesse, santé et maladie ne sont que différences de degré, la vie et la mort étant la seule différence de nature, l’unique antinomie. Ecrasée de chagrin, ma mère fit apposer dans la cité une stèle à ma mémoire car pour des raisons d’hygiène je fus enseveli loin des remparts du castrum. J’attends la fin de ma pénitence avant de goûter pleinement l’ineffable rayonnement de ]a Transcendance.”
Plus avant, nous fumes arrêtés par le spectre d’une volumineuse tête reposant au sommet d’une stèle et qui m’apostropha ainsi: “Toi, que je devine médecin, approche entendre mon juste courroux contre ceux de ta profession. Je suis le peintre Goya qui dessina les fous de l’hospice Saint-Jean. Étant décédé à quatre-vingt-deux ans à Bordeaux où j’habitais fossés de l’Intendance, un chapelet fut placé autour de mes poignets et selon mes dernières volontés mon corps fut enveloppé de la capa de Saint-François. Hélas pour moi, la nuit précédant mes funérailles à la Chartreuse, dans le caveau de mon regretté ami Goicoechea, un médicastre indélicat me décapita sur ma couche funèbre afin d’étudier les bosses de mon crâne. Ma tête fut ensuite jetée dans la fosse commune de ce cimetière pour être inhumée en terre chrétienne. Si le reste de mes ossements repose maintenant en Espagne, mon âme incorruptible n’est toujours pas en paix depuis ce sacrilège post mortem. Prie pour moi, que cesse enfin ma colère et que je connaisse bientôt auprès de l’Être suprême le repos éternel des bons catholiques.”
“A ce sujet, intervint Béatrice, je dois vous faire part de mon indignation devant cette mauvaise pratique bordelaise qui consiste à égarer les pièces anatomiques des patients célèbres. Non content d’avoir perdu la tête de Goya, on ne retrouve ni la main brûlée par les rayons de Bergonié ni la jambe au genou tuberculeux de Sarah Bernhardt. Une telle négligence est vraiment déplorable. Heureusement, nous avons gardé dans la troisième série le cœur du Général Moreau dans la chapelle de son épouse, la Maréchale, la dépouille embaumée et morcelée de ce militaire reposant en trois lieux différents : le cœur à Bordeaux, une jambe à Dresde, le reste à Saint-Pétersbourg. Je me demande bien où demeure actuellement son âme gyrovague, ajouta mon guide, en tout cas je ne l’ai pas entraperçue récemment. Cette histoire me rappelle, poursuivit Béatrice, l’ensevelissement en deux fois du Baron Pierlot dans la 20ème série, d’abord une de ses jambes, puis Pierlot lui-même cinq mois après.”
Nous venions à peine de quitter le puissant chef courroucé de Goya qu’une silhouette frêle s’approcha lente¬ment du bord de la route et m’appela par mon prénom. Je l’identifiais immédiatement à sa voix comme mon vieux camarade David, récemment décédé et inhumé dans la 57ème série. “Mon ami, articula-t-il péniblement, quel étonnement de te voir dans ce royaume de la mort où seules les bêtes innocentes sont admises! Je sais qu’à chacune de tes visites à la Chartreuse tu passes quelques instants devant ma sépulture en souvenir de notre longue fraternité, comme Montaigne soupirant après La Boétie. Moi qui avais si peur de mourir, me voilà gisant dans un cercueil glacé, dévoré par les vers, transformé en une charogne fétide pourrissant dans l’obscurité profonde du tombeau, sans espoir de retour sous la chaleur du soleil.Maintenant que j’ai exhalé mon âme et que je contemple en face l’éternité de ma propre mort, je tâtonne dans les ténèbres, attendant le salut de la grâce divine car, si je fus fidèle compagnon, je n’ai été ni bon mari ni bon père. Ne fais pas comme moi. Penses que tout un chacun va au-devant de sa finitude, que le passé se disperse aux quatre vents de l’oubli et que le mal se dissimule dans l’ombre de Dieu. Ne thésaurise pas, le linceul n’a pas de poche et l’or ne peut empêcher l’inévitable dissolution.” Très ému par cette rencontre et par le sort de mon pauvre ami, je ne sus que répondre avant de le voir s’éloigner et disparaître pour toujours.
