La rue du Cul de plomb

Posté le 26/01/2017 dans Le feuilleton.

Chapitre 130.

Ainsi s’écoulent les journées dans la torpeur étouffante de juillet. L’après midi la coiffeuse sort une ou deux chaises dans la cour, à l’ombre, y installent ses clientes surmontées d’invraisemblables casques chauffant les permanentes, pour une durée indéterminée, les coupures de courant étant constantes et impromptues, l’opération permanente peut donc prendre plusieurs heures ! La coiffeuse en profite pour monter chez Gilberte qui assure le vrai faux café à l’orge grillée. Elle retrouve là une amie de longue date de cette dernière, femme d’aviateur  qui était aussi en garnison à Metz jusqu’à la déclaration de la guerre : c’est Mathilde, que Zélie aime bien. Elle la trouve douce et avachie, avec de grands yeux liquides. Elle soupire sans cesse mais que pourrait-elle faire d’autre ? Son unique fils Gilbert, 18 ans, miné par la tuberculose, s’étiole doucement dans son lit.

Et puis il y a celle que Zélie a baptisée « Renard rouge », elle ne sait pas très bien pourquoi ? Peut-être parce qu’elle a de longs ongles faits rouges vifs assortis à son rouge à lèvres. Zélie ne sait pas davantage pourquoi elle ne l’aime pas non plus ? Peut-être est-elle trop peinte, trop bruyante, trop sûre d’elle à côté de Gilberte toujours si silencieuse et que Zélie trouve si belle sans artifices ! Et pourtant « Renard rouge » a une qualité essentielle en ces temps de disette : elle coud comme une fée ! Car les après midis de ces dames ne sont pas uniquement moments de papotages et commentaires divers, ce sont des temps d’ateliers de tricot, couture, ravaudages en tous genres, trésors d’inventivité pour rallonger, récupérer, utiliser tout ce qui peut être transformés en vêtements. C’est ainsi que Zélie s’est trouvée pourvue de chemisiers bleus, blancs et jupes rouges d’été confectionnées à partir d’un drapeau tricolore(récupéré par le père) qui habituellement aurait du recouvrir le cercueil d’un malheureux mort pour la France…et d’un manteau bleu marine fait à partir d’une capote de l’armée de l’air au tissu si raide et épais que la gamine a des difficultés à garder les bras le long du corps. Celle-ci a horreur des essayages. D’abord il ne faut pas bouger, ensuite il y a toujours une ou deux épingles que « Renard rouge » lui enfonce dans la peau, enfin cette dernière ne manque jamais de lui dire : « Mais ma pauvre Zélie de quoi tu as l’air avec « tes ailes d’ange » et tes côtelettes que l’on peut compter ! » Zélie regarde sa mère qui ne la voit pas, occupée, qu’elle est, à compter les mailles de son tricot, ou de son gamin, ou encore d’aller remettre de l’eau sur l’orge grillée. N’empêche que Renard rouge est toujours la vedette, avec des histoires à raconter que Zélie ne comprend pas mais qui arrivent à faire sourire Gilberte. Le père prétend que « Renard rouge » a une « grande gueule » là non plus Zélie ne comprend rien, il lui apparait que la bouche de « Renard rouge » est normale sauf qu’elle est trop rouge, d’un rouge sanglant qu’elle trouve un peu effrayante surtout quand elle l’ouvre grand et rit!

De temps en temps on entend venant de la cour le son d’une clochette agitée frénétiquement par une des patientes, la coiffeuse part en courant, dévalant l’escalier. C’est le signe que le cuir chevelu d’une cliente crame un peu. Par la fenêtre ouverte on sent l’odeur d’ammoniaque dégagée par les bigoudis que la coiffeuse enlève à la hâte en réconfortant la cliente : « C’est rien, vous risquez d’avoir  une cloque ou deux sur le cuir chevelu, mais ce n’est pas grave ! Et puis il faut souffrir pour être belle. »

Zélie étouffe au milieu du cercle de ces dames et n’a qu’une idée retrouver son espace d’activités : la cour et sa corde à sauter, le marronnier et ses escalades, le rebord de la fenêtre de Madeleine et ses conversations. Jusqu’à ce jour…l’un des premiers du mois d’août, alors qu’elle s’échappait furtivement, la porte de l’appartement d’en face s’est ouverte et il est apparu sur le palier stoppant net Zélie qui prenait son élan pour sauter les six premières marches de l’escalier ! Surpris, le garçon s’est aussi arrêté. Il est en uniforme, celui que portent « les Scouts de France », et manifestement vient tout juste de revenir d’un camp de vacances, de ceux qu’affectionne le maréchal Pétain ! Dans l’instant il toise la gamine, il la dépasse d’au moins une tête, si ce n’est plus, paraît avoir à peu près 13 /14 ans et finit par l’interpeler : « T’es qui ? »- « Et toi ? » -« Moi je suis Dominique mais tout le monde m’appelle Doudou, j’habite là avec ma mère. Je ne te connais pas, je ne t’ai jamais vue ?-« Moi, c’est Zélie, pour l’instant j’habite là avec mes parents et mon petit frère »-« Pourquoi tu dis pour l’instant ? »-« Parce que j’ai une autre famille, loin en Suisse et quand la guerre sera finie je repartirai là-bas… » C’est ainsi qu’ils ont fait connaissance et que la suite du temps des vacances a changé pour Zélie. Doudou lui a proposé de se revoir le lendemain après midi et avait-il dit : « il y aura aussi mon copain, le fils du proprio, comme ça tu le connaitras ».

