Magie d’un stade de football et “décence commune”

Posté le 05/11/2012 dans Environnement.

La mairie de Langoiran vient d’annoncer la cessation du projet de vente du terrain Alain Giresse pour le convertir en lotissement « écologique ». Nonobstant le sophisme de plus en plus répandu qui attribue l’épithète d’écologique à tout projet immobilier, toute action institutionnelle ou tout acte marchand, au point que nous arriverons bientôt au nucléaire écologique, à la conquête spatiale écologique, aux autoroutes écologiques, voire à l’inceste, la violence conjugale, l’ébriété, les steaks hachés ou la masturbation, nous ne pouvons que nous réjouir de cette sage décision. Sur une radio privée, le maire déclare le 16 octobre que le projet est « avorté, annulé jusqu’aux prochaines élections ». Nous en prenons acte, sans oublier qu’en gynécologie obstétrique un avortement suppose qu’il y ait eu conception, au préalable.
Toujours prêts à obéir aux injonctions du modèle dominant libéral, les élus de Langoiran ont failli confondre le populaire avec le populisme, en vouant aux gémonies les 1500 signataires d’une lettre demandant une réunion publique pour discuter sereinement de l’avenir de ce stade. C’eut été un beau moment de concorde démocratique. Dommage. On ne rase pas impunément un espace vert, une forêt, un parc au cœur d’un village sans consulter au préalable la population. Convaincus de leur bon droit, et de leur immense compétence urbanistique, les élus avaient décidé de participer à la grande fête constructiviste « pour sauver le village ».  La disparition progressive des commerces, la vente du patrimoine municipal n’auraient ainsi fait que continuer, sous l’égide d’apprentis sorciers pleins de bonne volonté. “La décence commune”, chère à Georges Orwell, en a voulu autrement.
Le fondement profond de la haine tenace des élites –qu’elles soient de haute volée ou de petite condition- pour le football est ailleurs : il s’agit du sport populaire par excellence. Né dans l’aristocratie anglaise au 19ème siècle, et rapidement repris par le peuple, le football est à l’origine « un sport qui n’exige pas d’argent, et qu’on peut pratiquer sans autre moyen que l’envie de jouer » écrit l’écrivain colombien Eduardo Galeano dans son très beau livre consacré au football, « Futbol, sol y sombra » (Football, Ombre et lumière). Il ajoute « qu’après avoir été organisé dans les collèges et les universités anglaises, en Amérique du Sud, le football égaye la vie des gens qui n’ont jamais mis les pieds à l’école ».
C’est sur l’incapacité récurrente des élus à comprendre la sociabilité spontanée, la beauté spécifique d’une pratique populaire, et l’humanité modeste qui la constitue que se fomente la haine majeure à cette « décence commune ». « Ce que je sais de plus sûr à-propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au sport que je le dois » avait pourtant coutume d’affirmer Albert Camus, qui noue dans leur amour commun pour le ballon rond l’amitié de Rambert à Gonzalès dans « La Peste ». « L’incompréhension du sport, de sa profonde capacité pacificatrice et de l’intelligence autodidacte de ses acteurs n’entraîne que l’incompréhension  des mécanismes de destruction d’une cité, et de sa lente agonie » nous dit le philosophe Jean Claude Michea dans « Les intellectuels, le peuple et le ballon rond ».

