L’article qui suit est un compte rendu d’audience à laquelle a assisté Jean Christophe Mathias . Ce procès met en cause l’usage intensif et mortifère des pesticides dans la viticulture bordelaise. Récemment une loi a été votée portant sur une interdiction totale des produits phytosanitaires dès 2016 dans les espaces publics par les collectivités (restant autorisé le désherbage chimique des allées de cimetière, des terrains de sport, et la voirie !). Cette interdiction s’applique aussi pour les particuliers !
Mais cette loi ne vise pas les agriculteurs qui sont les principaux utilisateurs (90%) , sans compter que la France est le premier consommateur de ce type de produits en Europe.
Il est à parier que dans les années à venir les procès mettant en cause l’usage intensif des pesticides par la viticulture vont se multiplier. Il est maintenant reconnu qu’il y a un taux de cancers (entre autre du cerveau) chez les viticulteurs, bien au dessus de ce que l’on constate dans le reste de la population ; reconnu aussi l’incidence de ces produits sur la quantité et la qualité des spermatozoïdes…Outre ces conséquences dramatiques sur les humains, il faut ajouter les dégâts causés aux nappes phréatiques et par conséquence à la qualité de l’eau notre bien si précieux. Affaire à suivre…
Bordeaux :
la Mutualité Sociale Agricole mise au pied du mur par les victimes des pesticides.
Palais de Justice de Bordeaux, 5 mars 2015.
Marie-Lys Bibeyran, ouvrière viticole dans le Médoc, se rend à l’audience de la chambre sociale de la Cour d’appel au sujet de l’affaire qui l’oppose à la Mutualité Sociale Agricole pour la « reconnaissance post-mortem en maladie professionnelle » de son frère, Denis Bibeyran, décédé d’un cancer du foie en 2009 à 47 ans. Elle conteste la décision de rejet du Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale rendue en janvier 2014. Elle est accompagnée d’un comité de soutien composé entre autres de Paul François, agriculteur charentais président de « Phyto-Victimes », célèbre pour mener un combat de longue haleine contre la firme multinationale Monsanto afin de faire définitivement reconnaître son intoxication au « Lasso », Valérie Murat, administratrice de l’association, dont le père James-Bernard Murat, viticulteur à Pujols, avait été emporté par un cancer broncho-pulmonaire dû à une exposition à l’arsénite de sodium, ou encore Yves Corbiac, lanceur d’alerte engagé contre la disparition des terres agricoles en Gironde.
Marie-Lys Bibeyran est également soutenue par l’association « Générations futures » présidée par François Veillerette, qui a notamment réalisé l’étude « APAChe » (Analyse de Pesticides Agricoles dans les Cheveux) ayant permis de démontrer scientifiquement que les organismes des salariés agricoles contenaient des molécules chimiques des produits auxquels ils étaient exposés, et la fédération CGT de l’agroalimentaire, qui semble être le syndicat vers lequel se tournent spontanément les ouvriers agricoles dans cette partie du département de la Gironde.
De 1984 à 2001, Denis Bibeyran a été chargé du traitement des vignes dans une propriété viticole à Listrac-Médoc ; il a été exposé, au moment de la conduite du tracteur (véhicule appelé « Bobard 753 » et dont la cabine n’était, contrairement à ce qu’affirme un médecin du travail dans un avis, ni filtrée ni climatisée), de la mise en place et du nettoyage du matériel, et de la ré-entrée dans les parcelles traitées, au Pyralesca, produit phytosanitaire à base d’arsenic de soude, substance figurant dans les tableaux de maladies professionnelles.
La famille Bibeyran demande à ce que soit fait application du tableau 10 F du régime agricole. Lors de l’audience, Maître François Lafforgue, avocat spécialisé dans la défense des victimes de maladies professionnelles ayant des causes environnementales et sanitaires, a clairement établi que si un agriculteur avait employé de l’arsenic ou des composés minéraux dérivés, le cancer du foie pouvait être pris en charge au titre du Code de la sécurité sociale. Or, dans le cas de Denis Bibeyran, l’exposition au risque, qui fait l’objet de témoignages incontestables de ses collègues établis antérieurement aux démarches judiciaires entamées par la famille, n’est pas contestée par la MSA. La preuve de la contamination de l’ouvrier agricole par des composés arsenicaux est d’autant plus incontestable que l’homme n’était soumis à aucune autre cause potentielle de cancer du foie (tabagisme, alcoolisme, génétique). Considérant l’absence d’autre facteur de risque déterminant, l’exposition factuelle au produit incriminé, et le lien de causalité entre l’utilisation du produit et le risque sanitaire, l’avocat de Marie-Lys Bibeyran a mis en lumière un faisceau de présomptions graves et concordantes permettant d’établir la responsabilité du produit dans le décès de l’ouvrier viticole. Les carnets de traitement de l’exploitation agricole dans laquelle travaillait la victime confirment d’ailleurs l’emploi du Pyralesca jusqu’en 2001, date de l’interdiction définitive de ce produit en France. Le Pyralesca a été interdit sans délai d’écoulement des stocks, chose « rarissime » selon Marie-Lys Bibeyran.
Maître Lafforgue a donc demandé au Tribunal de requalifier la demande, remettant en question la catégorisation « hors tableau » établie par la MSA elle-même, ainsi que la pertinence des conclusions des deux Comités Régionaux de Reconnaissance de Maladie Professionnelle (CRRMP) ayant été saisis, celui de Bordeaux n’ayant tout bonnement pas étudié le dossier, et celui de Toulouse s’étant déclaré incompétent ; l’avocat a indiqué à la Présidente de la Cour que de nouveaux documents avaient été versés au dossier depuis ces malheureux rejets. Chose à peine croyable, le CRRMP de Toulouse affirme que le lien de causalité entre l’exposition aux pesticides et les cancers concerne non les utilisateurs de ces produits chimiques, mais uniquement les fabricants. Or, l’emballage de ces produits porte bien la mention T, pour « Toxique », et ce risque mortel est confirmé par le classement du produit dans la catégorie 1 (« cancérigène certain ») de l’Organisation Mondiale de la Santé.