Devant ma tristesse, Béatrice me conseilla de ne plus m’arrêter jusqu’à ce que nous arrivions au centre de la spirale. Là se trouvait une modeste place ornée d’une représentation allégorique de la mort. Ce monument, qui n’était pas sans rappeler celui du mausolée Catherineau, se composait d’un squelette debout, drapé et coiffé d’un suaire, armé d’une faux, dominant majestueusement un globe terrestre lui-même posé sur un éboulis. Un grand sablier était adossé à l’ensemble. Il s’agissait à n’en pas douter du triomphe de la mort et du temps dévorateur qui, comme un abîme sans fond, aspire les mondes, les empires et les êtres. Épuisé par tant d’émotions, je demandais à mon guide la permission de m’asseoir un moment au pied du terrible ouvrage. “Bien volontiers me répondit Béatrice, c’est d’ailleurs l’occasion de faire le point sur notre circuit. Nous venons de parcourir la moitié du trajet et il nous reste à faire demi-tour dans le sens inverse des aiguilles d’une montre mais cette fois en suivant le bord opposé de l’allée. Nous rejoindrons ainsi notre lieu de départ. Vous verrez, ajouta-t-elle, que les formes évanescentes que nous rencontrerons dorénavant jouissent de ce côté du chemin d’une bienheureuse sérénité».
Je me laissais tomber sur le sol, le dos appuyé aux débris rocheux, en proie à une douloureuse perplexité. Que fallait-il penser de cette extraordinaire aventure spirituelle? N’étais-je pas simplement dans mon lit en train de dormir, ou de rêver tout éveillé ou, pire, n’étais-je pas enterré vivant dans le sarcophage de mon propre corps ? Me voyant songeur, Béatrice me dit: “Hé bien quoi! Qu’y a-t-il de si étrange à tout cela? Ignorez-vous la vanité de l’existence, l’inexorable étreinte de la mort, l’appel du sépulcre ? Même François d’Assise a chanté la destruction de la chair dans son Cantique des créatures : “Soyez loué, mon Seigneur, à cause de notre sœur la mort corporelle, à qui nul homme vivant ne peut échapper !” Avez-vous oublié le rappel à l’ordre de Bossuet ? : ‘Monuments et mausolées ne sont que les écueils où vont se briser toutes les grandeurs humaines.” Les poètes le savent depuis toujours.” Me montrant le sablier, mon guide me récita alors les deux dernières strophes de L’Horloge de Baudelaire:
“Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup! c’est la loi.
Le jour décroît; la nuit augmente; souviens-toi!
Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.
Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh! la dernière auberge !),
Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! il est trop tard .
“Bien entendu, ajouta Béatrice, les choses ont beaucoup changé depuis Dante. Le diable est mort du sida après d’affreuses souffrances et le grand voyage du florentin dans l’au-delà ne serait plus possible à notre époque du fait des risques épidémiques et des menaces d’attentat. Le bruit court d’ailleurs dans les sphères célestes que Dieu, à son tour, serait malade ou du moins fortement déprimé par l’inconduite notoire de l’homme qu’il a pourtant créé à son image. Mais pour autant le combat du bien et du mal, du crime et de la justice, de l’erreur et de la vérité continue, précisa mon guide, et à ce propos je n’ai rien lu d’aussi remarquable que les pensées de Bernard Charbonneau, l’ami de Jacques Ellul. Que ce brillant sociologue ait dû faire imprimer en 1980 son Je fus à compte d’auteur est proprement ahurissant. L’avez-vous lu ?” “Bien entendu, répondis-je un peu vexé à la petite bête qui me regardait de biais avec un brin d’insolence. L’homme est un animal social rêvant d’une liberté insupportable parce que tragique. L’expérience individuelle de la liberté se heurte à celle de la finitude et de cette contradiction mût l’angoisse existentielle. Le mal comme le bien est en nous, écrit Charbonneau, et dans le meilleur des cas nous avons les vices de nos vertus. Il ajoute que si un homme se dévoue à autrui c’est souvent par impossibilité à supporter la solitude et par insensibilité au prochain qui lui fait substituer à celui-ci un fantôme suffisamment aimable. Nos vertus sont ambiguës. Le mal est dans la nature et quand l’ordre social s’effondre, le masque tombe et la brute apparaît, capable du pire.” “Très juste, c’est là l’essentiel, me dit Béatrice, il est temps maintenant de nous remettre en route.”