Ils se sont donc retrouvés et elle a fait connaissance de Marc rebaptisé par Doudou « Gros pâté » parce que manifestement trop bien nourri en ces temps des restrictions  par des parents dont tout le voisinage soupçonne qu’ils pratiquent le marché noir. Il y a des signes qui ne trompent pas, les joues pleines, les fesses rebondies, les mollets charnus, bref une tournure toute en mollesse alors que tous les gamins sont efflanqués. Ne serait-ce que Doudou, espèce d’asperge nerveuse et flexible ce qui lui donne une sorte d’élégance naturelle. D’ailleurs compte tenu de sa taille, de sa prestance, ce dernier a décidé qu’il serait le Chef du trio, donc celui qui décide et commande, et ce d’autant plus naturellement qu’il a déjà prévu son avenir : il sera militaire, tout comme son père et sa mère, sauf que lui ce qui l’intéresse ce n’est pas tant faire la guerre, ni prendre le risque d’être prisonnier comme son père, mais c’est tout l’apparat de l’armée. Il aime les drapeaux, l’uniforme, la musique cadencée, les chants martiaux et du coup admire l’armée allemande : la Wehrmacht, son organisation, sa discipline, ses défilés au pas de l’oie, de quoi troubler Zélie qui ne reconnait pas dans ces discours ce qu’elle sait de la guerre depuis qu’elle a été chassée de la rue du Cul de plomb il y a déjà trois ans.

C’est dans ce contexte qu’un après midi, où ils étaient tous les trois assis sur une marche de l’escalier qui descend à la cave, leur lieu de rendez-vous, Doudou a déclaré qu’ils allaient jouer  à la guerre : lui serait le commandant des opérations, « Gros pâté » un milicien collaborateur, Zélie un agent de la résistance comme ceux que les Allemands recherchaient activement. Méfiante et plutôt inquiète elle a demandé ce qu’elle aurait à faire : « Pas grand-chose, tu dois transporter des papiers secrets sans te faire prendre jusqu’à une « planque », nous on te cherche pour t’attraper. C’est comme si on jouait aux gendarmes et aux voleurs »-« Et si vous m’attrapez ? »-« Et bien là tu verras », et Doudou de développer le plan stratégique.1° Zélie doit trouver une planque. 2° Gros Pâté doit, lui, rechercher des indices et les communiquer à Doudou.3° Doudou doit mener les opérations pour arrêter Zélie. Il a ajouté, si tout le monde est d’accord on commence demain après midi. « Gros pâté » a acquiescé, Zélie n’a rien dit, elle se sent mal à l’aise, n’a pas tout saisi et en les quittant a décidé d’aller voir Madeleine  pour l’interroger, savoir si elle connait des résistants.

C’est ainsi que Zélie a appris que la guerre ce n’était pas que les bombardements, les gens qui quittent leurs maisons et vont sur la route comme les bohémiens, les gagnants et les perdants qui supportent l’occupation des premiers,  les restrictions, les prisonniers , Madeleine lui a expliqué qu’il y avait aussi des gens qui résistaient donc se cachaient, tuaient des Allemands qui ensuite se vengeaient en les arrêtant et en les fusillant en représailles, et puis aussi qu’ils arrêtaient des civils dans la rue pour les envoyer on ne savait pas où en Allemagne. Ces civils, ils les reconnaissaient parce qu’ils étaient obligés de porter une étoile jaune sur leurs vêtements. Zélie avait demandé pourquoi ? « Parce qu’ils sont juifs, ils n’ont pas la même religion que les chrétiens ! »  Madeleine avait d’ailleurs ajouté qu’il y avait dans le monde bien d’autres religions encore, mais que seuls les juifs étaient arrêtés pour ça ! Oui, c’est ainsi que Zélie a découvert que tout le monde n’allait pas à la messe où elle s’ennuyait le dimanche, ni les enfants au catéchisme le jeudi où le curé racontait toujours la même histoire, mais que ce n’était pas une raison pour arrêter les gens, c’était bizarre ! Ce soir là elle est rentrée à la maison très troublée, a dit à sa mère qu’elle n’avait pas faim, mal au ventre et qu’elle voulait aller au lit. Là elle s’est mise à repenser à tout ce que lui avait raconté Madeleine, il fallait qu’elle lui pose encore des questions parce qu’elle n’avait pas tout bien compris. Il y avait aussi ce « jeu de la guerre » inventé par Doudou qui la tracassait. Dès demain après-midi il faudrait qu’elle se cache pour ne pas être attrapée parce que Doudou n’avait pas voulu lui dire  ce qui arriverait après et de cela elle avait peur !