A Langoiran, il y a le vendredi soir dans la pénombre d’après match deux équipes qui ont joué l’une contre l’autre à corps perdu, qui se retrouvent dans un contre-champ pacifié. Leurs enfants, et parfois les enfants de ceux-là s’y donnent rendez-vous avant que la nuit les appelle.Les origines sociales s’y confondent, ainsi que les obédiences politiques. Ont transpiré et couru en zigzag des flics et des boulangers, des profs et des maçons, des chômeurs et des réprouvés. Ils ont étudié ensemble les trajectoires paraboliques d’une sphère de cuir pleine d’air, sans espérer de solution immédiate. Au même moment, en d’autres endroits du monde, des rêveurs du même acabit s’adonnaient à la même kabbale. A ces heures avancées, les ennemis de la poésie dorment, consomment de la nourriture ou des loisirs dans des temples industriels qui leur sont dédiés. Il en va de même en plein jour, quand les éducateurs bénévoles instruisent les enfants d’un minimum démocratique, vivre ensemble, trouver des règles communes, contenir l’exploit individuel au bénéfice d’un groupe, loin des enjeux marchands. Seule l’herbe – petite sœur de la nature -, et sa puissante symbolique originelle venue d’avant la compétition, la croissance, le dopage ou la concurrence déloyale, est capable de s’en faire le réceptacle. Ainsi cette nature –certes réduite à une figure géométrique- ne départage pas, mais se partage. S’y attaquer ne signe que son propre désarroi. Sans tenant ni aboutissant, tout cela échappe au bon Raoul Orsoni, – professeur d’éducation physique avant d’être notaire. Tout cela n’a rien de rationnel. Il a le panache de reconnaître que l’adversaire s’est bien battu.
Le problème c’est qu’il est par définition impossible de s’initier sérieusement aux principes d’un art, d’une culture ou d’un métier véritables sans devoir y consacrer beaucoup de temps, d’efforts et de passion. Ceci vaut évidemment pour le football qui représente depuis longtemps l’une des formes les plus élaborées de la culture populaire. Comme la plupart des sports, il possède, en effet, une très longue histoire, faite entre autres de conflits tactiques et philosophiques particulièrement subtils, qui font écho aux soubresauts historiques qui lui sont contemporains.  Sa compréhension exacte exige un travail d’information et de réflexion critique – celui-là même que « le Miroir du football », sous la direction de François Thébaud, avait su magistralement opérer en son temps-. Pour un certain nombre de raisons, la presse sportive française, les élus, les intellectuels et les instances dirigeantes se caractérisent par une indifférence remarquable à l’histoire du football.
Il y a pourtant ce message, que les hommes « en culottes courtes » ont davantage de points communs que de motifs de divergences, au-delà des clivages stéréotypés : il s’agit de la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer, dit encore Michéa. Le jeu réunit ainsi plus qu’il ne sépare, contrairement à ce que l’hystérie médiatique veut nous faire croire, et à l’épistémologique obstacle du racisme de classe auquel s’agrippe la bourgeoisie.
On peut estimer ne pas avoir besoin de ces instances socialisées empiriques, dans un contexte de détestation de tout équipement de jeu : sur les deux communes du Tourne et de Langoiran, aucune balançoire, aucun tourniquet, aucun toboggan ne sont offerts aux enfants. Il leur reste ainsi l’herbe et l’image patrimoniale du plus grand sportif de la région. La logique du jeu –aussi ancienne que l’humanité – dont la dimension de plaisir et de gratuité constitutive est par définition irréductible à l’utilitarisme libéral et à son obsession permanente de rentabilité à tout prix irrite au plus haut point nos instances dirigeantes, qui voient dans un stade – ou précédemment une cour d’école – une réserve foncière Comme la forêt amazonienne ou la banquise, un stade est un patrimoine commun et sa symbolique positive ne s’arrête pas aux limites d’un villages : les Chantiers Tramasset, la coopérative vinicole, les quais de Garonne, le centre médical et même- pourquoi pas ? – l’Intermarché sont de l’ordre de ce patrimoine. Franchissant allégrement les frontières, les citoyens l’ont bien compris et font la nique par effet de contre-renardie à ce droit du sol si rance et si rancunier. L’avenir du stade peut aussi passer par une association des deux communes du Tourne et de Langoiran. S’attaquer à une terre de paix et de liberté mérite en tous cas débat.

En voulant transformer un espace de jeu en industrie immobilière –fut-elle écologique- et en proposant aux villageois de troquer leur agora contre une pelouse synthétique perchée sur les hauteurs de Pommarède, le conseil municipal ne faisait que condamner ce qu’il considérait comme inutile. Inutile car non rentable, selon les canons et le prêt à penser mondialisés digérés à leur manière dans les villages de l’Entre-Deux-Mers. « La common decency » des amateurs de Langoiran, comme celle des mineurs de Wigan racontés par Georges Orwell, s’est montrée la mieux à même pour constater et débusquer une dérive qui veut transformer toute activité en industrie, et toute gratuité en cauchemar de l’oligarchie financière. L’idéologie libérale vient de se casser les dents sur une joyeuse riposte citoyenne, dans la plus grande stupéfaction des élus comme de l’opposition. Nous sommes en effet sans tribune, et sans port d’attache, espérant à chaque fois que nous enfilons nos crampons « un miracle sur gazon ». C’est dire que nous sommes irrécupérables.

Joueur emblématique du fameux « carré magique » de l’équipe de France de 1984, constitué de Platini, Fernandez, et Tigana, Alain Giresse est malgré lui l’ambassadeur modeste de ce rectangle magique que constitue un stade au cœur d’un village, où le peuple y joue en faisant usage de son membre le plus éloigné du cerveau. Le football n’est pas une science exacte, loin de là, mais son intelligence spontanée déjoue les esprits les plus obtus. Il est « le royaume de la loyauté humaine exercée au grand air » selon le philosophe Antonio Gramsci. Les fragiles frontières de ce royaume imaginaire ont tenu, c’est une bonne nouvelle.
Philippe Lespinasse


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