Serrant toujours sur notre gauche puisque nous revenions sur nos pas, je constatais à nouveau que de ce côté du chemin la luminosité était vive, le firmament dégagé, la végétation abondante et rieuse. Un doux parfum de lilas embaumait et il me sembla même percevoir quelques chants d’oiseaux. Alors que nous progressions en silence, enchanté par l’atmosphère paisible du cadre, je remarquais un couple de promeneurs parmi d’innombrables âmes vagabondes. Devant ma curiosité, mon guide les appela. “Je suis Flora Tristan, me dit l’un des deux. Bâtarde d’un aristocrate péruvien, sans fortune, je me suis sauvée de la déchéance par mon goût de la lecture et de la culture. J’ai beaucoup voyagé, défendant la cause des femmes, le divorce et l’amour libre, ce qui fit scandale à l’époque. J’ai attrapé la typhoïde lors d’un séjour dans la capitale de l’Aquitaine et j’y suis décédée malgré les bons soins du docteur Elie Gintrac. Mes funérailles ici n’ont coûté que vingt-sept francs. Je sais bien que mon petit-fils, le peintre Paul Gauguin, me qualifiait de “drôle de bonne femme” mais on me considère comme une pionnière du socialisme international et de la lutte des classes. C’est moi qui ai inventé la formule :
“Prolétaires de tous les pays, unissez-vous.” Ma sépulture dans la huitième série reçoit beaucoup de visites et je suis contente d’avoir fait votre connaissance en un lieu plus intime.”
Voyant les bonnes dispositions de cette âme aventureuse, je ne pus m’empêcher de lui demander quelle était la personne avec qui elle flânait en cet agréable séjour. “C’est Isaac Louverture, voyons! s’exclama-t-elle, le fils de Toussaint Louverture, général français, libérateur des esclaves et père de la première République noire du monde, en Haïti. Isaac est mort dix ans après moi et depuis qu’il m’a rejointe à la Chartreuse nous ne nous quittons plus. Victime de Napoléon qui regretta dans ses mémoires son erreur politique, son père Toussaint a été enseveli au pied de la chapelle du fort de Joux, dans le Jura, puis ses restes furent dispersés dans un remblai lors de travaux de réfection. Vous pensez bien que notre combat commun pour la liberté a créé entre nos familles de fortes affinités, moi émancipant les femmes, lui brisant les chaînes des malheureux nègres dont Bordeaux fit honteusement la traite. Je dois vous préciser, ajouta Flora, qu’une longue méditation posthume m’a rendue indulgente à l’opinion d’autrui et que je m’entends à merveille avec le bienheureux Père Chaminade, fondateur de l’Institut des Filles de Marie Immaculée, qui, vous vous en doutez, ne partage pas mes conceptions libérales sur les moeurs de mon sexe.
“Il n’est pas rare de croiser des âmes cheminant par deux, observa Béatrice. Chez les trépassés comme chez les vivants des affinités subtiles se dévoilent, se découvrent et les esprits s’assemblent parfois en couples inséparables. Tenez, il y a peu, j’ai rencontré Rosa Bonheur et Odilon Redon de passage à la Chartreuse. Leurs âmes multicolores papillonnaient, se poursuivant l’une l’autre ainsi que des oiseaux amoureux. Rosa a dû virer une seconde fois sa cuti car elle a eu un coup de foudre pour son défunt confrère. Elle gît au Père-Lachaise et lui à Bièvres, dans l’Essonne, mais ils viennent souvent en visite à Bordeaux, leur ville natale. Odilon ne manque jamais de se rendre rue Fernand Marin, anciennement rue Neuve Saint-Seurin, où il vit le jour, tandis que Rosa se contente de le suivre, béate d’admiration devant la peinture onirique de son compagnon et de ses créatures mythiques, volontiers ailées. On raconte que, pour Odilon, elle a complètement abandonné les deux femmes qui ont partagé sa vie et qui sont enterrées avec elle.”