Face à la démonstration imparable de Maître Lafforgue, l’avocate de la Mutualité Sociale Agricole s’est contentée, de manière excessivement formelle, d’expliquer que la MSA n’était pas plus souveraine en matière de considérations médicales que ne pourrait l’être la Cour, se retranchant derrière les qualifications établies par les CRRMP dont l’institution qu’elle représente est dépendante. Evoquant une absence de certitude de lien entre l’utilisation de pesticides et le décès d’un homme qu’elle évite autant que faire se peut de nommer, la juriste – des impressions papier du site Legifrance sous le coude – ose affirmer devant la Cour que si son confrère dispose de nouveaux documents d’ordre médical qu’elle estime fort longs à exposer, elle dispose de son côté d’articles de Wikipedia qui pourraient démontrer le contraire (sic !). Une attitude méprisante à l’endroit des victimes, qui aura sans aucun doute possible démontré que l’avocate ne jouait pas dans la même catégorie que Maître Lafforgue, lequel relève en effet que l’argumentaire de la MSA consiste à « opposer aux victimes la façon dont elles ont lancé le dossier au départ ; on va reprocher aux victimes d’avoir coché la mauvaise case dans le premier document adressé à la MSA », lors du recours amiable devant le CRRMP. La seule pièce apportée au dossier par la MSA est l’avis du médecin du travail affirmant que l’habitacle était protégé, ce qui est infirmé par un témoignage de collègue et une enquête d’un conseiller en prévention de la MSA.
L’affaire a été mise en délibéré au 16 avril 2015.
Selon François Lafforgue, ce genre de dossier est nécessairement lent et difficile, car « il y a une rétention d’informations par la MSA, les employeurs et les fabricants des produits phytosanitaires.» Derrière ce procès se jouent le sort de toutes les victimes des produits phytosanitaires dans le monde professionnel industriel, agro-alimentaire, agricole et plus particulièrement viticole, avec un risque notable pour la Mutualité Sociale Agricole de devoir rendre des comptes en assumant la responsabilité qui est la sienne dans le système de gestion des risques sanitaires au niveau national. Mais pas seulement : c’est aussi du respect de la personne humaine dans son intégrité physique et morale qu’il s’agit, et du combat de citoyens soucieux de dresser la République contre des entreprises prédatrices.
Marie-Lys Bibeyran veut croire à une évolution de la jurisprudence en faveur des victimes, et porte un message de persévérance exemplaire : « Avec beaucoup d’années de retard – mais c’est systématique en France en la matière – on a quand même pris conscience de l’erreur qu’on avait faite de laisser ces produits en circulation ; si on a pris soin de les retirer sans délai d’écoulement des stocks, ça veut bien dire qu’on savait la bombe à retardement qu’on avait laissée sur le marché. On ne peut donc pas, quelques années plus tard, venir nous faire croire que les preuves de la responsabilité de l’arsenic n’existent pas : il serait quand même plus honnête d’aller vers une reconnaissance systématique des pathologies professionnelles pour les gens ayant utilisé de l’arsenic. » Car comme le dit François Lafforgue, l’arsenic, « c’est Borgia » !
A la question de savoir si les autorités ne craignent pas avant tout une jurisprudence trop favorable aux salariés viticoles si elle gagnait son procès, Marie-Lys Bibeyran martèle : « Dans ce cas il fallait y penser avant, et ne pas laisser empoisonner les membres de la MSA qui sont agriculteurs ou salariés agricoles. On ne peut pas se jouer ainsi de la vie des gens, prendre l’argent au passage et ensuite s’en laver les mains. De toutes façons si ce n’est pas fait maintenant avec mon frère, ce sera fait demain avec quelqu’un d’autre. Il faudra bien qu’ils prennent leurs responsabilités un jour, on y arrivera. » Elle est soutenue en ce sens par Maître Lafforgue, qui affirme dores et déjà qu’il y aura un pourvoi en cassation dans le cas où le jugement serait défavorable aux victimes.
La rudesse de la vie rurale médocaine et la mauvaise foi de la propagande des instances agricoles officielles sont pour Marie-Lys Bibeyran une source supplémentaire de motivation, dans un combat qui était à l’origine une affaire de conscience personnelle, et qui s’est peu à peu transformé en lutte collective. De ce point de vue, l’urgence est de protéger non seulement les salariés agricoles exposés aux produits épandus sur les parcelles proches, mais aussi les écoles situées dans ces zones à risque et les riverains ; loin d’être révolutionnaire, cette exigence est simplement de l’ordre du civisme le plus élémentaire selon elle. Prônant l’application du principe pollueur-payeur, Marie-Lys Bibeyran préconise également d’assujettir le versement des subventions aux pratiques culturales vertueuses en matière de produits phytosanitaires.
En attendant, Paul François indique en aparté à la sortie du Palais de Justice que Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture, n’a « pas aimé » le communiqué de presse de Phyto-Victimes sur « Les oubliés du salon de l’agriculture »…
Jean-Christophe Mathias.
Article paru dans l’édition « La mort est dans le pré » du Club Mediapart. – Site Internet : http://blogsmédiapart.fr/edition/la-mort-est-dans-le-pré.