5-La Rue du Cul de plomb

Posté le 05/09/2012 dans Le feuilleton.

Chapitre 5.

La fillette gît recroquevillée entre deux balles de foin, mutique, les yeux clos, toute refermée, bien décidé à échapper au monde des grandes personnes. Ce monde de grandes personnes qui peut abandonner « son chien » à une mort certaine. Zélie en est convaincue…elle ne le reverra plus jamais !

Les grandes personnes ont bien d’autres préoccupations. Augustine et Gilberte sont inquiètes. Le long de l’interminable convoi les nouvelles provenant du front circulent, c’est ainsi qu’elles ont appris que le lycée Chanzy de Charleville où était pensionnaire « le grand frère » avait été évacué par train et que le train avait été mitraillé : les blessés et les morts parmi les professeurs et les élèves seraient nombreux ! Quant à la base aérienne de Metz-Frescaty elle serait entièrement détruite par un bombardement et  personne ne sait ce qu’il est advenu des militaires – aviateurs.

La caravane poursuit son chemin, cap vers le sud ouest. Elle a quitté le département de la Meuse pour entrer dans celui de la Marne. La colonne serrée des réfugiés ressemble à un immense serpent qui ondule à travers la campagne paisible, verdoyante et sous un soleil éclatant. Vers une heure de l’après midi , la chaleur de plus en plus forte et la fatigue se font sentir. Trente kilomètres ont été parcourus dans la matinée, c’est pourquoi cousin Charles a décidé qu’il est temps de faire une halte pour manger, se reposer. Justement il y a là un petit bois à l’ombre accueillante. Quelqu’un fait toutefois remarquer que la voie ferrée est bien proche et qu’il serait peut être plus prudent d’aller plus loin car elle pourrait être bombardée bien que la frontière donc le front soient éloignés. Mais tout ce monde est tellement fatigué qu’il n’aspire qu’à une pause, donc s’installe, sort les provisions, qui commencent à s’amenuiser, prépare les casse-croûtes. Cela ressemble à un pique-nique bucolique avec chants d’oiseaux, bruissements d’insectes, herbe tendre, ombre bienfaisante. Cependant Zélie descendue du chariot reste prostrée dans un coin, elle n’a pas faim ce qui d’ailleurs ne préoccupe personne. On s’emploie à rassurer Gilberte sur les sorts de son fils et de son mari !

Et puis, soudain, à nouveau ce bourdonnement ténu qui s’amplifie pour devenir bruit assourdissant. Les Stukas, les bombardiers de la Luftwaffe sont là. Tout le monde est à terre, couché. Zélie sent sur son corps celui du poids de sa grand-mère, un corps sec comme un fagot de bois. La petite fille a les mains plaquées sur les oreilles pour ne plus entendre le bruit terrifiant des avions en piqué qui lâchent leurs bombes pendant que les mitrailleuses cartonnent leur cible, celle qu’a repérée le pilote de sa cabine vitrée à moins de cinquante mètres de hauteur. Les appareils reprennent de la hauteur pour mieux redescendre toutes sirènes hurlantes, ce bruit qui affolent les victimes plaquées au sol. Les hennissements des chevaux effrayés ajoutent au vacarme. Ce n’est qu’explosions, sifflements de balles, craquements d’arbres brisés, cris de terreur et cela n’en finit pas ! Il semble que le temps se soit arrêté ou alors que celui de l’apocalypse soit arrivé. Zélie pressée contre  le sol a du mal à respirer, elle a le goût de la terre dans sa bouche et la terreur dans sa tête.

Brusquement, tout est redevenu silence, mais personne n’ose bouger. Il s’est passé quelques longues minutes avant que quelqu’un ne crie : « c’est fini ! » Oui, c’est fini. Chacun s’est relevé, regarde autour de lui. Tous s’interpellent, se comptent, quand, tout à coup, un cri s’élève « Papa, papa, c’est fini, relève toi, c’est fini ! » Une jeune fille, au manteau rouge, à genoux près d’un corps immobile, crie sa détresse : son père est mort, bien mort, allongé, face contre terre, il a deux trous dans le dos, deux éclats de bombe !