Alors que nous avions repris notre marche, Béatrice me fit remarquer qu’une ombre discrète nous suivait depuis un moment. Je me retournais par prudence et me trouvais face à ce qui me parut être le visage chenu d’une paysanne coiffée d’un fichu. “Ne me reconnais-tu pas, dit-elle, me dévisageant de près ? Tu me vois pourtant chez toi à toute heure du jour ce qui m’autorise cette familiarité.” Interloqué, je cherchais vainement parmi les photos de mes défunts et les tableaux ornant les murs de mon domicile. Amusée de mon trouble, l’âme ajouta: “Je suis celle dont tu gardes le crâne sur ton bureau depuis que jeune étudiant en médecine tu vins le chercher dans la fosse où l’on descendit longtemps auparavant ma dépouille en pleine terre. J’étais vieille quand je rendis mon âme à Dieu et je sommeillais en paix dans ce trou jusqu’à ce que le manque de place obligea un fossoyeur à creuser au même endroit une nouvelle tombe. Il te vendit ma tête contre trois litres de vin rouge et depuis je te tiens fidèlement compagnie dans la joie et dans la tristesse, dans la santé et la maladie, dans l’abondance et la pauvreté. Je ne te garde pas rigueur de cette profanation sépulcrale car ton désir de t’instruire était sincère et cette pratique courante autrefois. A ta décharge, tu ne m’a jamais oubliée, m’emportant toujours avec toi comme une amie qui te rappelle les vanités de ce monde et le jour fatal où, à ton tour, tu franchiras le seuil du grand passage vers les ténèbres rayonnantes de la mort et le silence de l’éternité.”
L’image du squelette que j’allais devenir s’imposa alors avec force à mon imagination. Et si un jour futur quelqu’un me déterrait à mon tour, manipulant mes ossements comme Hamlet le crâne de Yorick, ce joyeux garçon d’une fantaisie étonnante, ou comme les maîtres quanzhen brandissant des os blanchis pour exhorter leurs disciples à ne pas oublier un instant la brièveté de la vie ordinaire ? Il me vint soudain en mémoire ces Chants du Squelette de la poésie lyrique taoïste dont l’un des plus célèbres est celui de Tan Chuduan :
“Squelette, squelette, ton visage est hideux
Parce que ta vie durant tu aimas les femmes et le vin. Tu riais, te croyais malin, jouissant du luxe et menant
grand train
Mais ton sang, la chair, tes muscles et ta peau pourrirent peu à peu …
Si bien qu’aujourd’hui, lu n’es plus qu’un squelette … “
Et dans le fond, pensai-je, pourquoi le prêtre ne chanterait-il pas une lamentation devant un squelette lors de mes obsèques à l’exemple du rituel taoïste de l’office des défunts ? Les paroles du Bouddha m’apparurent à cet instant dans toute leur pertinence : “Les phénomènes de la vie peuvent être comparés à un rêve, un phantasme, une bulle d’air, une ombre, la rosée miroitante, la lueur de l’éclair, et ainsi doivent-ils être contemplés.”
Nous avancions toujours et venions de traverser le petit pont entre le second et le premier cercle, quand une âme solitaire s’approcha du bord de l’allée et demanda à me parler. “Cet homme est Luis Mendès de França, me souffla Béatrice, et je crois qu’il veut vous confier une mission.” Très étonné, je m’arrêtais pour écouter un aussi étrange solliciteur. “Puisque l’on vient de vous donner mon identité, il est inutile que je me présente, ajouta ce dernier. arrane, je dus Sachez simplement que je résidais à Bordeaux place Saint Projet, étant originaire du Royaume du Portugal où l’Inquisition m’avait condamné pour avoir rejudaïsé en secret après ma conversion forcée au catholicisme. En tant que marrane je dus abandonner patrie, femme, enfants et fortune pour m’enfuir en exil en France où je me remariais et où vivent toujours mes descendants, dont l’un sera le grand homme politique Pierre Mendès France. Un de ses fils, Michel, habite l’agglomération bordelaise et je souhaite lui faire savoir que malgré ma bigamie et mon suicide je suis autorisé à contempler la majesté du Ciel. Les persécutions que j’ai endurées au cours de mon existence et la folie qui m’a terrassé, m’ôtant toute lucidité et me conduisant à l’homicide de moi-même, ont été mes excuses, le fléau de la balance humaine et divine ayant penché en ma faveur. Saluez chaleureusement de ma part ce lointain parent en lui transmettant mon message.”
