La rue du Cul de Plomb

Posté le 12/11/2013 dans Le feuilleton.

Chapitre 12.

Istres ! La plaine de la Crau et ses cailloux, le mistral et sa violence, l’étang de Berre et le bleu de ses eaux salées,la Base 125 et…le père retrouvé !

On finit toujours par arriver quelque part ! Zélie ne s’étonne plus de rien, pas même de retrouver son père vivant. Il aurait pu être « devenu » mort dans cette logique d’évènements terribles dont certains dramatiques survenus, vécus depuis à peine deux mois. La fillette a tant appris en ce court laps de temps : l’errance et la peur, la faim, la maladie, la mort mais aussi la mesquinerie, la méfiance, la violence du chacun pour soi et bien heureusement quelquefois, plus rares, la compassion, la chaleur humaine.

Les retrouvailles avec le père ont été toutes de retenue. Le Lorrain n’est pas expansif par nature, même s’il n’en pense pas moins. Le père n’a pas pris Zélie dans ses bras. Pourquoi l’aurait-il fait ? Cela n’était encore jamais arrivé. Il lui a simplement caressé les cheveux en lui disant : «  Alors, te voilà, toi aussi ! » comme si elle revenait d’une promenade au jardin public.

Ce jour là, c’est pourtant un grand moment de retrouvailles, car il y a le père, mais aussi, le frère de ce dernier : l’oncle Maurice, également militaire dans l’armée de l’air, celle des colonies. Il connaît tout ou presque de l’Afrique : l’A.E.F., l’A.O.F[1] et la grande île –Madagascar. Zélie l’adore. Elle le trouve d’ailleurs beaucoup plus beau que son père dans son bel uniforme blanc ; elle le trouve aussi plus gentil et plus intéressant. Il lui raconte ces pays lointains et exotiques. Zélie ne se lasse pas de l’écouter, de lui poser des questions et par lui, elle apprend qu’il y a là-bas, les peuples à la peau noire vivant dans des maisons en terre avec un toit en paille ; des animaux tout à fait extraordinaires tels les éléphants si gros que cela est à peine imaginable, des girafes au cou si long, des lions qui sont les rois , des gazelles gracieuses comme des danseuses de ballets, des serpents si dangereux dont l’un est si grand qu’il peut manger une chèvre à lui tout seul ! L’oncle Maurice lui dessine tout un bestiaire sur de petits bouts de papier qu’elle conserve précieusement et qui constitue son premier livre d’images.

Gilberte, elle, a retrouvé quelques unes de ses copines, femmes d’aviateurs de la base de Metz- Frescaty, regroupées là, comme elle, interdites de retour dans leur département de la Moselle.La vie, quasiment normale, reprend avec ses rites. Les après- midi passés entre ces dames autour de tasses de café et de séances de tricot. Tricoter présente l’immense avantage d’occuper les doigts agiles qui mécaniquement font l’ouvrage sans restreindre l’agilité des langues qui racontent, commentent, s’esclaffent selon les propos, à l’exception de celle de Gilberte. Gilberte silencieuse, à l’écoute mais attentive, qui sirote son café entre deux rangs de mailles à l’endroit ou à l’envers.

C’est l’été du midi dans ce lieu où l’aridité du sol, l’absence de verdure, le soleil plombant dès l’aube, le mistral impromptu glaçant l’atmosphère, désespèrent chaque jour un peu plus Augustine qui se réfugie dans ses prières, demande à Marie, la si bonne vierge, de la ramener chez elle, dans sa Lorraine à l’autre bout de la France ! Mais que peut fairela Viergecontre l’Occupant qui s’emploie maintenant qu’il est le maître envahisseur à punirla France et à mettre en place des restrictions de tous ordres : de liberté, de circuler, de penser, de s’alimenter.

Ce 15 août, tout ce petit monde est sur la plage de l’étang de Berre. Pour la première fois de sa vie, Zélie, se baigne dans « la grande eau », plus grande que celle du ruisseau qui déborde, une eau bleue qui lui paraît sans limite et dont elle s’étonne de la transparence qui est telle qu’elle peut voir ses pieds autour desquels s’agitent des herbes et de petites bêtes aquatiques.

Elle ne sait pas nager, du moins pas encore, mis elle n’a pas peur : plonge la tête, s’ébroue, s’agite, éclabousse oncle Maurice qui décide, tout à coup, de lui apprendre à nager. Tenue sous le menton, allongée sur le ventre, bien à plat, il lui explique comment faire la grenouille avec les jambes et de larges cercles  avec les bras…et puis, il relâche la pression de sa main et Zélie émerveillée découvre qu’elle flotte et mieux encore qu’elle avance dans l’eau. Cette eau si chargée en sel qu’elle la porte, elle, si légère ; elle qui a tout juste six ans ce jour là et ce jour d’un nouveau baptême est son unique mais le plus beau des cadeaux !

Les jours suivants, la petite fille n’en finit pas de repenser à cette journée, de revoir ce moment magique, inoubliable où elle flottait sur l’eau avec des sensations nouvelles celles de la fluidité du mouvement de ses bras et jambes lui permettant d’avancer dans l’élément liquide. Elle s’interroge : faut-il mieux être oiseau ou poisson ? Fendre l’air ou fendre l’eau pour être libre et échapper à la réalité des grandes personnes ?

