Chapitre 42.
Ensuite…Il y avait eu ce carrefour ; Robert avait bifurqué sur la gauche. Zélie avait eu le temps de lire le panneau directionnel « Walzenhause- Appenzell » et effectivement, la route devenue sinueuse entreprenait l’ascension des collines verdoyantes du canton d’Appenzell, royaume absolu des nombreux troupeaux de vaches. Ces dernières reconnues pour la qualité de leur lait, s’appliquaient à mériter cette réputation avec de longues et paisibles ruminations, comme si elles avaient conscience de leur responsabilité essentielle : celle de faire en sorte que « L’Appenzeller » ce fromage fabriqué localement reste l’un des fleurons de l’excellence suisse.
Brutalement le souvenir revint à fleur de la mémoire de Zélie avec la perception précise du petit funiculaire qui reliait les deux cantons : celui d’Appenzell surmontant celui de Saint-Gall où se trouvait « la maison » et de ce fait, elle savait qu’ils seraient bientôt arrivés. D’ailleurs, la voiture avait à nouveau changé de direction tournant cette fois sur la droite ; la route serpentait, maintenant, à flanc de colline et surplombait à nouveau le lac toujours invisible sous sa couche brumeuse, blanche et mousseuse, «comme de la crème chantilly » avait alors pensé Zélie. Elle en était là dans sa rêverie quand Robert avait déclaré : « Arrêt buffet, Chatsie, il faut aussi manger… » Et rien de mieux que l‘un de ces petits « Gasthaus» familiaux, que l’on trouve partout dans chaque canton.
Dans l’instant, Zélie savoure son bonheur. Assise à table entre sa mamie et Robert elle retrouve des sensations enfouies depuis près de cinq années, et qui lui remémorent cette parenthèse heureuse vécue pendant la guerre. Entendre les mots prononcés par l’hôtesse du lieu qui leur souhaite la bienvenue avec le dialecte local « Le Schwiizerdûtsch » parlé dans les cantons alémaniques et ce depuis le 6ème siècle car importé alors par une invasion d’Alamans ! Respirer l’odeur ambiante : celle du feu de bois dans la cheminée, celle discrète des meubles cirés à l’encaustique, les effluves parvenant de la cuisine, et, justement la maîtresse de maison vient d’apporter la carte que s’empresse de consulter Robert qui demande à Zélie si elle préfère manger « une friture du lac » ou alors une « Karlbsbradwurst » saucisse de veau à griller, grande spécialité du canton de Saint Gall, avec des « Rösti », galette de pommes de terre très souvent servie avec de la compote de pommes, là aussi recette locale. Elle n’hésite pas et choisi saucisse et galette, ce qui a fait rire Robert : « Et bien, je vois que tu n’as pas changé. C’était déjà ton plat préféré quand tu étais petite. »
Ils ont repris la route, encore quelques kilomètres et ils seront arrivés, c’est alors que Robert lui a dit, quelle allait avoir une surprise, et depuis elle se demande ce que peut être cette surprise. Elle regarde le paysage, essaie de retrouver des repères, des éléments de reconnaissance. A un moment donné il lui a semblé voir la « vieille et grande maison », mais la voiture n’a pas ralenti et a continué la route pendant quelques minutes avant d’entrer dans l’agglomération de la petite ville de Reineck, d’emprunter la rue principale et de s’arrêter devant le portail d’un chalet tout neuf. Robert s’est retourné : « Chatsie, voilà la surprise, c’est la nouvelle maison de Mamie et de Gaby et à partir de maintenant aussi la tienne. » Un peu éberluée elle est entrée dans ce qui allait être pendant un temps indéterminé son univers de vie. Il ne lui manquait plus que la présence de Gaby qui allait revenir du lycée vers 16 heures. Mamie lui a dit que cette dernière avait demandé à ce que l’on rajoute un lit dans sa chambre pour la partager avec elle, au lieu de l’installer seule dans une autre chambre. Déjà, elle l‘attend avec impatience, elles allaient avoir tellement de choses à se raconter.
Enfin, la porte du couloir a claqué, un pas vif et puis un cri « Zélie, ich bin da ». Oui, elle était bien là, en face d’elle, la dépassant d’une demie tête (alors qu’elles n’ont que deux mois de différence) mais toujours semblable avec ses deux fines nattes encadrant l’ovale du visage, ses yeux en amandes, son sourire qui lui découvre les dents comme si elle allait croquer la vie, elle a ajouté « Hello Chatsie », elle a enveloppé Zélie de ses deux bras, comme si elle se l’appropriait et la protégeait. Elles sont restées enlacées, fusionnées pendant plusieurs minutes, n’en finissant pas de se respirer, d’être certaines qu’elles s’étaient bien retrouvées ! Les cinq ans d’absence avaient disparu d’un coup, oui, elle était bien revenue à la maison après un si long périple…
Les jours suivants ont été essentiellement consacrés à sa maladie. Depuis qu’elle était partie du sana, elle avait la sensation d’aller mieux, elle ne pensait plus sans cesse à sa contagion ; elle était revenue dans le monde « normal » et ici elle ne paraissait pas être un danger pour les autres. Pourtant, dès le lendemain de son arrivée, Mamie l’a accompagnée à l’hôpital de Rorschach où elles avaient rendez- vous avec le médecin responsable du service d’infectiologie. Arrivées sur place, Zélie a senti la boule d’angoisse qui remontait du fin fond de son ventre, comme si elle l’avertissait d’un danger : « Tu ne vas pas me laisser ici Mamie ? » C’est le docteur qui lui a répondu en français : « Mais non, petite fille, ici on va te soigner, tu viendras avec ta mamie et une fois ton traitement administré, vous rentrerez à la maison, et c’est comme cela que nous allons te guérir. Dans trois mois au plus tard, à Pâques par exemple, cela sera fait et tu pourras retourner au lycée ! Mais dans le même temps il faudra aussi que tu manges, prennes du poids car tu es bien maigrichonne. »- Ce n’est que bien plus tard qu’elle a su et a compris pourquoi, là, en Suisse, on pouvait la guérir aussi vite …En 1944,pendant cette guerre, aux USA, avait été découverte la streptomycine, un antibiotique actif contre le bacille de Koch, 1er traitement antituberculeux disponible déjà en Suisse, située hors du conflit en tant que pays neutre.-
Et la vie s’est organisée autour des impératifs de santé de Zélie !