Béatrice et moi venions de repartir quand je vis accourir dans notre direction une silhouette ébouriffée que je connaissais bien. Je crus que mon cœur allait s’arrêter tant mon saisissement fut intense. Oui, c’était elle, celle que j’avais tant aimée et que j’aimais toujours quoique son temps terrestre soit passé ainsi qu’une brise légère un jour canicule. Bouleversé, retenant mes pleurs, je la regardais fixement, ne sachant que faire et que dire. “Je vois que tu ne m’a pas oubliée, Minou”, murmura-t-elle. L’oublier ! peut-on oublier l’amour! et les souvenirs de sa funeste disparition m’assaillirent à nouveau avec la violence d’un torrent impétueux gonflé des pluies de l’automne. Je revivais son soudain malaise, son cri de désespoir, son pouls s’éparpillant comme du sable, sa brève agonie sur ma poitrine, son dernier souffle, sa bouche inanimée sous mes baisers, ses yeux qui fixaient l’insondable, sa pâle et silencieuse présence dans la chambre mortuaire, sa bière glissant dans la tombe, le bruit de la terre la recouvrant.
Lors de mes visites à l’être cher qui reposait maintenant dans la profondeur du sol, je me rappelais mes larmes amères, mes coups sans réponse contre le marbre qui la gardait prisonnière, l’odeur des choses mortes. Elle était là, couchée en un lieu exigu comme les morts le sont, en train de se décomposer, sa chair se détachant peu à peu de ses os, seule dans la nuit, la puanteur, le silence et le froid. Debout dans la lumière, quelques roses à la main, je pensais tristement que devenait poussière sous mes pieds celle que j’avais jadis tenue tendrement dans mes bras. “Minou ! Ne pleure pas. Je ne suis pas malheureuse dit l’ombre, car l’on pardonne à ceux qui ont aimé sincèrement. Tu le sais, le mariage est au mieux une danse de mort et la mort réconcilie les amants. Je ne suis plus qu’un pauvre cadavre impur mais mon esprit échappe à l’immobilité infinie et à la souillure des lois immuables de la putréfaction. Vas et continue d’aimer.” Et moi, désespéré de sa perte, je maudissais le sort qui me l’avait emportée.
Mon cœur saignait et ma plainte était comme celle de flûte de roseau chantant sa douleur d’être coupée de la jonchaie. Un poème de Thérèse de Lisieux me vint soudain à l’esprit:
“Appuyée sans aucun Appui
Sans lumière et dans les Ténèbres
Je vais me consumant d’Amour
Ce feu qui brûle dans mon âme
Pénètre mon cœur sans retour.”
Impressionnée par mon désarroi, Béatrice qui connaissait ses classiques me dit : “Que rien ne te trouble. Que rien ne t’effraie. Tout passe. Dieu seul ne change pas.”
J’étais maintenant las de ce séjour souterrain royaume mystérieux des ombres funéraires et il me tardait de revenir à l’air libre. Nous pressâmes le pas comme le cheval qui sent l’écurie. Déjà, au loin, on pouvait apercevoir l’arche et son ange gardien lorsqu’une voix d’outre-tombe me stoppa net: “Qui es-tu, toi qui respires encore et quel est ton tourment pour te promener en ce jardin secret où plane l’ombre de la mort? Es-tu donc si pressé de nous rejoindre alors que la Parque n’a pas tranché le fil de ta vie et que ton âme n’est point libérée de l’argile humaine ?” “Je cherche la vérité, lui rétorquai-je, car je ne détiens pas comme Ali les Clés de l’Invisible et je ne sais résoudre l’énigme de l’univers, de l’absolu, du néant, de la divinité et de la grâce reçue, du libre-arbitre et de la pré¬destination, de la vie éternelle succédant à la révoltante mort.” “Fou que tu es de te torturer ainsi pour des problèmes métaphysiques insolubles, me répondit l’esprit de mon interlocuteur, relis donc ce que j’écrivis au chapitre XX du livre premier de mes Essais. Que la philosophie t’apprenne l’art de mourir au contraire du vulgaire qui n’y pense pas. La mort, cette fin nécessaire, est chose simple et naturelle. Nul ne meurt avant ou après son heure et l’utilité de vivre est dans l’usage. Ainsi que le dira plus tard un génial penseur, la vérité est ce qui demeure quand il n’y a plus d’expériences. Lorsque ton temps sera écoulé, fait un adieu tranquille et souriant à ce bas monde dépassé et tu verras bien par la suite … “
