Le rue du Cul de plomb

Posté le 18/09/2015 dans Le feuilleton.

Chapitre 23.
Une petite pluie fine tombe depuis le début de la matinée sur le paysage qui semble enveloppé de gris, d’un gris ténu, presque blanc alors qu’au loin on distingue à peine le Puy de Dôme, la montagne toute en rondeur qui semble si proche par beau temps, disparait presqu’entièrement dans la brume. Seul son sommet émerge coiffé d’un petit nuage blanc, mousseux comme de la barbe à papa, prémisses de l’automne qui s’annonce.
Sous la tente militaire, la vingtaine de gamines s’affairent à ranger leur paquetage, plier leur couverture et « sac à viande » soigneusement au pied de leur lit de camp en prévision de la revue de « détails » qui ne va pas tarder, effectuée par le militaire-moniteur de service.
C’est la fin du camp de vacances et Zélie pense que ces trois semaines sont trop vite passées. Finies les longues balades dans la montagne à la recherche d’indices pour suivre les jeux de piste mettant en compétition des groupes de cinq ou dix enfants. Des heures à marcher, le plus silencieusement possible, dans les sous bois ; d’arrêts pour écouter d’abord le silence et très vite la vie qui reprend son cours, celle du monde de la forêt : les cris et froufroutements des oiseaux, les bruissements des insectes, le bruit furtif d’une couleuvre, ou d’une vipère qui s’enfuit, le craquement de branches mortes qui s’abandonnent, le ruisseau cristallin qui jase tout au long de son parcours serpentant à travers bois et prairies ! Et puis, soudain, les appels « hou, hou, où êtes vous, on est perdu ! »
Même les corvées étaient plaisir. Celle d’aller à la ferme proche chercher les bidons de lait, les miches de « vrai »pain que la fermière mettait à cuire dans un four à bois plus que séculaire. C’était aussi l’occasion de la voir traire les vaches, de l’accompagner au poulailler pour ramasser les œufs. Certaines gamines, celles que Zélie avait classées dans la catégorie « chichiteuses » rechignaient à aller à la ferme. Elles trouvaient que cela puait ! Zélie se proposait toujours pour les remplacer, non pas par grandeur d’âme, mais parce que la ferme lui rappelait la Rue du Cul de plomb ou encore la Suisse et puis elle trouvait que le fumier où les poules grattaient allégrement à la recherche de gros vers blancs, sentait diablement bon et tout cela respirait la paix !
La corvée du matin était, elle, un véritable pensum. Dès le lever, l’habiller, le laver, toute la troupe d’enfants était tenue d’être au garde à vous pour le salut aux couleurs du drapeau, et ensuite rendre l’hommage obligé au vieillard qui présidait aux malheurs de la France, en ânonnant « Maréchal nous voilà ». Ce n’est qu’après que le petit déjeuner était servi, frugal mais le lait chaud dans le « quart » en aluminium, le pain tartiné avec un soupçon de confiture qui était trempé dans le lait, cela à volonté, c’était comme le rappel d’un souvenir, celui des petits déjeuners pris dans une autre vie, celle d’avant la guerre et les restrictions, celle où Augustine était encore là !
Hélas, aujourd’hui, fini les vacances et elle n’a vraiment pas envie de revenir à Clermont-Ferrand dans cette nouvelle maison si moche, grise et somme toute misérable ni de se retrouver dans une chambre à partager avec des caisses de déménagement et pire encore avec le Gamin qui chouine sans cesse. Au moins les caisses, elles, ne font pas de bruit ! Heureusement, se dit-elle, dans une semaine c’est la rentrée, elle va retrouver son école peut être la même maitresse. Zélie découvre tout à coup, qu’en fait, elle aime aller à l’école, non pas tant pour les copines qu’elle n’a jamais vraiment le temps de se faire pour cause de déménagements impromptus, simplement pour l’ambiance, pour tout ce qu’elle y apprend et puis aussi parce que c’est là où il y a une bibliothèque avec tous les livres qu’elle peut emprunter chaque semaine. Les livres que la bibliothécaire lui conseille, ou lui garde par préférence ce qui fait dire aux autres que Zélie est sa « chouchou ». Pour elle, les livres sont devenus tellement essentiels, le meilleur moyen de s’évader lorsqu’elle est à la maison, de vivre ailleurs des aventures extraordinaires, de découvrir des mondes inconnus, des livres que, quelquefois, elle a du mal à déchiffrer en raison de sa vue ou même à comprendre, qu’importe elle lit aussi car elle aime la musique des mots et certains de ceux-ci sont si extraordinaires qu’elle se les répète le soir quand elle est au lit !La perspective de leurs retrouvailles lui redonne le moral. Une semaine à passer à la maison avant la rentrée, cela sera vite fait !.

