La rue du cul de plomb.

Posté le 20/09/2019 dans Le feuilleton.

Chapitre 39.

« Et bien voilà, les vacances sont finies. » pense Zélie en préparant son cartable pour la rentrée au lycée qui aura lieu le lendemain. Les vacances sont finies et Maria est de retour. Elle occupe à nouveau le terrain et l’espace et l’atmosphère de l’appartement a changé. Elle fredonne, chante des airs de son pays tout en astiquant, cuisinant, pâtissant ses spécialités de gâteaux à base de pommes de terre ou de carottes. Elle chouchoute Gilberte, le Gamin et Zélie. Zélie qui lui a demandé si ses  enfants allaient bien. Avec un grand sourire elle a répondu : » Oui et ils m’aiment toujours » Un silence et elle a repris avec son accent inimitable : « Comme je t’aime aussi toujours ma Zélie ! » Celle-ci a d’abord pensé aux progrès  en Français que Maria avait fait. Elle avait dit « Comme je t’aime aussi toujours ma Zélie ! » Pour Zélie une phrase incongrue, qu’elle a mis du temps à intégrer comme si cette petite phrase avait dû cheminer jusqu’au cœur de son être. C’est la première fois que quelqu’un lui dit l’aimer et ce quelqu’un c’est Maria  la Dame de ménage venue d’au-delà de la frontière autrichienne, venue avec comme seul viatique : sa bonté, sa générosité, sa joie de vivre, bref son humanité. Ni le Père, ni Gilberte sa mère, ne lui ont dit qu’ils l’aimaient. « Peut-être qu’ils pensent que c’est inutile puisque je suis leur fille, donc cela doit aller de soi ? » N’empêche que cette question la taraudera longtemps, pendant plusieurs années, peut être ? Pour l’instant elle continue de ranger son cartable et pense que demain elle va faire une entrée remarquée avec son cou « enchâssé ». Elle s’attend à ce que tout le monde lui pose des questions, les copains de classe mais aussi les profs. Elle décide qu’elle dira simplement qu’elle a eu un accident avec sa luge car elle veut une fois pour toute oublier cet épisode dont d’ailleurs personne ne parle plus à la maison. Un jour chasse l’autre et puis comme l’a décrété le père «  Tu t’en remettras et puis tu en verras bien d’autres dans la vie » Donc elle est bien décidée en s’en remettre et sitôt qu’elle sera délivrée de cette « minerve » reprendre le cours normal de sa petite vie.

Ce lundi de rentrée, elle attend dans l’obscurité, sur le trottoir devant le portail du 14 Hütteldorferstrasse, le car de l’armée qui dorénavant assure le ramassage scolaire des élèves, ceux  qui, le trimestre précédent, prenaient le tram pour se rendre au lycée. Les autres, une minorité, faisant partie des « privilégiés » dont les pères, parmi les plus gradés, préfèrent faire conduire leur progéniture par le chauffeur que l’armée leur a attribué. Une pratique que le Père réprouve car elle va à l’encontre de ses principes parmi lesquels « pas de passe-droit, pas de privilèges, pas de combines » ! Zélie ne comprend pas  vraiment ce que tout cela veut dire par contre elle sait combien souvent son père répète ses mots là…Et le car militaire est arrivé. Il lui a paru immense, elle a le choix de la place, elle est la première à être « ramassée » sur le parcours, ce qui lui vaudra aussi d’être la dernière déposée au retour. La raison en est qu’elle demeure en dehors du centre-ville de Vienne où pratiquement toutes les familles de militaires sont logées, à l’exception naturellement des Russes. Le chauffeur l’a regardée avec curiosité plutôt qu’avec bienveillance mais n’a pas fait de commentaires, ce qui n’a pas été le cas à chacune des stations où les gamins ne manquent pas de s’étonner, de poser des questions, de faire des remarques souvent goguenardes. Arrivée au lycée, elle n’a pas eu le temps vraiment de s’expliquer que déjà toute la bande se chargeait de commenter sa situation, y allant de son interprétation « Pas étonnant qu’elle se soit cassée la figure avec sa luge, dans le noir. Elle est bigleuse ! »- Qu’importe pour Zélie la seule chose qui l’intéresse c’est d’attendre l’arrivée de la berline noire de la famille Aunis, avec sa tribu parmi laquelle sa copine Danielle. Comme d’habitude la voiture est arrivée au moment où la cloche sonnait, le chauffeur est descendu, a ouvert la portière à Madame et toute la fratrie s’est éparpillée pour retrouver sa place dans les rangs, Danielle est venue se placer à côté de Zélie. Dans la journée, cette dernière s’est mise  à repenser à ce moment, se demandant si c’était cela un privilège et si les parents de son amie étaient des « combinards » comme disait son père ?