“Il a tout à fait raison, l’approuva Béatrice. Laissez donc de côté ces questions de pure curiosité intellectuelle et occupez-vous de celles, beaucoup plus urgentes, concernant le salut et le destin de l’homme, à savoir sa vie terrestre, le juste, la souffrance et la rédemption. Il nous faut savoir partir pour l’au-delà “simplement, convenablement et sans aucune affectation” à l’exemple de Julien Sorel montant à l’échafaud. Saurez-vous le faire ?” “Je doute un peu, lui dis-je, depuis toujours je cours comme un dératé et n’aurai vraisemblablement pas le loisir d’assister à mon propre ensevelissement, comptant prendre ma retraite cinq ans après mon décès.” “Michel de Montaigne à raison! s‘exclama mon guide, vous êtes certainement un peu fou mais si sympathique et attachant quand on vous connaît ! Ne nous disputons pas et finissons notre parcours bons compagnons.” “Il me semble que le cénotaphe de notre illustre compatriote est au Musée d’Aquitaine”, dis-je à Béatrice, intrigué par la présence de ses mânes sur place. “Oui, me répondit-elle mais ses cendres séjournèrent six ans au dépositoire de Chartreuse après leur exhumation de la chapelle des Feuillants en 1880. Montaigne n’est d’ailleurs pas le seul hôte célèbre de ce dépositoire. Il y eut Ponson du Terrail auteur de Rocambole et de La Juive du Château Trompette, qui y resta sept ans, ainsi que le Maréchal d’Ornano qui y végète case N° 10 depuis cent-vingt ans dans l’attente d’une demeure définitive digne de sa gloire. Vous qui vous intéressez aux sciences médico-légales, continua mon guide, vous savez je pense que la grande salle octogonale du dépositoire était à l’origine destinée aux autopsies : “Taceat colloquia. Effugiat risus, hic locus est orbi mors gaudet succurrerre vitae.” Cela veut dire que cessent les conversations, que le rire s’enfuie, ici la mort se réjouit d’aider la vie, précisa-t-elle.”
Nous venions à peine de quitter Montaigne qu’une clameur attira mon attention. Je me tournais vers Béatrice qui, paradoxalement, semblait étrangement indifférente à ce vacarme. “Ne vous inquiétez pas, me dit-elle, ce n’est qu’Aurélien Scholl dont l’esprit boulevardier amuse la galerie. Il est coutumier du fait et a toujours beaucoup de succès dans ses harangues. Regardez, il y a foule.” Un grand nombre d’évanescences était effectivement rassemblé pour l’écouter et je pus constater à nouveau leur variété. “Que vous êtes naïf, s’étonna mon guide, bien sûr que les âmes des morts ont des apparences forts diverses. Les âmes perdues ou déchues ne sont, par exemple, que des spectres informes alors que les âmes séraphiques des enfants se présentent couronnées d’une auréole. Il y a même des cas particuliers comme l’âme bifide des Frères Faucher, deux jumeaux qui ne se sont jamais quittés vivants ou disparus. Vous voyez bien dans l’assistance que les esprits de Léo Drouyn, Maxime Lalanne et Pierre Rode sont différents, ce dernier jouant volontiers un de ses Caprices au violon quand l’archange Michel fait l’ inspection annuelle.”
“Et encore, continua Béatrice, nous sommes dans la formule simple : une seule âme et un seul et un seul corps. Dieu seul sait ce qui ce passe dans les cas de transmigration des âmes de corps en corps, c’est-à-dire métensomatose, ou de réception par un même corps de plusieurs âmes, c’est-à-dire de métempsychose selon la subtile distinction d’ Olympiodore, un commentateur de Platon. Les enseignements du Sefer ha Bahir, à savoir le Livre de la Clarté, qui expose la doctrine de la kabbale théosophique, sont formels: les âmes peuvent migrer en s’incarnant comme le croyaient déjà les Pythagoriciens et les anciens prêtres de l’Égypte.” Je restais abasourdi devant les connaissances qu’avait pu accumuler cette merveilleuse petite bête alors que mon chien, Rainbow, pourtant originaire d’une illustre lignée de Cairn, ne pensait qu’à se prélasser dans son panier et à attaquer le facteur. Fort heureusement, souligna Béatrice, nous n’avons pas ces cas de figure à la Chartreuse, et les ombres variées que vous pouvez observer ici sont facilement identifiables, ressortant des modèles classiques habituels sous nos climats.”