Pendant trois après midis, elle est entrée en clandestinité perchée au plus haut du marronnier, là où personne ne pouvait la voir, surtout pas ce mollasson de « Gros pâté ». Par contre de là haut elle avait un point de vue panoramique sur la cour et pouvait observer les garçons qui la recherchaient dans les escaliers des différents immeubles, les garages à vélos, à poussettes, à poubelles, sans succès ! Quant à elle lorsqu’elle commençait à avoir mal aux fesses, ou des fourmis dans les jambes  elle se laissait glisser le long d’une grosse branche qui surplombait le mur mitoyen de l’immeuble voisin et n’avait plus qu’à se laisser tomber dans la cour, sortait ensuite sur l’avenue de la République, à quelques dizaines de mètres à gauche, elle s’engouffrait dans le salon de coiffure. Là elle se savait en sécurité. Personne ne s’étonnait de sa présence, les clientes chauffaient sous leur casque dans la cour, la coiffeuse discutait à l’étage avec « Renard rouge » !

Le quatrième jour elle avait décidé qu’elle irait voir Madeleine dès le début de l’après-midi. Elle voulait lui raconter que maintenant elle était « résistante », qu’elle devait se cacher pour que les garçons ne l’attrapent pas, et qu’elle avait peur du « non dit » de l’après !

Cet après midi là, elle descend les marches de l’escalier en sautillant, comme d’habitude ; elle fait un grand saut à mi étage pour éviter le suintement nauséabond des cabinets qui fuient toujours, et presqu ’arrivée au rez de chaussée, brutalement elle bascule, elle n’a eu que le réflexe de tendre les bras en avant ce qui a amorti sa chute et évité que sa tête ne vienne percuter le mur. Étourdie elle essaie de se relever quand les deux garçons hurlant l’on attrapée chacun par un bras, trainée vers la cave et attachée, toujours par les bras, à la rampe en fer de l’escalier.

Maintenant, ils rigolent, ils crient : « Ah, on t’a bien eue, maintenant tu vas nous dire où étais ta planque, où tu te cachais. Voilà trois jours qu’on te cherche ! » Zélie a le cœur qui bat si fort qu’elle a l’impression qu’il va éclater, elle a mal à la tête, elle tremble de peur, néanmoins  elle a une certitude elle ne dira rien. Rien du pacte secret qu’elle a avec son arbre le marronnier, ni rien de ses rendez-vous tacites avec Madeleine, de son refuge au salon de coiffure. Doudou déclare alors qu’elle aura droit à cent coups de poings sur chaque bras. Cent donnés par lui-même, cent par « Gros pâté » et comme ça elle finira bien par parler ! Et les coups commencent  sur des bras si maigres ; ceux du Commandant Doudou tombent drus et font très mal, beaucoup plus que ceux de son acolyte peu convaincu par son rôle à jouer, bonasse qu’il est par nature ! Ils comptent dix, et puis vingt, et puis « Tu vas parler » et Zélie a les yeux qui piquent mais elle ne pleurera pas, et puis trente, cela fait de plus en plus mal, et puis quarante « est-ce que tu vas nous dire où est ta planque ? » La voix du Commandant Doudou n’est plus la même, elle est rauque ; son visage aussi a changé, tout comme ses yeux, Zélie le regarde et pense qu’il est en train de devenir fou et elle crie: « Mais t’es fou ! » Interloqué il s’arrête de taper, tout comme « Gros pâté » qui tend sa main vers lui juste à la hauteur du visage de Zélie qui ouvre la bouche, lui attrape la base du pouce, enfonce ses dents dans le gras du doigt et mord de toutes ces forces décidée à ne pas lâcher la pression. Hurlement de « Gros pâté » qui supplie « Lâche moi !.Doudou détache la, je t’en priiie ! » Affolé par les hurlements, le Commandant Doudou a détaché Zélie. Celle-ci a lâché prise et craché par terre de dégoût ; les deux valeureux guerriers s’étaient déjà sauvés en courant, ayant peur certainement que les hurlements de « Gros pâté » n’ameutent les grandes personnes. Zélie regarde ses bras tuméfiés, devenus durs sous les coups, ils lui font mal, et elle se demande comment elle va faire pour les cacher, tout à l’heure, à sa mère et surtout au père, s’il est là. Finalement elle a décidé qu’elle leur dirait qu’elle était tombée dans l’escalier ! Mais pourquoi ?

C’est en remontant qu’elle a vu que les garçons avaient tendu une ficelle de part et d’autre de la rampe sensiblement à la hauteur de ses mollets, sachant à quelle vitesse elle déboulait les marches, elle ne pouvait que trébucher  et faire un vol plané !

(à suivre)

 

 


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