Le père est à la gare avec son vélo et la remorque dans laquelle s’installe Zélie et maintenant il pédale vigoureusement pressé de revenir à la maison. Brinquebalée à l’arrière elle regarde pour une fois vraiment la ville qui défile. Non pas celle des beaux quartiers mais celle des faubourgs, là où les maisons sont toutes aussi grises et tristes que celle qui l’attend. Clermont-Ferrand est par essence une ville ouvrière avec les usines Michelin et ses dépendances qui tiennent l’espace et conditionnent la vie de la plupart des Clermontois : habitat, coopératives alimentaires, piscine, terrains de sports, soit une ville dans la ville ! Il y a là « les Michelin » et les autres, elle fait partie des autres, ce qui en cette période de restrictions n’est pas anodin.
L’arrivée à la maison s’est faite sans grand enthousiasme, ni démonstrations affectives chaleureuses, ce n’est pas le genre de la famille et puis elle n’était partie que trois semaines, autant dire rien ! C’est le soir, à table, au milieu du repas qu’elle a eu la surprise ! Elle venait de finir la soupe aux poireaux, pommes de terre et pensait qu’il n’y aurait jamais meilleures soupes que celles que faisait sa mère ! Gilberte, en ces temps de pénuries, faisait des miracles cuisinés avec des riens. Donc, elle était en pleine béatitude, en train d’essuyer son assiette avec une lichette de pain, quand elle entendit son père lui dire : « Zélie, tu ne feras pas la rentrée des classes ici. J’ai décidé, et ta mère est d’accord, que tu irais chez ton oncle Alain, à Charleville. Dans un premier temps, au moins, pendant toute cette année scolaire !…d’ailleurs ta mère est d’accord ! »- Elle retient « D’ailleurs ta mère est d’accord…naturellement que Gilberte est d’accord, comment pourrait-il en être autrement, elle n’a jamais droit à la parole. » Et puis elle demande à voix basse « Qui c’est l’oncle Alain ? » – « C’est le frère de ta mère ; surtout sa femme est directrice d’école, ils n’ont pas d’enfant, elle s’occupera de toi… »-« Mais je ne veux pas partir, je ne veux pas aller là bas, je veux rester ici… »- « Que tu aies envie ou pas, c’est comme ça. Tu pars jeudi avec un de mes copains qui doit aller à Paris. Il t’accompagnera jusque là, te fera changer de gare et de train, et tu continueras le voyage seule jusqu’à Charleville, le train est direct. Ton oncle t’attendra à la gare. Pour lui ce n’est pas un problème, il en est le responsable en chef ; et maintenant fini de manger… » Elle ne finira pas le repas, elle n’a plus faim, elle s’est levée, a rejoint sa chambre avec ses caisses de déménagement. Sur son lit, les larmes aux yeux elle se répète qu’elle ne veut pas partir, encore une fois ; qu’elle veut rester là avec Gilberte et le Gamin. Du coup la maison ne lui semble plus ni si moche, ni si grise, et même qu’elle saura s’accommoder des caisses de déménagement et des « chougnements » du Gamin. Si son père voulait se débarrasser d’elle, pourquoi il ne l’a pas envoyée chez sa mamie Anna, au moins là bas on l’aime et elle est chez elle, oui pourquoi ?
Les jours précédents son départ, Gilberte a lavé, repassé son maigre trousseau. La veille, ce mercredi là Zélie est restée consignée à la maison sans culotte. Sa mère l’avait lavée pour qu’elle puisse la remettre le lendemain. Les deux autres étaient déjà soigneusement pliées dans sa valise.
Jeudi est arrivé, le départ aussi. Gilberte lui a fait deux baiser furtifs, un sur chaque joue, lui a dit « Soies sage, et travaille bien à l’école » Elle est montée avec sa valise s’asseoir dans la remorque, le père a démarré pédalant avec son énergie habituelle. Le copain les attendait devant la gare. Les deux hommes ont échangé quelques mots ; Zélie entend son père dire : « Elle a ses papiers sur elle. S’il y a un contrôle tu n’as qu’à dire que c’est ta nièce, mais il n’y aura pas de problème ! » Elle se demande bien quel problème il pourrait y avoir, si ce n’est qu’elle découvre que « le copain » est en principe aussi son oncle et qu’elle part en rejoindre un autre, plus vrai, parait-il. Le copain a encore dit : « Elle est mignonne ta gamine ; t ‘inquiète pas, je m’en occupe, elle arrivera à bon port. » Il a pris la valise d’une main, de l’autre a ajusté sa musette sur son épaule. Le père lui a donné une petite tape sur la tête et recommandé : « Soies sage et travaille bien à l’école » . Ils sont partis chacun de leur côté. Le copain a choisi deux places face à face, côté couloir. Sifflement aigu de la locomotive, la grosse bête s’étire et lentement les wagons se mettent en branle, suivent le rythme des essieux qui gémissent sous l’effort. La fillette est en pays de connaissance !