“A ce sujet, insista mon guide, remarquez les âmes vaporeuses des personnes incinérées puis passées au crémulateur et dont les cendres leur donnent cet aspect nuageux. On peut se demander à quoi ressemblera l’âme de ceux qui seront transformés en diamant bleu, selon les propositions commerciales d’une entreprise de pompes funèbres de la banlieue de Chicago. Cette méthode de destruction artificielle des corps permet de porter à son doigt un solitaire composé des restes du cher disparu qui brille ainsi de tout son éclat par delà le trépas. Finies les belles cérémonies au cimetière où les endeuillés pleurent à chaudes larmes autour du macchabée, finis les émouvants asiles de repos des morts, ces jardins enchantés où certains ont constitué des herbiers tumulaires. Êtes-vous partisan de la crémation ?” m’interrogea Béatrice. «Assez peu, répondis-je, je suis vieux jeu en ce domaine. Au lieu de terminer dans une urne ou de me métamorphoser en diamant synthétique, je m’imagine très bien entre quatre planches, à six pieds sous une dalle muette, me fondant dans la terre selon les processus de la décomposition naturelle jusqu’au stade final de l’impalpable poussière. Et puis comment ressusciter lorsque l’on est devenu une pierre précieuse ?” “Bien raisonné”, dit mon guide à l’instant où nous croisions le gros matou qui déclamait des vers : “Tale luom carmen nobis, diuine poeta, quale sopor fessis in gramine, quale per aestum dulcis aquae saliente silim reslinguer riuo.” “L’avez-vous reconnu ?”, murmura Béatrice. “Je donne ma langue au chat”, répondis-je. “C’est Virgile pardi, il essaye de me séduire depuis son arrivée à Bordeaux mais je ne romprai pas mes vœux pour ce coureur de jupons.”
A]ors que je me retournai, je remarquais que l’orateur public s’était approché de l’allée et qu’il m’examinait avec attention. ‘Ah ! Ah ! fit-il, voici un passant bien intéressant dont ]a tristesse ne me dit rien qui vaille.” Il s’adressa alors à moi : “Toi, dont ]e temps court encore, pourquoi fais-tu comme Job si grise mine? Tu as l’air d’une âme qui a rencontré un corps par hasard et qui s’en tire comme elle peut. Tu sais pourtant que la vie est une pièce de théâtre et qu’il faut envisager de quitter la scène un jour ou l’autre. Réjouis-toi plutôt en pensant que mourir est chose facile puisque c’est le seul examen de passage auquel personne n’a jamais échoué. On peut rater sa naissance en mourant mais pas sa mort car chacun meurt à son décès.”
“Ah ! Ah ! Relis la méditation ironique d’André Gillois sur cette mort qui a si mauvaise réputation. Le mieux est d’en rire comme lui puisque croire qu’on va mourir ou mourir est pareil. La perspective de n’être plus doit donner à ton existence une saveur nouvelle. Profite de chaque instant, ne fuis pas ce que réclame la vie et fais comme moi dont l’ombre se divertit toujours de ce coté illuminé du chemin. Tiens, ajouta Scholl, regarde l’air épanoui et jovial de Dominique Ducassou que j’aperçois là-bas.” “Mais, sursautai-je, il n’est pas mort, Dieu merci, je l’ai encore rencontré récemment alerte et en pleine santé.” “Ah! Ah ! fit le malicieux journaliste, je me suis sans doute trompé et ce n’est point son âme seule que j’ai vue passer mais sa personne entière en train de chercher sa voiture dans le parking souterrain du Conseil Régional qui jouxte le mur Est de la Chartreuse. Par contre, ce sont sans aucun doute possible les mânes de Mort Shuman qui arrivent maintenant du cimetière des Pins-Francs. Nous avons rendez-vous entre fins gourmets pour une dégustation à l’aveugle de grands bordeaux suivie d’un bon cigare. J’y vais de ce pas et peut-être à bientôt !”
Nous étions enfin arrivés au terme de notre périple surnaturel et j’étais si désorienté par tant d’impressions étranges que Béatrice me conseilla de m’arrêter quelques instants. J’en profitais pour examiner l’ange étincelant qui surveillait le pays inconnu que nous venions de parcourir. C’était vraiment une très belle femme, aux formes délicates, à la physionomie grave, à la carnation fraîche, à chevelure d’or encadrant l’ovale du visage, aux prunelles de jade, à la poitrine pleine, aux attaches fines signant la noblesse. Son regard était si profond que l’on pouvait s’y perdre et la dignité altière de son maintient imposait respect. “Ne lui adressez pas la parole, me conseilla mon guide, car ses lèvres prophétiseraient et il est sage d’ignorer les décrets du destin. Passons résolument sous le porche et remontons vers la clarté du monde matériel.” Ainsi fut fait. Je soulevais malaisément la trappe qui retomba lourdement après nous et la petite chatte et moi sortîmes de la chapelle qui nous avait abrités. Le jour était déjà levé et ma montre indiquait 8 h 30. “Adieu, me dit Béatrice, il vous faut rejoindre vos frères les vivants, humains si déshumanisés, si égoïstes, si cruels. N’oubliez pas ce que avez vu et entendu au cours de cette longue nuit et portez-vous le mieux possible.”