Les deux jours suivants se sont passés normalement, la routine. Personne ne parlait plus du cou, des vertèbres, de la minerve, de la luge, du comment de cet accident, tout cela était digéré par le quotidien. Le troisième jour, dans la matinée, au moment de la récréation, une voiture de police militaire est entrée dans l’enceinte du lycée toute sirène hurlante. Ce qui a créé un instant de sidération chez les élèves devenus soudain silencieux et attentifs. La sonnerie de fin de récré a retentit à peu près au même moment, tout le monde s’est remis dans son rang pour rejoindre sa classe tout en chuchotant, intrigué par cette présence policière, jusqu’au moment où le surveillant général sur le perron, a sommé de se taire, de rentrer en silence sous peine de sanctions.

Et maintenant, Zélie est à sa place au premier rang de la classe. Elle farfouille dans son cartable pour sortir cahier et trousse pour le cours de math. Le prof commence tout juste son cours quand la porte s’ouvre, le « surgé » entre et demande « Mademoiselle Zélie est-elle là ? » celle-ci se lève, le cœur battant avec soudain « la boule » qui remonte du fin fond de ses entrailles et distille son angoisse dans  tout son corps ; elle s’entend dire « Veuillez me suivre. Monsieur le Professeur veuillez nous excuser, je pense que Melle Zélie n’en a pas pour longtemps. » Un long couloir jusqu’au bureau du proviseur. A l’intérieur, autour d’une table trois hommes sont assis côte à côte : un militaire US, un militaire français, un officier de police autrichien. C’est le Français qui lui adresse le premier la parole : « Zélie assied toi, n’aie pas peur ; je t’explique pourquoi tu es là. Tu as été victime d’une agression par une bande de voyous, je vois d’ailleurs que tu portes toujours une minerve- si la patrouille américaine n’était pas passée par là au bon moment et n’était intervenue, tu ne serais certainement plus là. Alors, tu comprends, il y a actuellement une enquête en cours pour retrouver tes agresseurs et les punir. C’est pour cela que tu es ici. Les services de la police autrichienne ont fait des recherches et soupçonnent trois jeunes voyous. Nous allons te montrer les photos et nous dire si tu reconnais l’un ou l‘autre. » Les photos sont étalées sur la table. Zélie regarde. Trois ados, tous blonds, plus tout à fait des enfants avec quelques poils naissants sur les joues, pas encore des adultes avec de l’acné et des rondeurs sur les mêmes joues. « Alors Zélie ? » -«  Je ne peux rien dire ! »-«  Tu ne reconnais personne… ?-« Non, je ne reconnais personne, parce que j’ai vu personne. Il faisait presque noir et je ne vois pas dans le noir- J’ai entendu du bruit, même ce qu’ils ont dit, mais je n’ai rien vu, je ne sais même pas combien ils étaient, il faisait noir ! » Les trois hommes ont l’air déçus. « Tu peux retourner en classe Zélie et fais attention à toi. »Le surveillant général l’a raccompagnée, arrivé dans la classe il a fait l’appel des élèves autrichiens et leur a demandé de le suivre pour les interroger. Tous ont déclarés qu’ils ne reconnaissaient personne, d’ailleurs aucun d’eux n’habitait le quartier de Zélie.  Mais bien évidemment tout le lycée savait maintenant qu’elle avait été agressée. Son professeur principal l’avait interrogée : « Zélie pourquoi ne pas avoir dit que vous aviez été agressée ? » Elle avait répondu : « Parce que pour les Autrichiens c’est toujours la guerre… » En entrant dans le réfectoire elle a senti tous les regards, perçu tous les chuchotements, et a rejoint la table où Danielle avait l’habitude de s’installer près de ses frères et sœurs. Elle était muette et avait l’intention de le rester sur le sujet.