Zélie regarde la scène : la jeune fille en larmes, tout le groupe d’abord silencieux, et maintenant en pleurs, l’entoure, impuissant. Et puis, tout a été très vite. Une ambulance de l’armée est arrivée, deux soldats ont chargé le cadavre sur une civière , claqué les portes du véhicules et sont repartis, laissant là, la jeune fille, au manteau rouge, seule avec son désespoir et son vélo qu’elle a repris pour rejoindre, plus loin, la longue file de réfugiés. Zélie, elle, est remontée dans le chariot, muette, les yeux secs, avec une longue plainte intérieure, elle se sent toute tapissée de chagrin !

Avant de reprendre la route, il a fallu calmer les chevaux, les apaiser avec  un peu d’eau et de douces paroles. Les braves bêtes rassurées sont reparties lentement, tirant leurs lourds fardeaux, alignant les kilomètres jusqu’à la nuit tombée. Un peu avant le village, le cousin Charles a arrêté le convoi devant un vaste bâtiment de ferme. A sa demande, le propriétaire accepte de donner l’hospitalité, pour la nuit, dans une partie de ce qui est en fait une bergerie. Rapidement il jette de la paille sur le fumier qui jonche le sol et chacun est invité à trouver sa place pour la nuit. Augustine a étendu sur la paille sa redingote qui n’a plus rien du dimanche depuis qu’elle sert tantôt d’oreiller, tantôt de couverture et là de protection. Les grandes personnes chuchotent tard dans la nuit. L’odeur est épouvantable, âcre. Elle semble pénétrer dans tous les pores de la peau, s’immiscer au plus profond des muqueuses nasales et, rapidement, l’humidité du fumier imprégné de l’urine des bêtes pénètre dans les corps, ces corps fatigués qui ont eu si chaud dans la journée, se glacent car la nuit est particulièrement fraîche.

Au matin, les réfugiés puants, poisseux, hâves, ressemblent plus que jamais à des vagabonds. Quand se sont-ils lavés pour la dernière fois, en dehors de se rafraîchir le visage  à la goulette  des abreuvoirs des villages traversés ? Depuis quand Zélie a-t-elle quitté  le cocon qu’était la maison d’Augustine ?

Le berger a répondu aux femmes qu’il n’avait pas de lait à leur vendre mais que, peut-être, son voisin fermier ? Elles y sont allées et revenues avec un seau plein d’un lait, venant d’être trait, encore chaud et mousseux. Un verre, une tasse pour chacun mais rien de solide à tremper. Il n’y a plus de pain depuis hier. Les boulangeries des villages sont fermées faute de pouvoir répondre à la demande du flot des réfugiés : les stocks de farine sont épuisés et le réapprovisionnement n’arrive plus. Zélie a faim et demande à sa mère pourquoi, ce matin là, elle n’a pas de tartine ? Elle s’entend répondre : « Mange ton poing et garde l’autre pour demain ! » Elle est comme cela Gilberte, toujours réponse à tout avec une citation, un dicton, une maxime populaires ! La gamine se le tient pour dit, remonte sur son chariot qui démarre. Le convoi s’ébranle, rejoint la route où la cohorte humaine s’écoule lentement en longue file de résignation.

Dans la matinée et pour la première fois depuis leur départ cousin Charles a fait arrêter le convoi devant un centre d’accueil de la Croix Rouge, un parmi tous ceux qu’elle a installés et qui jalonnent les routes des réfugiés. Pour la première fois, les Gens du village de la Rue du Cul de plomb ont pris la file, fait la queue pour avoir un repas, tels des miséreux, tels ceux qui fréquentent la soupe populaire !

(à Suivre)

 

 

 

 


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