Je n’ai jamais pu retrouver mon guide ni l’oratoire par lequel on accède à l’antre mystérieux des âmes immortelles de la Chartreuse. Je me promène toujours dans ce cimetière de vingt-six hectares à la recherche de quelque curiosité, scrutant les inscriptions. les monuments, les sépultures anonymes ou désertées, les concessions à vendre, toute cette architecture tumulaire qui constitue un exceptionnel patrimoine national presque complètement abandonné de nos jours. Je médite sur ceux, grands et petits de notre Terre. en dormance dans les 30000 caveaux de ce musée funéraire, dépositaire depuis le XIXème siècle d’une partie de l’histoire bordelaise, sans oublier les cimetières protestants et juifs. Je terminerai ce chant des morts si personnel par la traduction de quelques vers du singulier poème préromantique de Robert Blair intitulé The Grave et illustré par vingt-deux gravures de William Blake:
“C’est grave de mourir, il est vrai ! Oh, mon âme, quel étrange moment ce doit être, quand vient la.fin de ton voyage, et que paraît l’abîme, l’abîme affreux, dont nul mortel n’est revenu
Pour nous apprendre ce qu’on fait sur l’autre bord! La nature recule et frémit, à sa vue ;
Et chaque fibre en nous saigne de ce départ,
Il faut partir: pourtant.’ L’âme et le corps se quittent,:
Cher couple, plus uni que ne sont les époux!
Celle-là prend son vol vers le Dieu tout-puissant, témoin de ses actions, et maintenant son juge ;
Dans le tombeau puant et noir l’autre s’écroule, comme un vase brisé qui ne peut plus servir…”
Postcriptum Cette visite initiatique de la Chartreuse hantée, inattendue chez un homme de mon âge, date déjà de quelques années. Depuis lors, le Commissariat central s’est installé à l’angle sud-est du cimetière et le tramway s’approche dangereusement. Ces nouvelles nuisances sonores de jour comme de nuit, cette agitation qui soulève la poussière de ]a mort ne sont pas sans inquiéter les âmes désincarnées et ce d’autant qu’une polémique les divise à propos du transfert dans sa sépulture définitive des cendres d’Alphonse d’Ornano le samedi 27 septembre 2003
Maréchal de France et héroïque maire de Bordeaux durant la grande peste de 1604, ce dernier a d’abord été inhumé en 1610 dans l’église du couvent de la Merci puis transporté dans la cathédrale Saint-André avant d’être placé au dépositoire de la Chartreuse. Si certaines se réjouissent que ses restes reposent maintenant en paix dans un sarcophage individuel à l’entrée de l’allée qui porte son nom, d’autres trouvent ce monument bien banal, pour ne pas dire ordinaire, eu égard aux grands mérites du personnage, alors que son orant sis au musée d’Aquitaine est pure merveille baroque. On n’ose interroger directement l’esprit supérieur du maréchal sur sa nouvelle situation Pour toutes ces raisons, il se murmure dans les cercles ésotériques bordelais que le séjour secret des âmes de la Chartreuse pourrait être abandonné après consultation des puissances célestes. La tranquillité, qui n’a pas de prix comme chacun le sait, justifierait un inhabituel déménagement posthume.
“Importun
Vent qui rage!
Les défunts ?
Ça voyage ..
Michel Bénézech est psychiatre, médecin légiste, criminologue et docteur en droit.
Cette nouvelle( (maintenant épuisée) a été publiée en 2004 par les Editions Egone à Bordeaux.
Merci pour ce délicieux, drôle, érudit, memento mori qui invite à découvrir ou redécouvrir tant de bordelais de passage (même s’il donne à Sainte Thérèse e l’Enfant Jésus des vers qui me semblent être de Saint Jean de la Croix). Il me reste beaucoup à apprendre encore en suivant les pas du dr Bénezech dans les allées de la Chartreuse