Mes premiers souvenirs de La Bastide remontent au début des années vingt du vingtième siècle, maman, déjà en charge de la maison du Vésinet et de l’appartement de la rue du Bac, venait à peine de prendre en main la décoration de sa nouvelle maison de La Fossette. Le nom de baptême qui lui fut choisi« La Bastide », affichait clairement le souhait de maman d’avoir une maison traditionnelle dénuée de toute prétention excessive : foin des tourelles des clochetons ou des toits d’ardoises qu’affectionnait grand-maman ou bien des cubes blancs et roses aseptisés que ces snobinards de Noailles ont choisi pour leur maison de Hyères qui sortait alors à peine de terre ; selon les souhaits de maman, en bonne descendante d’une lignée huguenote, la maison devait être sobre, vaste, commode, abritée d’un grand toit de tuiles romanes, impeccablement blanchie intérieurement et extérieurement, avec pour seule fantaisie une vaste terrasse desservant le salon de l’étage et les deux chambres contigües, sous laquelle prenait place en rez de jardin la grande salle à manger prolongée par un terre plein bien abrité face aux Îles du Levant. La maison était adossée à la route où ne passaient guère alors que des charrettes attelées de mules nonchalantes, ou de rares ânes bâtés ,et, à la belle saison, les rutilantes et vrombissantes Bugatti ou Hispano Suiza d’hommes pressés en vadrouille ; la voie ferrée qui desservait les petits villages de la côte varoise entre Toulon et Saint-Tropez avec sa dizaine de tortillards quotidiens par ailleurs si utiles n’était guère plus gênante que la route. Le jardin était vaste et peu apprêté, sur la droite, vers l’ouest il surplombait le rivage rocheux, sur la gauche, vers l’est il s’abaissait vers la plage et incluait une petite vigne en bordure de laquelle avait été construite la maison du jardinier.
La vie dans la maison était familiale car Le Lavandou n’est pas Cannes ou Nice ni même Saint-Tropez où Colette venait de s’installer à « La treille muscate », et les rares mondanités n ‘amènent les soirs d’été que quelques amis ou connaissances plus fréquentables que l’ingénue libertine. Du moins maman le croyait elle…. Parmi les habitués des belles soirées de La Bastide, figuraient les membres de l’ étrange tribu des Van Rysselberghe qui avaient élu domicile tout près de La Fossette, à Saint-Clair. Le patriarche, Théo était un personnage assez austère il avait une soixantaine d’années alors, un certain talent de peintre, de solides rentes et une épouse charmante, Maria, qui se piquait de littérature. Ce couple que l’on classerait de nos jours comme bobo-classieux avait eu sur le tard une fillette, Élisabeth.
C’est à l’occasion de la pendaison de crémaillère de La bastide, le 15 juillet 1922 que je connus Elisabeth qui était alors une belle jeune femme de trente trois ans. Depuis deux ans elle avait pris en main la gestion d’une propriété des environs, la Bastide Franco à Brignolles, où elle élevait des vers à soie et soignait un admirable potager. Élisabeth avait en effet étudié l’horticulture au Swanley Horticultural College, dans le Kent, à une trentaine de kilomètres de Londres. Elle avait profité de son long séjour en Angleterre pour développer sa passion pour la nature sous toutes ses formes : en effet, ces années lui permirent de rentrer dans l’intimité de plusieurs des membres du groupe de Bloomsbury, dans le sein duquel se pratiquait un exercice de la liberté de vivre de penser d’écrire et d’aimer dans une effervescence créative et une confusion des genres qui n’étaient pas que littéraires. De retour sur le continent, elle n’abandonna pas, au grand dam de son père, ce mode de vie libertaire, voire libertin, et cette désinvolture qui lui permettait de passer l’après midi en salopette et la soirée dans une robe émaillée d’éclats de strass de Paul Poiret. Ce côté « garçonne » n’était sans doute pas étranger à la séduction qu’elle exerçait sur un jeune ami de la famille, Marc Allégret, d’une dizaine d’années son cadet, qui accompagnait souvent, lors de ses séjours à Porquerolles chez les Martin du Gard ou à Hyères, où prenait pension dans un hôtel du bord de mer, le grand ami de Maria Van Rysselberghe, André Gide. J’ai cru comprendre au cours de conversations tenues entre mes grands parents, qui appréciaient très différemment l’attitude de leur fille, que Marc avait été l’amant d’André, mais lors de la pendaison de crémaillère de La Bastide, il était celui d’Élisabeth qui souhaitait, apparemment sans y réussir, avoir un enfant, de lui si possible mais aussi bien de tout autre géniteur potentiel.