Quelques jours après cet après midi mémorable, Oncle Maurice s’en est allé, rejoindre quelques armées lointaines dans ces pays d’Afrique. Le père lui, disparaît des jours entiers, ce qui ne semble émouvoir personne, ni les copines de Gilberte et surtout pas cette dernière. Ces femmes de militaires habituées aux absences de leurs époux ont d’autres préoccupations dont celles de l’organisation de cette nouvelle vie avec pratiquement rien si ce n’est les rudiments fournis par les aides sociales de l’instant ; découvrir et apprendre à gérer la pénurie alimentaire qui commence à se faire sentir.

Au milieu du mois de septembre, ce fut au tour du Grand frère de les quitter. Il est envoyé à Grenoble, parti comme interne à l’Ecole des Pupilles de l’air, pour une longue absence puisque Zélie ne le reverra plus qu’au vacances de Noël, de Pâques et de d’été, et encore, quand elle sera là et ce pendant des années!

Quant à elle, on l’a inscrite à la « grande école » et comme toutes les petites filles à la veille de la rentrée, elle n’en finit pas de découvrir ces trésors que sont un porte plume avec sa plume Sergent major, un crayon de papier, une gomme, une petite règle, le tout bien aligné dans une trousse crochetée que lui a confectionnée Augustine, un petit cahier complétant les fournitures que Zélie sort, renifle et remet sans cesse dans un petit cartable en carton bouilli, tout neuf, acheté à l’épicerie du quartier.

Le jour de la rentrée est arrivé. Pour cette première journée, Augustine et Gilberte l’accompagnent jusqu’à la porte de l’école et lui expliquent, en cours de route, le chemin, car la petite fille doit rentrer toute seule à la maison, y compris pour déjeuner ; il n’y a pas de cantine, par contre, il y a bien plus d’un kilomètre entre l’école et la maison. Rien d’effrayant,  depuis qu’elle a quitté la Rue du Cul de plomb elle a été habituée à tellement marcher. Sa grand-mère et sa mère l’ont laissé à l’entrée et maintenant elle est dans la cour de l’école des filles, seule et désemparée. Naturellement elle ne connaît personne et puis elle se sent étrange et étrangère, petite fille blonde au milieu de toutes ces gamines bronzées, aux cheveux de jais, parlant fort avec un accent aigu qu’elle ne comprend pas. Très vite elle a conscience d’être un objet de curiosité ; les filles la regardent, se poussent du coude, rigolent, mais personne ne vient lui parler. Et puis, la cloche a sonné ! Il y a eu un ébranlement des corps, les rangs se sont formés, alignés devant chaque maîtresse. Zélie, perdue, a fini par comprendre où était sa classe quand la maîtresse a crié « Les nouvelles, par ici ». Elle s’est retrouvée en queue du rang, toute seule, et elle a vite compris qu’elle était l’unique enfant réfugiée. Elle l’a d’autant plus compris quand elle a entendu chuchoter autour d’elle « C’est une boche de l’Est, c’est une boche de l’Est !… ».

Les Boches, elle, elle les connaît. Elle sait comment ils sont, elle les a vus. Elle sait aussi que ce sont eux qui l’ont chassée avec Augustine et Gilberte, de la Rue du Cul de plomb. Elle sait comment ils détruisent les maisons, et comment ils tuent les gens sur la route avec leurs machines volantes, comment ils font la guerre. Mais ici, à Istres, toujours en zone libre, encore, pour l’instant, qu’est ce que l’on sait de la guerre  et des Boches ? Alors, pourquoi on l’appelle comme ça ? Zélie ne comprend pas…elle n’a rien à voir avec les boches. Augustine lui a toujours bien dit qu’elle était française et Lorraine et Augustine a toujours raison !

Tout naturellement, Zélie s’est retrouvée au fond de la classe. Quand la maîtresse a fait l’appel, elle n’a pas entendu, ou pas compris son nom ; l’accent, certainement, mais aussi parce qu’elle est tétanisée. Elle n’a jamais eu aussi peur, elle se sent envahie toute entière par une onde d’angoisse diffuse qu’elle connaît bien, maintenant, et qui l’alerte sur un danger possible ou tout au moins sur une hostilité ambiante.

C’est ce jour là aussi, qu’assise au fond de la classe, elle s’est aperçue que la maîtresse debout sur l’estrade, que le tableau noir au mur, et que tout ce qui était à distance, lui semblait nimbé d’un léger brouillard qui couvrait toutes choses. Elle avait beau cligner des yeux, les fermer et les rouvrir, tout restait nébuleux y compris les lettres écrites au tableau par la maîtresse  qu’elle est incapable de reproduire dans son cahier comme elle l’a demandé !

A la fin de la première semaine d’école, Zélie ne mange plus, ou plutôt, vomit tout ce qu’elle ingurgite, elle a recommencé à avoir mal au ventre et des coliques incontrôlables. La seconde semaine, elle n’est pas allée à l’école et la troisième semaine elle est à l’hôpital encore un peu plus maigre avec un ventre gonflé et dur comme un ballon de football. Le médecin militaire est venu l’examiner et a déclaré que la fillette avait besoin de repos, de calme, d’un régime alimentaire adapté à son état et qu’il était hors de question qu’elle retourne à l’école quand bien même il y aurait un mieux !

(à suivre)

 



[1] Afrique équatoriale française –Afrique occidentale française.


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