chapitre 8- La rue du Cul de Plomb.

Posté le 18/03/2013 dans Le feuilleton.

Chapitre 8 – Comme tout le monde, elles sont parties, ou plutôt reparties, laissant derrière elles leur éphémère cocon. Elles ont repris la route où des milliers de véhicules : voitures, charrettes, bicyclettes, chariots paysans, se suivent, les doublent. Elles sont parties à pied comme les plus démunis, les plus isolés, les plus solitaires, sans véhicule et sans le soutien rassurant de la communauté villageoise de la rue du Cul de plomb. La foule des réfugiés est de plus en plus dense. Paris et toute sa région ont été évacuées aussi. Au milieu des civils, des militaires qui ne remontent plus vers le front mais au contraire fuient devant les Allemands qui continuent leur progression semant la panique parmi les réfugiés ; panique toujours soigneusement entretenue par les mitraillages des convois par les Stukas.

Augustine semble avoir perdu son énergie, en vérité elle est épuisée comme Zélie, d’ailleurs, qui traîne les pieds, et puis elles ont faim et soif ! La nourriture est de plus en plus difficile à trouver. Les commerçants sont partis, aussi, les fermiers, également, et tout comme en Lorraine, laissant leurs vaches, dans les champs,  meuglant de douleur faute d’être traites. Partout c’est la pagaille ! Il semble qu’il n’y ait plus aucune autorité pour canaliser cette transhumance vers le sud de la Loire, organiser le ravitaillement en nourriture pour les humains, en essence pour les voitures. Le pays entier est à la dérive !

Quelques malins opportunistes se sont transformés en vendeur d’eau du robinet. C’est ainsi que Gilberte, après avoir fait la queue, a réussi à acheter un litre d’eau ; à tour de rôle elles ont bu au goulot de la bouteille ; pour Zélie c’était la première fois ; maladroite l’eau lui coulait le long du menton, la chatouillant et provoquant une bienheureuse sensation de fraîcheur ce qui la faisait rire. Rire vite réprimé par un « Zélie, fais attention, il faut garder de l’eau pour plus tard ! »

Gilberte et Augustine paraissent de plus en plus désemparées dans cette foule qui ne l’est pas moins. C’est à 19 heures, ce dimanche 9 juin que les agents de police de Mantes  allant de quartier en quartier, de carrefour en carrefour ont déclaré que par ordre militaire la ville devait être évacuée. C’est cette même autorité militaire qui avait fait sauter auparavant les deux ponts routiers et le vieux pont piétonnier de la ville pour ralentir l’avance allemande mais empêchant d’un même coup les réfugiés de traverser la Seine. La gare, les voies de chemin de fer ayant été bombardées, il n’y a plus aucun train ; les fugitifs semblent pris dans une nasse, sauf à prendre de petites routes, chemins détournés, seuls connus des habitants de la région, jusqu’à retrouver un pont pour traverser la Seine et continuer vers le sud.

Elles ne pouvaient que suivre le long convoi, malgré la fatigue plombante, les pieds gonflés par la chaleur ; la journée avait été particulièrement ensoleillée et torride. puis le soir est venu, l’atmosphère d’abord tiède est rapidement devenue plus fraîche. Il a bien fallu s’organiser pour la nuit. La colonne s’est agglutinée en un immense campement de chaque côté de la route. Les réfugiés Mantois,( en quelque sorte réfugiés de la dernière heure), avaient emportés avec eux quelques provisions et certains de quoi se couvrir. Ce soir là, c’est bien grâce à la solidarité et au partage de leurs voisins d’infortune que Gilberte, Augustine et Zélie ont pu manger un morceau de pain avec un bout de saucisson et un de fromage !

Zélie avant de prendre une bouchée respire ce pain paysan au parfum de levain,  à la croûte dure et brune, à la mie souple et bise. Elle mâche longuement chaque bouchée jusqu’à en faire une sorte de bouillie, elle fait durer le plaisir car, depuis qu’elle a quitté la rue du Cul de plomb, elle a découvert que rien n’est durable sauf peut être la faim. Par contre, elle sait que cette nuit encore, elles dormiront à la belle étoile, aux belles étoiles qu’elle regardera briller dans un ciel noir marine ; qu’elle entendra, encore, le cri de la chouette ou de tout autre oiseau nocturne, autant de signes rassurants signifiant que tout n’est peut être pas perdu, fracassé ! C’est cette nuit là, peut être, qu’elle a retrouvé ce rêve d’être un oiseau pour s’envoler le plus haut possible, le plus loin aussi, pour ne plus marcher sans cesse pétrie de fatigue, sentir l’odeur insidieuse de charogne des chevaux laissés morts aux bords des routes, au milieu des voitures en panne d’essence abandonnées, avec une partie de leur chargement,  par leurs propriétaires qui rejoignent alors la longue file de marcheurs.