Dans l’après midi du samedi 15 juillet, un domestique de La Bastide de Franco se présenta à maman avec un merveilleux panier de rotin garni de feuilles de blettes composant une corbeille digne des acanthes antiques qui inspirèrent à Callimaque l’invention du chapiteau corinthien ; de cette corbeille verte et blanche surgissaient comme d’une corne d’abondance, tomates rubicondes aubergines purpurines concombres érigés comme des phallus de silènes le tout constellé des corolles éclatantes de gaillarda grandiflora. Élisabeth remerciait ainsi maman de son invitation et annonçait sa venue ,en paysanne, « Sans trop de livres, sans trop de vêtements, sans trop de civilisation »,comme elle aimait à se proclamer. Les invités, membres pour la plupart des cercles bruxellois ou parisiens qui passaient le début de l’été sur la côte varoise avaient suivi la consigne donnée par maman de venir en tenue d’après midi mais un certain nombre de tailleurs, de « petit relevés » ou de robes de sport venaient tout droit de chez Jean Charles Worth ou de chez Jean Patou. La soirée était bien avancée quand une camionnette Renault de type MZ franchit le portail ; elle alla se parquer entre de la Studebaker de Pierre Nioxe et la Packard de Victor Marguerite. En surgit Elisabeth, dans une salopette de chintz vert d’eau, la tête enserrée dans un petit coiffant du même chintz surbrodé de feuilles de lierre, elle contourna, alerte, la voiture pour ouvrir la porte à son copilote. André Gide descendit lentement de la carlingue cigarette aux lèvres, le lin blanc de sa chemise type guayabera faisait ressortir un bronzage qui laisse douter qu’il passait ses après midi à traduire Hamlet, comme il le prétend dans son journal (Pléiade, T1,p.735). Il portait des espadrilles tout aussi blanches que le pantalon de tennisman dans lequel flottaient ses jambes grêles. En dépit de la différence d’âge (André avait alors plus de cinquante cinq ans, Elisabeth vingt de moins) le couple, loin d’être scandaleux, rayonnait d’une fraîcheur qui tranchait avec la contenance un peu crispée de bien des ménages en rupture de lulibérine, contraints de partager la table de l’amant de l’une ou de la maîtresse de l’autre. On avait en effet disposé dans le jardin des tables rondes de huit couverts, drapées de nappes provençales. Au centre de celle où l’on attendait Élisabeth avait été placée la magnifique corbeille de feuilles de blettes garnie des non moins magnifiques fruits de la Bastide Franco. Mes cinq ans et la grande libéralité de maman me permettaient de me promener d’une table à l’autre, où se trouvait toujours une vieille femme trop poudrée pour me demander un baiser. D’aussi loin que j’aperçus Élisabeth je fus émerveillé par son sourire et décidai de passer le reste de la soirée en sa compagnie : quatre vingt dix ans après, le plus lointain relent de Mitsouko me replonge dans les délices de cette soirée et fait ressurgir un étrange pincement ,qui, plus que les pilules roses blanches et bleues de mon pilulier, me rassure sur le bien fondé de la croyance en l’éternelle jeunesse du cœur. Je passais ainsi, entre l’estocafic à l’oursinade et la tarte tropézienne ,des genoux d’Élisabeth à ceux d’André, sous le regard scandalisé de Paule Pluvignec ,qui détestait autant les hommes de lettres trop diserts, les jeunes fermières trop élégantes, que les petites filles trop petites et trop filles, mais qu’il fallait bien inviter puisqu’elle était venue, après avoir raflé l’héritage de la maison familiale de La Belle-Angerie, gâcher l’été de ses cousins, les si sympathiques et discrets Bazin, repliés sur leur mas de Bormes,. Je finis par m’endormir et Élisabeth m’autorisa à me pelotonner sur ses pieds ou, pour mieux dire, sur leurs pieds, tant les espadrilles d’André et les escarpins d’Élisabeth étaient étroitement mêlés à l’abri des ramages de la nappe arlésienne. Je fus tiré du sommeil enchanté par André, qui obtint de maman qu’elle le laissât me porter dans ses bras jusqu’à la petite chambre au dessus de la citerne, où Élisabeth nous accompagna : fut-ce la vision de cette petite fille énamourée, tendre et ensommeillée qui décida André si peu attiré par les femmes et Élisabeth si platoniquement, jusqu’alors, éprise de lui à se laisser aller à ce que Roger Martin du Gard appelait avec un cynisme qui lui convient mal « une expérience de laboratoire », ou bien est ce simplement le charme que Séléné déploya cette nuit là en baignant d’une lumière érogène la baie de La Fossette ? quoiqu’il en soit, si mes calculs sont bons et si le témoignage de Maria repose, comme il est vraisemblable, sur un aveu de sa chère fille,c’est cette nuit là, au retour de cette délicieuse soirée “... qu’un dimanche de juillet, au bord de la mer dans la solitude matinale d’un beau jour, fut conçu l’enfant que nous attendons.”
Catherine Van Rysselberghe naquit en effet le 23 avril 1923; après la mort de sa femme Madeleine, André Gide la reconnut officiellement. Catherine Gide mourut le 20 avril 2013 elle repose auprès de ses parents dans la tombe familiale du cimetière du Lavandou.
C’est à elle que je dédie pour les recettes de l’oncle Phil et pour les Cahiers de l’Entre-deux-Mers de ma chère Coco, cette recette du :
Gratin de Blettes de La Bastide
une botte de blettes (huit grandes feuilles)
100gr de jambom coupé en morceaux
100gr de mie de pain
2 gousses d’ail
1 oignon
30 gr de Raisins de corinthe
30 gr de pignons
2 gr de pimenton ou piment d’espelette
sel, poivre, huile d’olive
pain rassis émietté
Faire blanchir les cotes de blettes coupées en morceaux de 2cm égoutter et réserver
ébouillanter les feuilles vertes
dans la poêle faire revenir rapidement le jambon avec deux cuillères à soupe d’huile d’olive rajouter l’ail et la mie de pain, rajouter les cotes de blettes réservées
faire revenir légèrement l’ensemble, rajouter raisins de corinthe et pignons
salez, poivrez et ajouter le pimenton
faire revenir l’ oignon coupé en dés
Hachez grossièrement les feuilles vertes et les mélanger à l’oignon, salez, poivrez
étendez le hachis des cotes dans le fond d’un plat à four en couche épaisse
couvrez les blancs de la couche de feuilles vertes
recouvrir le tout du pain rassis mélangé au parmesan et arroser d’un filet d’huile d’olive
Passer 10 mn à four chaud (200°)
Illustration : portrait d’Elisabeth par Theo Van Rysselberghe, vers 1925
Photo: La Bastide en 2011 – Crédit photographique : Philippe Araguas