Le soir de retour à la maison, Zélie n’a rien dit non plus, elle s’est seulement interrogée : « Et si elle avait reconnu quelqu’un, est-ce qu’elle l’aurait dénoncé ? Pas sûr ! » Comme un flash, elle a revu la malheureuse de Clermont-Ferrand, la tête tondue, la foule hurlante qui lui crachait à la figure.

La semaine suivante Zélie est revenue au lycée sans minerve, le médecin ayant déclaré que tout allait bien ; très vite, plus personne ne lui a parlé de cette histoire.

Et puis mi-janvier, les élèves et leurs familles ont été prévenues que dans les jours suivants, serait effectuée la visite médicale annuelle par la médecine militaire qui s’installerait dans la cour du lycée. Effectivement  un énorme camion est venu, véritable petit hôpital ambulant avec service de radiologie, laboratoire, bureau des médecins et d’infirmières intégré etc…Lorsque le tour de la sixième est arrivé les deux filles de la classe ont été déclarées prioritaires  pour passer la visite. Danielle et Zélie , en petite culotte, attendent dans l’espace de déshabillage que l‘infirmière  les appelle, sachant déjà que Danielle passera la première car l’appel se fait par ordre alphabétique. Vingt minutes après ce sera le tour de Zélie. Danielle revient tout sourire et déclarant «  tout va bien » Maintenant Zélie est devant le médecin militaire qui l’examine et déclare « Bien, mon petit il faudrait te remplumer, tu n’es pas épaisse, pas comme ta copine » Effectivement la copine doit avoir une tête de plus que Zélie et quelques kilos aussi ! « Quel âge as-tu ? »-« J’aurai 11 ans au mois d’août »- « Est-ce que tu manges ? »-« Oui, en général »-« Comment en général ?» -« Et bien, parce qu’en ce moment je n’ai pas très faim et puis je suis toujours fatiguée mais c’est peut- être aussi parce que j’ai été agressée le mois dernier »-« Ah, c’est toi la petite fille dont on m’a parlé…on va voir tout ça. » Et il a vu et Zélie a entendu lorsqu’elle est passée à la radio : qu’elle a des ganglions dans les poumons, et peut-être ailleurs…oui, elle a entendu le médecin dire à l’infirmière qu’elle a certainement la tuberculose et qu’il faut d’urgence faire des contrôles supplémentaires, prévenir ses parents et l’administration du lycée. Le médecin revenu près d’elle, lui demande « Mon petit, tu te sens fatiguée depuis longtemps ? » -Depuis un peu avant Noël, et j’ai pas trop faim, voilà. »-« Tu en as parlé à tes parents ? » « Non »- « Et pourquoi ? »- « Parce que j’avais pas envie ! » -«  Bon, écoute bien Zélie, tu es certainement malade, donc on va faire des examens plus approfondis, et en attendant tu ne pourras plus venir au lycée, car il faut que l’on soit certain que tu ne soies pas contagieuse. Par exemple, comme on n’a pas encore de certitude, tu évites déjà d’embrasser ta copine Danielle et puis les autres. » Elle a envie de pleurer, elle serre les poings et intérieurement s’étonne de ne pas sentir « la boule » se réveiller, cela la rassure un peu, c’est peut être signe que ce n’est si grave.

C’est comme cela qu’elle a quitté son lycée sans tambour ni trompette, les examens s’étant avérés positifs elle est maintenant dans l’avion militaire en partance pour Innsbruck pour ensuite rejoindre Brégenz en bordure du lac de Constance (côté autrichien), le sanatorium que l’armée française a aménagé dans un hôtel de luxe situé sur le Pfänder qui domine le lac du haut de ses 1064m.

(à suivre)

 


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