Pendant presque toute la durée du voyage « l’oncle copain » est resté debout dans le couloir à fumer cigarette sur cigarette, jetant fréquemment des regards rapides à droite et à gauche, au moment des entrées en gare il revenait toujours s’asseoir en face de Zélie, reprenait un journal et elle voyait bien qu’il faisait semblant de lire. Comme toujours les contrôles de billets étaient fréquents, mais lorsque le train a eu franchi la ligne de démarcation pour entrer en zone occupée, ceux-ci étaient suivis du contrôle par les Allemands qui demandaient les « Ausweis » les examinaient suspicieusement, quelquefois vérifiaient le contenu des bagages. C’est lors d’un de ces contrôles qu’un soldat allemand a regardé Zélie, lui a caressé les cheveux et a dit en souriant à « l’oncle-copain » : « Schöne kleines Madchen » Il a jeté un coup d’œil sur leurs papiers et puis est reparti en souriant. « L’oncle copain » lui a dit « C’est vrai que tu es une jolie petite fille » Cela ressemblait à un soulagement plutôt qu’à un compliment. Dans le compartiment l’atmosphère aussi avait changé. Il y avait d’abord eu une agitation fébrile pendant la recherche des si précieux papiers, puis un silence tendu le temps que ces derniers soient examinés par les Allemands, enfin, lorsque ceux-ci sont repartis, tout le monde s’est brusquement détendu, les voyageurs se remettant à parler, regardant aussi en souriant la petite fille blonde qui avait bien compris qu’il ne fallait surtout pas se faire remarquer. « Soies sage » lui avaient recommandé les parents !
Arrivés à Paris, « l’oncle copain » l’avait à nouveau prise par la main et très vite ils étaient descendus dans le métro pour se rendre gare de l’Est. Zélie a découvert que s’il y avait des trains qui roulaient à l’air libre, il pouvait y en avoir aussi sous- terre avec une foule silencieuse de gens qui se tenaient à distance d’un groupe d’Allemands qui parlaient fort et sont montés dans un wagon pratiquement vide alors que les autre étaient bondés.
Zélie commençait à être vraiment fatiguée, elle avait faim et soif mais « l’oncle-copain » avançait
toujours d’un pas rapide ce qui l’obligeait presque à courir. Gare de l’Est, il a été vérifier les horaires et lui a dit que son train partirait avec deux heures de retard. Ils sont allés dans la salle d’attente ; il a trouvé une place sur un banc et lui a dit : « Zélie, tu m’attends là, je vais faire une course, surtout ne tu bouges pas, tu ne parles à personne, tu fais attention à ta valise, je reviens bientôt… » Et il est parti avec sa musette, son unique bagage. Elle, très vite, s’est endormie avec sa valise à ses pieds.
« Zélie, Zélie réveilles toi, le train est en gare et il part bientôt » « L’oncle copain » est là, il l’entraîne et tous deux courent jusqu’au train alors que la locomotive commence à souffler comme si elle prenait son élan. Vite, ils sont montés dans un wagon de 3ème classe, les compartiments étaient tous presque vides ; il a choisi de l’installer dans celui où il y avait un couple d’un certain âge et après avoir mis sa valise dans le filet, il a demandé à la dame si elle pouvait la prévenir lorsqu’ils arriveraient à Charleville parce que c’est là qu’elle devait descendre, là où l’attendait sa famille et puis il est parti en recommandant à Zélie « et surtout soies sage ! »
La Dame lui a demandé comment elle s’appelait, d’où elle venait et puis a eu l’air de s’apercevoir qu’elle était vraiment fatiguée, mais surtout Zélie lui a dit qu’elle avait soif et faim ; elle ne se souvenait même plus quand elle avait mangé et bu dans la journée qui avait commencé très tôt puisqu’elle s’était levée à 6 heures et c’est déjà la fin de l’après midi. Elle a entendu la Dame dire « Mon Dieu, ce n’est pas possible … » et puis son mari a été fouiller dans leur valise et lui a donné un morceau de pain avec du vrai jambon, de l’eau à boire au goulot d’une petite gourde ; la Dame l’a couchée sur la banquette, la tête sur ses genoux et à nouveau elle s’est rendormie. La Dame l’a réveillée lorsque le train allait entrer en gare de Charleville-Mézières et lui a dit qu’elle et son mari étaient aussi arrivés et qu’ils allaient l’accompagner jusqu’à sa famille ; seulement Zélie ne connaissait pas cette famille, ni cet oncle Alain. Ils ont du attendre que le quai se vide des voyageurs pour voir si quelqu’un attendait et il y avait effectivement quelqu’un. Un homme très grand, mince, élégant avec un chapeau qui était là scrutant les voyageurs .La Dame s’est approchée et lui a demandé s’il n’attendait pas une petite fille qui voyageait toute seule ? L’homme a souri, a pris la main de Zélie, une grande main un peu osseuse, avec de longs doigts, une main qui l’a comme enveloppée. Elle a su tout de suite que c’était bien l’Oncle Alain, le fils d’Augustine : il avait les mêmes mains qu’elle.
(à suivre)


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