Oubliant l’inconfort du sol si dur, cherchant la chaleur entre les corps de sa mère et de sa grand’ mère, elle rêve éveillée qu’elle vole dans le silence de cette nuit. Oubliés les bruits épouvantables de la guerre qui accompagnent ces si longues marches ponctuées des cris, pleurs, lamentations, gémissements des humains, hennissements des chevaux, pétarades des divers engins à moteur et surtout les terribles sifflements des Stukas en piqué qui glacent le sang. C’est peut être là, à cet endroit précis mais inconnu, qu’inconsciemment la fillette s’est inventé un autre monde, bien à elle. Un espace infini où elle prend son envol, montant dans le ciel plus haut que les machines de guerre volantes, plus haut que les nuages, traversant les collines, se riant des rivières sans pont, des gares sans trains, des maisons abandonnées. Un monde où personne ne pourra jamais l’atteindre ! Un monde paradisiaque où elle pourra se réfugier quand tout devient chaos.

Le lendemain 10 juin, la rumeur a circulé, si vive et atterrante pour les grandes personnes : l’Italie venait d’entrer en guerre et avait envahi la partie frontalière du Sud Est de la France !

Très vite, les colonnes de réfugiés en ont fait les frais, mitraillées désormais non seulement par les Allemands mais aussi par les Italiens.[1]

Le train roule lentement à la cadence du pas de l’homme. Les deux monstres à vapeur qui tirent le convoi de quelques cinquante wagons roulent avec précaution sur des voies réparées à la hâte. Un peu coincée dans un coin du compartiment, Zélie écoute et aime ce bruit « tamatam…tamatam.. » qui lui est maintenant familier. Elle se sent rassurée et au moins il n’y a plus à marcher. Elle a déjà oublié combien de kilomètres elles ont parcourues avant d’arriver à cette gare sans nom où il y avait un train : le dernier en partance vers le sud. Sur le quai de la gare il y avait eu une distribution de pain et d’eau ; puis tout le monde s’était entassé et finalement chacun avait trouvé sa place. Maintenant le train roule un peu plus vite et personne ne parle, comme assommé.

Combien d’arrêts inopinés en pleine campagne, d’interrogations sans réponses, de redémarrages laborieux ? Combien d’heures sont passées avant d’arriver à Tours dont une partie de la gare a été bombardée dans la nuit du 5 au 6 juin[2] !

Arrêt terminus, tout le monde descend, s’agglutine sur le quai où la Croix rouge intervient canalisant les réfugiés en longue file d’attente vers le centre d’accueil. Là, on procède aux contrôles d’identité : un îlot d’organisation dans ce qui est un océan de désordre généralisé. C’est très précisément à ce contrôle, que Gilberte, une fois de plus, demandant si par hasard parmi toutes les interminables fiches de noms inscrits, il n’y avait pas celui de son fils, ou même quelques traces des réfugiés du lycée de Charleville, on lui a répondu que : « Non, il n’y avait rien concernant les lycéens, par contre il est signalé qu’une partie des habitants de Charleville-Mézières a été dirigée sur la ville de Niort, alors… » Alors, tout à coup,  tous les espoirs sont permis…alors Gilberte est devenue fébrile. Zélie regarde sa mère qu’elle trouve toujours si belle, et à nouveau si vivante, comme émergeant d’une longue léthargie. Depuis plusieurs jours elle ne parlait pratiquement plus, marchant comme un automate, semblant  toute rétrécie par son angoisse, toute son énergie polarisée dans la recherche du grand frère.  Gilberte veut repartir immédiatement pour Niort, à quelques 180 kilomètres de là. Comme si c’était facile, alors qu’elles sont épuisées, sans ressort, et que de toutes façons,  il n’y a plus aucun moyen de transport et surtout pas de train…

(à suivre…)



[1] Il y a alors 10 millions de Français et 1 million et demi de Belges sur les routes.

[2] Ce 10 juin, le gouvernement Reynaud a quitté Paris et s’est installé à Tours très provisoirement puisque le 14 juin il se replie à Bordeaux après avoir déclaré Paris « ville «ouverte » à la stupéfaction et au grand désespoir des Français.


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