Tous les jours l’infirmière venait faire la piqûre ; une fois par semaine c’était la visite de contrôle à l’hôpital où était assurée une vigilance constante sur son état général, les effets du traitement antibiotique sur les ganglions qui très rapidement se sont mis à régresser, alors que dans le même temps Zélie reprenait du poids et des forces, grâce à l’attention de Mamie Anna. Elle lui appliquait un régime nutritif particulier avec 5 repas et ou collations par jour. Zélie avait retrouvé le goût de l’Ovomaltine, du fameux pain noir à base de seigle et nouvellement en vogue le « beer muesli » particulièrement riche en vitamines et inventé par un médecin suisse précisément comme complément alimentaire pour les tuberculeux.
Tous les midis Gaby rentrait à la maison pour déjeuner, repartait ensuite pour finir la journée scolaire dont les après midi étaient essentiellement consacrés aux activités dites de « découvertes » et plus particulièrement « aux sciences de la vie », celles dévolues à la nature et à l’environnement !
On était en février avec le froid, la neige, la glace, la beauté des fleurs de givre scintillantes au soleil, les joies de la glisse en luge, en patins à glace, avec les batailles de boules de neige et les retours dans la chaleur de la maison. Là, mamie les envoyait tout de suite prendre un vrai bain dans une baignoire pleine d’eau tiède et mousseuse en recommandant : « Surtout Zélie, tu ne prends pas froid ! ». Bref c’était un vrai hiver et il semblait à Zélie que les jours filaient si vite, si vite, surtout depuis que Mamie Anna lui avait dit qu’elles avaient rendez- vous avec le directeur du lycée de Gaby, elle était impatiente de savoir pourquoi ?
Ce jour là était arrivé et depuis quand elle y repensait, elle revoyait le grand escalier en pierre qu’elles avaient gravi jusqu’au 1er étage. Là une secrétaire était venue les chercher pour les conduire dans le bureau du directeur. Mamie l’avait présentée puis expliqué sa situation particulière et ensuite abordé le sujet de sa démarche. Elle voulait savoir, (bien naturellement si les médecins en étaient d’accord) si l’établissement accepterait Zélie en tant qu’élève pour suivre les cours du troisième et dernier trimestre dans la section « française » où était déjà Gaby ? Et, dans cette perspective, si Zélie ne pouvait pas travailler à la maison pendant les mois de février et mars afin de ne pas être trop en retard pour suivre ensuite ?
Une longue conversation s’en était suivie, que Zélie avait du mal à suivre, si ce n’est que son prénom revenait souvent dans les propos. Elle voyait bien que sa mamie discutait avec une certaine véhémence, argumentait défendant la cause de « son petit trésor» – Et il y avait eu le moment où le directeur avait demandé à la secrétaire d’aller chercher « Fräulein Paula » qui est arrivée au bout de quelques minutes et s’est présentée. « Fräulein Paula, Je suis le professeur de Français de la 1ère classe[i] de la Section française ». Après quelques explications de la part du directeur, elle s’est adressée à Zélie « Et bien Fräulein Zélie, je suis très heureuse de savoir que vous êtes la petite sœur française de Gaby et que vous serez bientôt l’une de mes élèves. En attendant vous pourrez naturellement travailler à la maison jusqu’à ce que vous soyez à nouveau en bonne santé. Gaby vous apportera les cours, puis je les corrigerai. Je suis certaine que tout ira très bien ! »
Oui, cela s’est passé ainsi et tout a été très bien.
Comme prévu Zélie a pu travailler à la maison.
Comme prévu elle a intégré le lycée après les vacances de Pâques, simplement elle était dispensée des après-midi « découvertes » trop fatigants mais que Gaby lui racontait.
Comme prévu elle a retrouvé au lycée la copine Ruth avec ses joues rondes et rouges comme des pommes d’Api, ses longues nattes noires serpentines qui virevoltent sitôt qu’elle courre ou saute. Elle a retrouvé aussi Walter qui avec ses deux ans de plus était dans la 3ème classe et avait déjà l’air d’un jeune homme.
(à suivre)
[i] Ce qui correspond à la sixième en France.